Les Forçats du mariage/12

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Librairie internationale (p. 113-123).

XII


Robert, en entrant chez lui, apprit que Marcelle était là. Aussi fut-il surpris de ne pas la voir accourir à sa rencontre. Il la trouva dans sa chambre, étendue sur une causeuse, pâle, immobile, l’œil fixe.

Il s’élança vers elle.

— Marcelle, qu’as-tu ?… Réponds-moi, souffres-tu ?

Un flot de larmes jaillit des yeux de la jeune femme.

Il s’agenouilla, lui prit les mains ; mais ces mains froides, au lieu de répondre à son étreinte, le repoussaient.

— Qu’est-il donc arrivé ? Parle, je t’en supplie. Je suis en retard, est-ce cela ? Je n’ai pu m’échapper plus tôt.

— D’où venez-vous ? dit-elle enfin, d’une voix brisée.

— Je quitte à l’instant mon ami Étienne Moriceau.

— Mais auparavant, reprit-elle, vous êtes allé voir une femme qui se nomme Juliette.

Robert resta un moment abasourdi. Comment avait-elle pu savoir ou deviner aussi juste ?

Marcelle lui montra plusieurs papiers épars sur le tapis.

Il s’en saisit.

C’étaient les trois lettres que, la veille de son mariage, il avait reçues de la princesse Ircoff, de Nana et de Juliette ; ces trois lettres qu’il avait négligemment froissées ensemble et jetées dans le foyer.

— En quoi ces chiffons de papier, dit Robert un peu remis de son trouble, prouvent-ils que je ne suis pas allé chez mon ami ?

— J’ai lu ce matin la suscription de la lettre qui a motivé votre voyage à Paris, et je viens de reconnaître cette écriture. Enfin c’est cette même femme que vous êtes allé voir la veille de notre mariage, alors que je vous priais si instamment de rester auprès de moi.

— Je te jure…

— Ne jurez pas, reprit-elle impatiemment. Je le sais, j’en suis sûre, je le sens là, vous me trompez. Me tromper ! ajouta-t-elle d’une voix plaintive, entrecoupée de sanglots, moi qui vous aimais tant ! Ce bel amour, et mon bonheur détruits… déjà… si tôt !… Ah ! je souffre… Le cœur… ce cœur si entièrement à vous… Il s’est glacé tout à coup. Je ressens partout le froid de la mort. J’en mourrai, j’en mourrai.

La fièvre, en effet, faisait claquer ses dents et les pleurs la suffoquaient.

— Ma petite femme bien-aimée, dit Robert profondément attendri par cette douleur naïve, je t’avouerai tout, tu sauras tout. Enfant ! enfant ! mais je t’assure que je n’aime que toi au monde. Pourrais-je trouver une femme plus belle, plus tendre, plus gracieuse ? Comment as-tu pu douter de moi ?

— Mais alors, qu’est-ce donc que cette Juliette ? Expliquez-vous…

Robert lui répéta en quelques mots l’histoire qu’il avait contée à Étienne. Ainsi l’espoir de marier Juliette l’avait seul conduit à Paris.

— Cependant, objecta Marcelle, tu as eu pour elle une grande affection ?

— C’est vrai, mais une affection toute paternelle. Elle a été si malheureuse, la pauvre enfant !

— Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé d’elle ?

— Parce que ton amour me l’avait fait oublier. J’avais le cœur si plein de toi, que toi seule absorbais ma pensée. Mais tu assisteras à son mariage, et tu la verras l’hiver prochain, sans doute ; et je vous défends bien, madame, d’en être jalouse. C’est une injure que je ne vous pardonnerais plus ; car, si je me prosterne à tes pieds, ce n’est pas pour te demander pardon, c’est pour t’absoudre, ma reine adorée. Soupçonner son mari ! Demandez-moi pardon, madame, ou je me renferme dans ma dignité.

— Mais cette princesse qui t’écrit une lettre si tendre ?

— La princesse ! C’est une excellente femme, fort coquette. Je lui ai fait la cour par politesse ; mais elle n’a jamais été qu’une amie pour moi.

— Mais cette Nana ?…

Robert posa la main sur la bouche de Marcelle.

— Ne prononce jamais ce nom, il souille tes lèvres.

— Alors, comment as-tu pu aimer, ne fût-ce qu’un moment, une créature pareille ?

— Parce qu’il est un certain monde où l’on place toute sa vanité à afficher une maîtresse.

— Eh bien ! jure-moi que tu ne reverras plus ces horribles femmes qui ont failli me faire mourir.

Robert jura tout ce qu’elle voulut.

La pauvre Marcelle ne demandait qu’à être consolée, rassurée. Elle se laissa aller dans les bras de son mari.

— Tu le vois, vilaine jalouse, il fallait tout soupçonner, excepté cette chose monstrueuse, que j’étais capable de te tromper. Enfant gâtée ! Mais je te gâterai toujours.

Il lui passait la main dans les cheveux doucement, magnétiquement, et il la serrait sur son cœur en la berçant, ainsi qu’on apaise un enfant qui pleure. Il buvait ses larmes ; il sut les tarir par d’interminables baisers.

Robert possédait véritablement le génie de l’amour. Il était passionné, mais tendre aussi. Il avait des délicatesses de cœur si ingénieuses, de si douces câlineries, de si charmantes mignardises et ces flatteries toujours si persuasives auxquelles les femmes ne savent pas résister. Ce qui lui donnait surtout une réelle puissance de séduction, c’était l’accent de sincérité ardente avec lequel il savait protester de son amour.

Comment Marcelle eût-elle douté encore ?

Sa grande douleur se calma donc peu à peu, et son pauvre cœur, si horriblement serré, se dilata de nouveau au souffle de cet amour véhément et doux.

En réalité, Robert aimait sa femme. Il était sincère, bien qu’il mentît.

Ils revinrent à la campagne. Toutefois, la même expansion ne régnait plus entre eux, La blessure était fermée ; mais ils sentaient tous deux qu’elle était vive encore et pouvait se rouvrir.

Le lendemain, vers deux heures, Robert se montra préoccupé, anxieux même. Il tira plusieurs fois sa montre. Il ne pouvait tenir en place. Tout à coup, il serrait sa femme dans ses bras, lui souriait avec tendresse, lui parlait fiévreusement de son amour ; et l’instant d’après, il paraissait ne plus songer à elle.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Marcelle inquiète.

— Je t’aime, voilà tout, répondit-il avec indifférence.

Après un silence :

— À quoi penses-tu ? reprit-elle brusquement.

Il sembla sortir d’un rêve.

— À la scène que tu m’as faite hier.

— Mon Robert, tu m’en veux encore ? Eh bien ! je t’en demande pardon.

Robert l’attira à lui, et la retint par une étreinte passionnée. Il avait les yeux pleins de larmes.

— Tu pleures, toi, Robert, mon Robert… Et c’est moi… Mon Dieu ! ai-je pu te faire autant de peine ? Pardonne-moi, pardonne-moi !

Et, toute bouleversée à la vue de ces larmes, elle se laissa glisser aux genoux de son mari.

Pauvre Marcelle !

Robert, depuis une heure, ne pensait pas à sa femme, il pensait à Juliette. Il pensait qu’Étienne était auprès d’elle ; et la jalousie réveillait intense un amour depuis quinze jours assoupi, presque oublié.

Ce malaise dura plusieurs heures.

Le soir, il parut triste, brisé. Marcelle fit de vains efforts pour le distraire. Elle surprit même un bâillement mal réprimé. Ce symptôme d’ennui, de satiété la terrifia.

Robert prétexta un violent mal de tête pour se retirer de bonne heure.

Marcelle ne put dormir. Elle passa une partie de la nuit à écrire à Cora.

Elle lui raconta l’histoire de ces dix jours : ses félicités premières, les douleurs de la veille et son angoisse présente. Elle demandait, tout éperdue, des conseils.

« Au bout de dix jours ! écrivait-elle. Ah ! je le vois, c’en est fait de mon bonheur. Je l’ennuie. Aujourd’hui c’était un bâillement comprimé ; demain il bâillera tout à fait. S’il avait eu du chagrin seulement de la scène d’hier, quand il m’a vue à ses genoux, il m’eût pardonné. Mais, contre l’ennui, je ne puis rien, rien, et c’est là ce qui me désespère.

Voici la réponse de Cora Dercourt :

« Ta lettre m’a désolée, pauvre chère. Hélas ! elle ne m’a guère surprise. Du matin au soir, tu répètes à ton Robert que tu l’adores, et il bâille ; tu te montres jalouse, défiante, tyrannique, et il ment. Tu te jettes à ses genoux. Eh bien ! avant qu’il soit peu, il ne prendra plus la peine de te relever ; il t’y laissera, s’il ne te foule aux pieds.

» Tu aimes passionnément ton mari, dis-tu. Mais l’amour t’aveugle ; il t’enlève le sentiment de ta dignité et le plus simple bon sens.

» Sans doute il faut aimer son mari, l’aimer de toutes ses forces, il faut être vertueuse ; mais il faut rendre cette vertu possible en faisant durer l’amour. Or, je te l’ai dit, le mariage tue l’amour, à moins que la femme ne déploie un art, une science infinis, un vrai génie pour le perpétuer.

» D’abord elle s’abstiendra de dire à son mari, comme tu le fais, ma pauvre Marcelle, qu’elle l’aime, ni même qu’elle ne l’aime pas. Elle s’ingéniera, au contraire, à l’entretenir à cet égard dans une salutaire incertitude ; car dès qu’un homme est sûr d’être aimé, sa fatuité, qui est généralement colossale, lui persuade que ses charmes seuls suffisent à entretenir l’amour. Alors cessent ces respects, ces soins délicats, ces attentions empressées qu’une femme doit toujours attendre de l’homme qu’elle aime.

» Elle évitera donc comme une maladresse irréparable ces transports, ces enivrements, ces extases de cœur, ces orgies de sentiment, ces débordements de tendresse, ces adorations extravagantes, enfin toutes ces imprudentes niaiseries qui constituent la lune de miel.

» Qui dit lune de miel dit essentiellement lune rousse : après l’excès, la réaction ; après l’enthousiasme, le dégoût.

» De même que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, les petites scènes faites à propos entretiennent l’amour.

» Les grandes scènes de jalousie, de reproches, de larmes, comme celles que tu m’as racontées, sont des moyens violents qu’il faut réserver pour les grandes circonstances : car ton mari, ou se blasera sur ces crises et y restera indifférent ; ou, s’il les appréhende, pour les fuir, il te délaissera.

» Un ménage ne peut être heureux qu’autant que la femme y conserve son rang naturel, c’est-à-dire la souveraineté. Pour cela, il n’est besoin ni de protestations publiques, ni d’attaques contre le Code ; il suffit que la femme le veuille, dans les premiers temps du mariage surtout, alors que l’amour fait de l’homme un esclave.

» Il n’est pas, en effet, de code qui tienne, la nature même de l’amour nous a faites les supérieures de l’homme. Bien plus, l’homme ne nous aime que si nous savons le tenir à sa véritable place, c’est-à-dire à nos pieds.

» Une femme doit donc se montrer jalouse avant tout de conserver sa suprématie. Elle ne doit jamais se soumettre aveuglément à son mari, car, si elle lui laissait mettre une main sur elle, il en aurait bientôt mis quatre.

» Elle ne doit pourtant exprimer une volonté qu’autant qu’elle sait son mari disposé à l’accomplir.

» Si elle est adroite, elle commandera sous la forme du souhait.

» Quant à la femme qui se regarde de bonne foi comme la propriété de son mari et se croit tenue à l’obéissance passive ; qui, partant, a renié toute dignité et abdiqué ses droits à la royauté de l’amour, elle mérite son sort de martyre et d’esclave.

» Maintenant, chère Marcelle, si, après avoir lu cette lettre, tu la déchires en traitant ces sages préceptes de paradoxes plus ou moins ingénieux, c’en est fait de ton bonheur.

» Hélas ! peut-être est-il déjà trop tard pour remédier au mal.

» Mon mari est un homme parfait, ou à peu près ; mais si j’avais la maladresse de me conduire avec lui comme tu agis avec ton Robert, je ne lui donnerais pas un mois pour devenir le plus maussade et le plus tyrannique des maris.

» Ma pauvre enfant, grave bien ceci dans ta mémoire :

« Un mari est pour sa femme ce que sa femme l’a fait. ».

» Ce qui est bien autrement vrai, bien autrement pratique surtout que ce prétendu axiome de Balzac :

« Une femme est pour son mari ce que son mari l’a faite. »

» Quant à moi, si la vanité ne m’aveugle pas, j’espère offrir à l’admiration du genre humain un mari accompli et un ménage modèle. »

Hélas, les « ingénieux paradoxes » de Cora ne pouvaient rien changer à la destinée de Marcelle et de Robert ; car il est telles organisations que ni la raison ni les préceptes ne peuvent modifier.

Marcelle était donc ce qu’elle pouvait être : tendre, constante, exclusive. Robert, au contraire, était une de ces natures fantaisistes, ardentes et mobiles que les obstacles excitent, que la sécurité assoupit.

En achevant la lecture de cette lettre, Marcelle soupira.

— Si je la savais moins bonne, je lui croirais le cœur sec, pensa-t-elle. Elle peut raisonner, parce qu’elle n’aime pas ; moi, je ne puis qu’aimer. Que me parle-t-elle de domination ? Je sens ma faiblesse ; il me faut un appui. Je n’aspire, qu’à me soumettre. Cora a beau laisser entendre que tous les hommes sont mauvais et pervers ; je dis, moi : tous peut-être, excepté Robert. J’espère encore qu’il sera touché et reconnaissant de mon grand amour.

Cependant, chaque jour Robert devenait moins tendre, plus distrait. Marcelle observait avec une terreur croissante ce déclin fatal de son bonheur, déclin si bien prévu par Cora. Maintenant elle souhaitait ardemment de fuir cette campagne, de se jeter dans une vie plus animée, afin de ne plus voir se dresser entre elle et son mari ce menaçant spectre gris, l’ennui.