Les Forçats du mariage/31

La bibliothèque libre.
Librairie internationale (p. 291-301).


XXXI


Juliette était allée d’abord rue Jean-Bart, où elle avait donné hâtivement quelques ordres. Puis elle avait passé au couvent dix minutes. À trois heures, elle fit arrêter sa voiture devant le portail de l’église Saint-Sulpice. Elle entra dans l’église, la traversa rapidement, sortit par la porte du fond, et monta la rue Servandoni jusqu’au n° 7. C’était une maison fort simple, d’apparence austère.

Elle gravit deux étages ; et avec une clef longue au plus comme le petit doigt, une clef de nécessaire, elle ouvrit une porte. Elle se trouva dans une sombre et douillette antichambre : épais rideaux, lourdes portières, tapis moelleux amortissaient la lumière, assourdissaient le bruit des pas et de la voix. Puis elle pénétra dans un petit boudoir rose de Chine, où tout était coquet, tendre, voluptueux, les tentures, les meubles, les tableaux, les glaces de Venise, et jusqu’aux reflets, dont les teintes chaudes semblaient ménagées avec art pour embellir le visage et troubler les sens.

Robert l’attendait, indolemment couché sur un sopha turc.

Le drame terrible qui se passait dans sa vie ne paraissait aucunement l’émouvoir. Au lieu d’éprouver cette anxiété, propre aux amoureux de la première phase, il était presque assoupi, ainsi qu’un amant ennuyé, qui n’attend que le prétexte de la rupture.

Les menaces d’Étienne avaient donné le coup de grâce à cet amour sur le déclin.

Juliette tomba mourante sur la poitrine de son amant.

— Ah ! enfin ! s’écria-t-elle dès qu’elle put parler ; je m’appartiens, je puis penser à haute voix : car mentir, toujours mentir, tromper, se cacher, cela est affreux, vois-tu. Depuis deux jours, il n’est pas un de mes regards, pas une de mes paroles qui ne soient un mensonge, une dissimulation. C’est là un supplice horrible. Je n’y tiendrais pas. Vingt fois par jour j’ai été sur le point de lui crier : « Eh bien ! oui, Robert est mon amant ; et je l’aime uniquement, follement. »

Elle lui conta ce qui s’était passé.

Elle parlait impétueusement, se grisant de ses paroles.

— Que faire ? mon Dieu ! que faire ? Partir avec Étienne, je ne le puis pas, je ne le veux pas.

— Ma chère enfant, dit Robert qui s’était levé et marchait lentement dans la chambre, tu me demandes sérieusement ce qu’il faut faire ! Eh bien ! tu n’as qu’un parti à prendre.

— Lequel ? demanda Juliette anxieuse.

— Écoute-moi d’abord. Je ne suis pas un moraliste, je ne pose pas pour cela, tu le sais bien. Mon ami Pierre Fromont me refuse même le sens moral ; et il a peut-être raison, si l’on entend par sens moral le respect des conventions sociales. En fait de morale, l’ergotage philosophique est pour moi lettre close. Je ne reconnais qu’une morale, la bonté ; le Christ disait l’amour : c’est la même chose. Le mal, selon moi, n’est pas de manquer à des devoirs sociaux ou mondains, plus ou moins étroits, puérils ou injustes ; le mal, c’est de faire souffrir son prochain. Or, Juliette, songez-y ; si vous quittez votre mari, ce sont trois existences à jamais brisées et malheureuses, celle d’Étienne, celle de votre enfant et la vôtre. Il vaut mieux continuer à le tromper.

— Mais tromper, c’est pour moi une souffrance de toutes les heures. Je suis fière : le mensonge m’est odieux, parce qu’il m’avilit.

— Ma chère amie, repartit Robert, vous êtes encore très-romanesque ; le mensonge est une nécessité sociale, puisque la plupart des relations sont basées sur la fausseté. Vous vous habituerez à mentir.

— Mais encore, cette existence ainsi partagée m’est insupportable. Enfin, il veut m’emmener à Rio-Janeiro.

— Qu’est-ce qu’un voyage de six mois, si cela peut nous assurer ensuite une complète sécurité ?

— Ah ! vous ne m’aimez plus, vous ne m’aimez plus ! s’écria-t-elle désespérée.

— C’est parce que je t’aime, au contraire, plus que moi-même, plus que ma passion, que je raisonne ainsi.

— Non, non, ce n’est pas là le langage de la passion. Quand on aime, on ne raisonne pas. Est-ce que je raisonne, moi ? Pour vous, j’ai tout sacrifié, je sacrifierais tout encore. Veux-tu partir avec moi, dis ?

— Voyons, ma chère, calme-toi, reprit Robert qui s’assit à côté d’elle, et l’entoura doucement de son bras. Je t’aime de toute mon âme ; mais je ne puis pas plus quitter Marcelle que tu ne peux quitter Étienne, ces deux êtres si bons, si affectueux, qui nous aiment si tendrement.

— Restez donc avec votre femme, s’écria-t-elle, hors d’elle-même.

Elle se dirigea vers la porte.

Robert la retint.

— Tu ne sortiras pas dans cet état. Je n’aime pas Marcelle comme je t’aime, tu le sais bien.

— Vous l’aimez mieux. Ce n’est pas elle que vous consentiriez à quitter même pendant six mois ; tandis que moi, je quitterais Étienne pour la vie. Robert, Robert, ne m’abandonne pas. C’est ma grande passion pour toi qui m’excuse, qui me réhabilite à mes propres yeux, c’est cette passion seule qui me fait vivre.

Mais Robert restait froid. Il essaya encore de l’apaiser.

Elle l’écoutait, le scrutait d’un regard pénétrant ; elle cherchait à lire au fond de son cœur. N’y découvrant que de la froideur, de la lassitude, elle le repoussa avec violence. Elle se leva, alla de nouveau vers la porte. Là ses forces la trahirent. Elle se retourna, s’appuya au mur.

— Robert, Robert, supplia-t-elle en lui tendant les bras.

Elle sanglotait.

Robert était attendri, touché de tant d’amour. Peut-être allait-il lui promettre de fuir avec elle Mais, au milieu de cette douleur suprême, la malheureuse n’osant invoquer Dieu, et néanmoins cherchant au ciel un appui, un secours, s’écria :

— Ma mère ! ma mère !

Cette invocation glaça Robert, comme si un spectre se fût soudain dressé entre eux. Il n’osa prendre Juliette dans ses bras, il n’osa lui dire de rester, car c’était l’entraîner dans un précipice, le même précipice où Mme Delormel était tombée.

— Juliette, reprit-il avec énergie, je vous aime ; mais il faut partir. Vous invoquez votre mère ; c’est son souvenir qui nous dicte notre devoir ; car je lui ai juré, vous le savez bien, de veiller sur vous, sur votre bonheur.

— Qu’en avez-vous fait de mon bonheur ?

— Il faut nous séparer, momentanément du moins, continua-t-il avec le même ton d’autorité ; car nous devons à tout prix détruire les soupçons de ton mari. Consens donc à partir pour Rio-Janiero. Mais une fois à Nantes, tu parviendras sans peine à le faire changer de résolution. Tu prétexteras une maladie, par exemple, et vous vous arrêterez au Croisic. Là, je tâcherai de t’aller voir. En tous cas, nous trouverons le moyen de correspondre.

Juliette, anéantie, incapable de lutter plus longtemps, finit par se rendre aux conseils de Robert.

Les adieux furent déchirants.

Quand Robert eut fermé la porte sur elle, il poussa un soupir d’allégement.

— Voilà une rupture, pensa-t-il, faite au bon moment. Les tiraillements, les chocs, les reproches, tout ce triste cortége du désenchantement allait commencer, tandis que nous conservons tous deux quelques illusions ; et les souvenirs agréables l’emporteront sur les souvenirs fâcheux.

Juliette, en sortant, ne remarqua pas une voiture qui stationnait devant le numéro 11. Elle descendit jusqu’à l’église, rentra par la porte de derrière, se jeta à genoux : et, se voilant le visage de ses mains, elle sembla prier avec ferveur.

À quelques pas d’elle, dissimulé derrière un pilier, Étienne l’observait, en proie à une sorte de rage blanche. Tant d’hypocrisie le révoltait, le dégoûtait.

Il n’y avait aucune hypocrisie pourtant dans l’attitude de Juliette. Elle priait comme prient les désespérés ; car elle sentait bien que Robert ne l’aimait plus. Elle criait à Dieu avec colère les déchirements de son cœur ; broyée de tous les côtés à la fois, elle demandait au ciel une consolation, tout en l’accusant de sa douleur.

— Mon Dieu, disait-elle, si c’est mal d’aimer ainsi, pourquoi m’avoir donné un cœur, pourquoi m’avoir refusé la force de résister ? Seriez-vous réellement ce Dieu méchant et jaloux qui ne se réjouit qu’au spectacle des sacrifices douloureux ? Nous auriez-vous donc créés pour souffrir et pour vous repaître de la vue de nos souffrances ? Non, vous êtes bon, voilà ce que je veux croire. Ayez pitié de moi, de mon âme meurtrie ; faites que Robert m’aime encore, ou du moins donnez-moi le courage de le fuir et de supporter son abandon.

Quand elle releva ses yeux baignés de larmes, Étienne était devant elle. Elle tressaillit ; mais elle se remit promptement.

— Vous venez me chercher, fit-elle ; allons.

Ils sortirent ensemble et montèrent dans la même voiture.

— Vous m’espionnez, Étienne ? dit Juliette après un moment de silence. J’en suis contente. Je le souhaitais presque ; car je voyais que vous ne m’aviez pas encore rendu toute votre confiance. Mon confesseur m’a engagée à partir. Cela me coûte sans doute ; mais à présent je suis résignée. Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle tout à coup en remarquant le visage altéré de son mari.

— Continuez, je vous écoute.

— Mais non, tu souffres, Étienne, qu’as-tu ?

Elle voulut lui prendre la main.

Il la repoussa rudement.

— De grâce, expliquez-vous, reprit-elle. Encore d’injustes soupçons.

— Taisez-vous, n’ajoutez pas un mot ; je ne serais peut-être pas maître de moi.

Juliette se tut.

Étienne ferma les yeux, et s’accota dans un coin de la voiture. On eût dit qu’il dormait. Seulement de temps à autre Juliette observait une légère crispation de la main et un frémissement des lèvres.

Arrivés rue de Courcelles, Juliette monta dans sa chambre. Étienne la suivit.

Elle ne pouvait dominer entièrement son émotion ; car elle prévoyait une nouvelle scène, et s’apprêtait à la révolte.

Elle jeta sur la table son chapeau et son vêtement.

— Eh bien ! dit-elle hautaine, maintenant parlerez-vous ? En vérité, cette vie n’est pas tenable.

— C’est aussi mon avis, riposta Étienne.

— Être espionnée jusqu’à l’église, jusqu’au pied du confessionnal !

— Votre confesseur habite donc le numéro 7 de la rue Servandoni ?

Juliette devint fort pâle ; mais, surmontant son trouble :

— Vous m’avez vue sortir de cette maison, dit-elle avec un sourire dédaigneux. J’y étais allée en effet visiter une famille indigente, que venait de me recommander mon directeur.

— Cette famille se nomme ?

Elle hésita. Aucun nom ne lui venait à l’esprit.

— Eh bien ! je vais vous l’apprendre, moi, dit-il : vous allez porter des secours à un M. Jacques Mennesson qui se paye un mobilier de 19,500 fr.

Et il lui jeta à la figure la facture du tapissier.

Juliette le regardait avec des yeux agrandis par la peur. Ses genoux tremblaient. Elle voulut balbutier une dénégation ; mais les paroles ne pouvaient sortir de son gosier serré. Elle devinait qu’il savait tout.

Elle se laissa tomber à genoux.

— Pardon, grâce, pardon, ne me tuez pas.

Étienne la regardait, inflexible, haineux.

Juliette, muette de terreur, restait dans son attitude suppliante.

— Je ne vous tuerai pas, répondit-il enfin ; car Je ne vous aime plus, Dieu merci ! Je vous méprise trop. Mais vous quitterez cette maison à l’instant même, entendez-vous ? Vous irez chez votre grand’mère. Il ne faut plus que je vous voie. J’ai promis de ne vous faire aucun mal ; mais partez, partez tout de suite.

Il disait ces mots d’une voix saccadée, haletante.

— Est-il possible qu’il existe de semblables créatures ! reprit-il ; je n’aurais pu croire à tant d’astuce et de perversité. Vous, que j’ai tant aimée, qu’il n’était pas un battement de mon cœur qui ne fût à vous ! Vous, que j’ai gâtée comme un enfant qu’on idolâtre, me mentir à tous les instants, me tromper jusque dans ma paternité !

— Étienne ! Étienne ! tu ne sais pas. Si tu savais, tu me pardonnerais. Écoute… Mon Dieu… mon Dieu !

— Non, assez de mensonges ! Je n’en veux plus entendre. Je ne vous pardonnerai, je ne vous reverrai jamais. Il se dirigeait vers la porte.

— Étienne ! cria-t-elle dans une suprême détresse.

Il s’arrêta.

— Je t’aime, lui dit-elle avec un accent de supplication passionnée. Je t’aime ! Ah ! tu ne comprends pas, toi, un instant d’égarement, de folie. Pardonne, Étienne, mon Étienne ; comment ne t’aimerais-je pas ? Il faudrait que je fusse un monstre ; et je ne suis qu’une pauvre femme un peu folle, si tu veux, mais bonne et tendre, qui n’aime réellement que toi.

Elle se traînait à ses genoux, appuyait contre lui sa belle tête éplorée, lui baisait ardemment les mains. Abandonnée par son amant, abandonnée par son mari, elle était réellement éperdue.

Pauvre Étienne ! il avait souhaité des preuves ; il les avait cherchées avec une ardeur presque sauvage.

Maintenant qu’il savait, il eût voulu douter encore. Une affection comme la sienne ne pouvait se briser en un jour. Mille attaches le retenaient invinciblement à cette femme, toute méprisable qu’elle fût.

Enfin, l’excitation de la jalousie ravivait encore cette flamme mal éteinte. Il se sentait engourdir par ses caresses, comme au contact d’une torpille.

Il ne pouvait s’éloigner, sa volonté faiblissait, sa colère tombait peu à peu. Cependant, s’il pardonnait, c’en était fait de lui à jamais. Il eut peur ; et se roidissant tout à coup contre cette langueur qui l’énervait, il s’arracha des bras de Juliette et s’enfuit.

Juliette roula sur le parquet, comme une masse inerte.