Les Forçats du mariage/34

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Librairie internationale (p. 317-322).

XXXIV


Le procès de Bassou allait se juger.

Il avouait son crime et l’intention qu’il avait eue de tuer sa femme. Mais il continuait à accuser Lucette, et invoquait à l’appui le billet de mille francs donné par Robert.

Lucette, qui pendant sa maladie avait confessé la présence de Robert et de Juliette dans sa maison, s’était depuis rétractée.

Robert niait également.

Cependant une porte avait été enfoncée, une porte verrouillée en dedans.

Or, la justice devait s’éclairer sur ces faits ; car du plus ou moins de culpabilité de Lucette dé pendrait la condamnation ou l’acquittement de Bassou.

Un matin, Étienne reçut la visite d’un juge d’instruction, qui lui exposa les motifs de son enquête.

— C’est moi, dit Étienne, qui ai enfoncé la porte de Bassou.

— Vous pensiez trouver à l’intérieur M. de Luz et Mme Moriceau ?

— J’avais en effet quelques présomptions qu’ils pouvaient être là ; et j’ai parfois des violences de caractère qui me troublent le cerveau. Mais j’ai acquis, depuis, la certitude que je m’étais trompé.

— Et vous ne soupçonnez pas, reprit le juge, qui avait pu fermer la porte à l’intérieur ?

— Je ne soupçonne personne.

Mais, en prononçant ces mots, sa voix fléchit.

Le juge surprit ce changement d’intonation. Il demanda à interroger Mme Moriceau.

Étienne le conduisit auprès de sa femme. Il n’avait pu la prévenir. Le magistrat demanda à rester seul avec elle.

Dès qu’il eut expliqué le but de sa visite, Juliette montra tant d’émotion, de terreur, que le magistrat en fut touché.

— Remettez-vous, madame. Le cas est grave, comme vous le voyez ; mais nous tâcherons dans le procès-verbal de sauvegarder votre réputation.

— Ma réputation ! s’écria-t-elle, mon nom figurerait dans une affaire criminelle ! Ah ! monsieur, c’est horrible, je ne suis point la maîtresse de M. de Luz. Vous n’avez pas le droit de m’interroger.

— La femme Bassou a tout avoué, reprit le juge avec une impassibilité qui bouleversait Juliette. C’est vous et M. de Luz qui étiez dans la maison du garde, et que Bassou a vus s’échapper par la fenêtre. En avouant ici, vous serez dispensée de comparaître devant le tribunal ; tandis que si vous niez, vous devrez être confrontée avec la femme Bassou.

— Moi, confrontée avec une femme de chambre ! Mais, monsieur, de quel droit me faire subir de pareilles humiliations ? Encore une fois, je ne suis point la maîtresse de M. de Luz.

Devant tant de fierté, la conviction du juge fut ébranlée : il crut à l’innocence de Juliette.

Il hésitait, prêt à se retirer, lorsque se ravisant :

— Cette femme de chambre, dit-il, passe pour votre rivale.

— Ma rivale, c’est faux, c’est faux ! exclama Juliette, visiblement troublée.

— La femme Bassou déclare cependant que M. de Luz l’a séduite. M. de Luz ne vous a-t-il jamais parlé de cette femme ? N’avez-vous jamais soupçonné aucune intrigue entre elle et lui ?

Juliette se leva chancelante, courut à la fenêtre.

— De l’air, de l’air ! criait-elle. Ah ! monsieur, de grâce, ne voyez-vous pas que vous me faites mourir ?

— Avouez, madame, et je vous quitte à l’instant.

— C’est horrible, horrible ! répétait-elle toute frémissante.

Le magistrat appela Étienne qui attendait dans la chambre voisine, et qui reçut Juliette dans ses bras. Les yeux hagards, la prunelle fixe, elle était effrayante à voir.

— Cela n’est pas, cela n’est pas ! disait-elle.

Elle paraissait n’avoir plus conscience de ses paroles.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Étienne au magistrat. Le juge ne répondit pas.

— Non, non, reprenait-elle, M. de Luz n’est pas l’amant de Lucette. Une femme de chambre, c’est impossible, impossible !

Étienne comprit que la jalousie causait cet égarement.

— Elle l’aime encore, pensa-t-il.

Le juge se retira. Sa conviction était formée.

Cependant, il se faisait en Juliette une révolution profonde, la révolution du dégoût, le plus horrible châtiment pour la femme qui a aimé.

— Ah ! vous êtes bien vengé, Étienne, dit-elle, mieux vengé que si vous m’eussiez laissé mourir, vengé par la honte, par la dernière des humiliations. Partons tout de suite : que je n’entende pas mon nom mêlé à celui de cet homme, mon nom mêlé à un procès criminel, mon nom, que dis-je ? le vôtre. Ah ! je suis une infâme créature. Je ne mérite pas votre pitié. Non, chassez-moi, reniez-moi, car votre bonté me rend plus vile encore. Jamais je n’oserai vous regarder en face, vous si grand, si généreux ; et moi…

Ce repentir était si sincère cette fois, qu’Étienne en fut ébranlé. Sauver du désespoir cette femme si humiliée, la relever par le pardon complet, tel fut l’élan de son cœur.

— Je te pardonne, pauvre femme, dit-il avec une voix et un regard pleins d’une bonté infinie.

Huit jours après ils étaient à Nantes, attendant un départ pour Rio-Janeiro.

L’affaire Bassou se jugea en septembre.

Les débats ayant établi la culpabilité de Lucette, Bassou obtint le bénéfice des circonstances atténuantes. Il ne fut condamné qu’à deux ans de prison.

La séparation entre les époux fut en même temps prononcée par le tribunal civil. Mais à sa sortie de prison, le père aurait le droit de reprendre l’enfant.

Cependant, malgré la prudence qu’apportèrent les magistrats dans l’instruction du procès, pour ménager l’honneur des deux familles mêlées à cette affaire, la société à laquelle Étienne et Robert appartenaient, connut une partie de la vérité.

Les femmes les moins collet-monté ne prononcèrent plus le nom de la belle Mme Moriceau qu’avec des exclamations d’horreur.

Désormais, Juliette se trouvait donc bannie de ce monde où elle avait excité tant d’admiration et tant d’envie.

Moriceau, appelé à Paris pour les débats, obtint que sa femme ne comparaîtrait point ; et il poussa même la générosité jusqu’à lui cacher la cause de son voyage, ainsi que les sévérités inexorables des jugements du monde.

Au commencement d’octobre ils s’embarquèrent pour le Brésil.