Les Forçats du mariage/32

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Librairie internationale (p. 301-310).

XXXII


Marcelle, le cœur oppressé par la crainte d’un malheur, était repartie pour la campagne, où elle avait laissé son enfant. Robert d’ailleurs avait promis de venir y dîner : c’était donc là qu’elle devait l’attendre.

Quand elle y arriva, la justice était auprès du lit de Lucette. Le juge d’instruction interrogeait la malade. Bassou, arrêté, avait accusé sa femme d’adultère, et nommé M. de Luz comme complice, Il alléguait les mille francs que Robert avait donnés à Lucette pour plaider en séparation.

Pressée de questions adroites, affaiblie d’ailleurs par la fièvre, Lucette avait avoué que dans la nuit du crime il y avait eu, en effet, un homme et une femme renfermés dans sa maison ; qu’enfin Robert avait une fois abusé d’elle.

Marcelle trouva Mme Rabourdet atteinte d’une sorte de crise nerveuse, La justice chez elle ! Un procès scandaleux dans lequel leur nom allait figurer, les turpitudes de son gendre dévoilées ! Il avait, sous le toit conjugal, séduit une femme de service ; il était l’amant de Mme Moriceau ! Dans son indignation, elle ne put rien cacher à sa fille, qui reçut ainsi le dernier coup. Non-seulement il ne l’aimait plus, mais il ne la respectait pas. Marcelle crut sentir un moment que la vie se retirait de son cœur. Toutefois, devant le berceau de son enfant, elle trouva la force de dominer sa douleur ; elle chercha même à calmer sa mère ; elle lui cacha l’appréhension terrible qui l’obsédait.

Étienne, il est vrai, avait promis de ne faire aucun mal aux coupables ; mais une parole vive pouvait amener une provocation. Ce serait un duel à mort.

Cependant Robert, pour se distraire du départ de Juliette et secouer l’impression pénible de cette dernière scène, était allé chez Cora, dont la sérénité, l’enjouement spirituel, feraient une diversion agréable aux emportements passionnés de Juliette.

Il commençait à douter pourtant qu’on pût entamer cette vertu.

— Bah ! lui dit-il en la quittant, sous votre air gracieux et votre physionomie toute française, vous cachez une âme de quakeresse. Les quakeresses me sont antipathiques. On les respecte, mais on ne les aime pas. Décidément, je ne vous aime plus.

— Alors, vous vous avouez vaincu ? Voyons, essayez encore. Venez avec nous dans la Beauce, passer quinze jours.

— Quoi ? dans ce pays plat, monotone comme un cœur sans passions ? Je conçois que vous adoriez votre Beauce. Moi, je n’aime que les pays tourmentés, aux précipices insondables, aux torrents impétueux, aux rocs déchirés.

— Eh bien ! allons en Suisse.

— J’irai où vous voudrez. Je m’ennuie. Tenez ! aimez-moi un peu par charité.

— Je vous aimerai beaucoup ; mais il faut d’abord vous convertir. Vous avez trop de vices, vous me faites peur.

— Me convertir ! Adieu ! Si j’étais vertueux pendant huit jours, je prendrais le spleen.

Il sortit, malgré les instances de Cora pour le retenir.

— Peuh ! c’est une femme charmante, mais impossible, pensa-t-il. Ce mari toujours invisible, qu’elle adore ! Qui sait ? Cet amour ultra-conjugal n’est peut-être qu’une tactique de coquetterie. C’est égal, elle m’irrite les nerfs. Je n’y retournerai pas.

Tout en se disant cela, il fit volte-face, et rentra chez Mme Dercourt.

— Pardon, madame, lui dit-il ; j’avais oublié de vous demander quand vous partiez pour la Beauce.

— Dans huit jours.

— Alors daignez nous prévenir ; Marcelle et moi nous serons peut-être des vôtres, puisque vous le permettez.

Cora sourit.

— Si vous souriez ainsi, je ne pars plus, reprit-il. Je le vois, vous vous moquez de moi. Prenez garde, quand vous serez ma victime, je pourrais bien me venger.

Puis il alla au cercle, et y passa la nuit. Il perdit une forte somme, but et causa avec beaucoup d’entrain.

Quant à Marcelle, pendant que Robert coquetait, jouait et riait, elle se tenait à la fenêtre, l’oreille tendue, l’œil au guet, cherchant à percer les ténèbres, au moindre bruit palpitant tout à la fois d’espoir et de crainte.

Souvent elle l’avait attendu des nuits entières, en passant par toutes les émotions que peut ressentir une femme aimante, lorsqu’elle attend un être cher ; mais cette nuit-là, une inquiétude horrible doublait son impatience.

Il était cinq heures du matin quand Robert rentra chez lui. Il trouva Marcelle étendue tout habillée sur son lit, presque inanimée, tant elle avait souffert pendant cette nuit d’angoisse. Elle ne l’attendait plus ; elle le croyait mort.

À sa vue, elle se dressa, jeta un grand cri, s’élança vers lui.

— Monsieur Moriceau ! l’avez-vous vu ? s’écria-t-elle.

— Non, je n’ai pu passer chez lui, comme j’en avais d’abord le projet.

— Chez lui, je le sais bien ; mais ailleurs… Robert, ému par les libations de la nuit, répondit avec ce demi-sourire hébété de l’ivresse :

— Ailleurs ! où donc ? Ma foi, non ! Étienne est un bon garçon, mais peu divertissant, maintenant surtout qu’il devient jaloux de sa femme. Je suis allé chez ton amie Cora, charmante toujours, quoiqu’un peu bégueule. Puis, j’ai été retenu au cercle : j’ai joué, je perdais, je me suis entêté, la nuit passait… Eh bien ! pourquoi me regardes-tu avec ces grands yeux égarés ?

— Mais c’est vous, Robert, qui avez les yeux égarés ; jamais je ne vous ai vu ce singulier visage.

— Je suis un peu gris, c’est possible. On nous a servi un petit vin du Rhin qui portait à la tête. Voyons, couche-toi vite. J’y vais aussi, j’ai besoin de dormir.

— Il s’est grisé pour s’étourdir, pensait Marcelle. Vous voulez me donner le change, reprit-elle. Une provocation, peut-être un duel ! Ah ! Robert, je vous en conjure, ne vous battez pas contre cet honnête homme. J’ai tant souffert cette nuit ! songez à notre pauvre petit, qui serait orphelin, et un peu à moi aussi, qui mourrais, s’il arrivait un malheur.

— Ah çà, de quoi parles-tu ? rêves-tu ? ou si c’est moi qui suis complètement ivre ?

Il riait toujours de ce même rire qui effrayait Marcelle.

— J’ai vu M. Moriceau, moi, dit-elle lentement, en regardant fixement son mari ; il allait rue Servandoni.

Robert tressaillit.

Marcelle reprit :

— Dans l’appartement loué au nom de M. Jacques Mennesson. Vous n’y étiez donc plus ?

À ces mots, Robert se leva comme un homme qui se réveille en sursaut.

— Rue Servandoni ! Comment sait-il ? Qui lui a dit ?

— C’était vrai !… murmura Marcelle en s’affaissant sur son lit…

La jeune femme alors, tremblante d’indignation, lui conta ce qui s’était passé.

Robert baissait la tête sans répondre.

— Ainsi, s’écria-t-elle, plus de doute possible, pas un mot d’excuse ! Vous me trompiez, vous trompiez votre ami. Quel homme êtes-vous donc ?

— J’ai les idées un peu troublées ; demain je t’expliquerai… Une méprise…

Il voulut s’approcher de Marcelle, lui entourer la taille, la baiser au front.

Elle fit un mouvement en arrière, un mouvement de répulsion, presque d’horreur.

— Comment, ma petite femme, tu deviendrais méchante, toi ? Eh bien ! tu as raison, je le mérite. Mais demain tu me pardonneras, n’est-il pas vrai ? Je te promets d’être bien sage, et nous irons dans la Beauce avec ton amie Cora.

En passant devant le berceau de son fils, il lui envoya un baiser.

Il sortit en chancelant un peu.

Marcelle le regardait s’éloigner. Elle restait stupéfiée, pâle comme une morte. Cet homme qu’elle avait aimé avec une sorte d’idolâtrie, cet homme en cet instant la dégoûtait. Involontairement elle pensait à Étienne, à Étienne si bon, si affectueux, si digne d’être aimé, et comme elle, si malheureux !

Elle se jeta sur le berceau de son fils, l’embrassa avec passion, avec désespoir ; ce fils désormais était sa seule affection.

Lorsque Robert se réveilla, complètement dégrisé, il passa dans l’appartement de sa femme.

Marcelle n’avait pu prendre aucun repos. Elle se tenait encore auprès du berceau de son enfant. Son attitude, ses regards, son visage fatigué, marbré, attestaient une incurable douleur.

Mme Rabourdet se trouvait chez sa fille. Ses yeux rougis portaient les traces des larmes qu’elle avait versées depuis deux jours.

Robert, quand il n’était pas emporté par ses passions, montrait une très-vive sensibilité, surtout devant les douleurs qu’il avait causées. C’était cette bonté native, pleine d’élan et de générosité, qui, malgré ses coupables entraînements, lui gagnait la sympathie.

En voyant ces deux femmes brisées par lui, il se sentit honteux, repentant.

Il les aborda d’un air réellement contrit. Mais elles furent insensibles à ses avances.

Toutefois l’air méprisant de Mme Rabourdet l’irrita.

— Peut-être, si un tiers n’était pas sans cesse entre nous, dit-il, trouverais-je plus de plaisir à rester auprès de toi.

— Ah ! c’est cela, monsieur, je vous gêne, repartit Mme Rabourdet. Vous sentez que je n’ai pas la même indulgence que Marcelle. Je m’étonne, en effet, que vous osiez paraître dans cette chambre après les révélations d’hier.

Exaspérée, elle lui jeta à la face les aveux de Lucette.

Robert était atterré.

Marcelle eut pitié de lui, et fit signe à sa mère de les laisser seuls.

— Je le vois, tu veux lui pardonner encore, se récria Mme Rabourdet. Mais pauvre femme, plus tu lui pardonneras, plus il te mettra sous ses pieds. Ah ! les hommes se ressemblent tous, qu’ils soient comtes comme ton mari, ou marchands de coton comme ton père.

— Mère, laisse-nous, supplia Marcelle, j’ai à parler à M. de Luz.

Quand ils furent seuls, Robert fit un mouvement pour prendre la main de sa femme.

— Je vous en prie, dit-elle sévère et triste, ne me touchez pas. Je veux vous demander ce que vous entendez faire.

— Ce que j’entends faire, Marcelle ? Mais me mettre à tes genoux et implorer mon pardon. Je le sais, je suis un misérable, je mérite ton mépris, ta haine ; je n’ai d’espoir qu’en ton angélique bonté. Ta mère a raison, tu as été trop douce et trop bonne ; j’en ai abusé. Mais tu me vois vraiment malheureux de t’avoir causé tant d’inquiétude et de chagrin. Tu es trop pure sans doute pour comprendre certains entraînements. Je me suis conduit à l’égard de Lucette d’une manière infâme, je l’avoue. Ma seule excuse, c’est que je n’avais pas ma raison. J’étais, comme hier, tout à fait gris. Quant à Mme Moriceau, j’ai rompu avec elle ; elle va partir, d’ailleurs. Je ne la reverrai jamais. Marcelle, je t’en conjure, sois bonne une fois encore. Ne crois pas, comme le prétend ta mère, que je sois ingrat. Chacun de tes pardons accroît ma reconnaissance et ma tendresse pour toi.

Sans doute le repentir de Robert était sincère ; mais Marcelle, si souvent déçue, ne croyait plus à ses protestations.

Elle soupira tristement. Trop accablée pour résister plus longtemps, elle lui abandonna la main qu’il sollicitait ; et le conduisant auprès du berceau de son enfant :

— Jurez-moi, dit-elle, sur la vie de notre fils que, quoi qu’il puisse arriver, vous ne vous battrez pas avec M. Moriceau.

— Je le jure sur la vie de notre enfant et sur notre amour.

Qu’était-il devenu, hélas ! ce bel amour qu’il invoquait ? Qu’était devenue cette tendresse exaltée qui autrefois lui montrait Robert comme un dieu ? Ces dernières blessures avaient à jamais tué en elle la foi et l’amour. Si elle conservait pour son mari un reste d’affection, ce n’était plus qu’un sentiment de pitié.