Les Forçats du mariage/35

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Librairie internationale (p. 322-334).

XXXV


Deux années se passèrent.

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lettre de juliette a robert de luz.
Rio-Janeiro, 23 novembre.
« Mon ami,

» Car vous m’accordez au moins votre amitié, n’est-ce pas ?

» Que vous dirai-je des deux années qui viennent de s’écouler ? Que vous dirai-je de la malheureuse Juliette que vous avez aimée ? Vous ne la reconnaîtriez pas. Je languis, je m’étiole, je meurs. Encore un an de cette existence, et jamais je ne reverrai la France.

» La France ! il faut en être loin pour savoir combien on l’aime. Non, je ne veux pas mourir dans cet affreux pays où tout m’est odieux, même le ciel éternellement doux, éternellement bleu. Je veux mourir là-bas, au milieu des brouillards ; je veux revoir Paris, mon beau Paris, et les chers Parisiens surtout. Je sens d’ailleurs que dès que je respirerai l’air de la France, je renaîtrai, car en France seulement je puis vivre.

» Ah ! le mal du pays, on en meurt, cela est trop vrai. Le cerveau et le cœur se resserrent… et la poitrine aussi ; et, dans l’esprit incessamment tourné vers la patrie, il ne germe plus que la fleur, sombre et amère du regret.

» Alors le sang pâlit, et les forces s’en vont, et l’on sent la vie qui lentement vous abandonne.

» J’ai un enfant, pourtant, une fille qui vous ressemble, Robert. Ce sont vos regards, votre sourire, vos beaux cheveux dorés comme un rayon de soleil. Je reste des journées entières à la contempler ; car, à sa vue, je me souviens ; je me souviens, et c’est pourquoi tout à coup je ne puis plus la voir sans colère ; je me sens tout embrasée par les souvenirs qui m’envahissent comme une fièvre.

» Avec le regret du pays, voilà la maladie qui me tue.

» Cependant j’ai voulu aimer ma fille ; je me suis jetée dans la maternité avec passion ; je croyais qu’elle me sauverait, qu’elle éteindrait dans mon cœur toute autre flamme. Hélas ! l’amour le possède tout entier. Je ne puis vivre sans amour.

» Et j’ai beau faire, je ne puis aimer Étienne comme je vous ai aimé, Robert. Cependant, il est si bon pour moi ! Il a voulu me faire ici la vie heureuse, aussi française que possible. J’ai une maison confortable, luxueuse même, avec des meubles français. Mes modes viennent de Paris. Un Parisien qui descendrait ici, se croirait transporté dans un appartement de la Chaussée-d’Antin.

» Pour me plaire, il cherche à aimer cet enfant, qui vous ressemble. Il la caresse. L’enfant l’aime et lui sourit. Mais quand il ne sait pas que je l’observe, je vois bien, à la tristesse qui se répand sur son visage, qu’il est malheureux, qu’il souffre par moi et sans se plaindre. Ah ! je préférerais sa colère à cette douce résignation, à ces reproches muets, qui sont pour moi un remords permanent.

» Le croiriez-vous ? parfois je le déteste, cet homme si parfait, à cause de sa perfection même. S’il était méchant, emporté, brutal, au moins aurais-je une excuse à mes fautes, au moins pourrais-je sans crime songer à le fuir ; car je ne puis rester ici.

» Je veux partir, je le veux comme veulent les mourants qu’empoigne une idée fixe. Je quitterai Étienne, je quitterai ma fille, je quitterai tout pour revoir la France, et pour te revoir aussi, Robert ; car je t’aime encore, malgré tout, et je veux mourir dans l’air que tu respires.

» Mais je n’en ai pas prévenu mon mari ; il s’opposerait à mon départ…

» Je reprends ma lettre interrompue par une altercation assez vive entre Étienne et moi.

» Hier, je lui exprimai mon désir de revoir la France ; je lui certifiai que là seulement je pourrais me guérir de cette maladie de langueur dont je meurs ; mais il me répondit très-sèchement : C’est impossible. — J’insistai. — Plus impérieusement encore, il répéta : C’est impossible. — Vous préférez donc que je meure ? — Si vous le voulez, me dit-il, nous irons dans un autre pays ; mais en France, jamais !

» Ainsi, il préfère sa tranquillité à ma guérison. Malgré sa générosité, il y a là un égoïsme révoltant, un ressentiment qui, ce me semble, doit alléger un peu ma reconnaissance.

» Depuis que j’ai parlé de retourner en France, ses regards, comme sa contenance, sont gros de réticences et de reproches ; il semble redevenu soupçonneux, et lorsqu’il fixe sur moi sa grande pupille, j’éprouve par tout le corps un frisson de peur.

» Ce matin, j’ai pu sortir.

» J’ai vendu mes diamants pour trois mille francs, qui suffiront à payer ma traversée. Puis j’ai retenu secrètement une place sur le second paquebot. Celui qui vous portera ma lettre, ne me devancera que de huit jours.

» Je vous en supplie, Robert, par amitié pour moi, venez m’attendre au Havre. Si j’arrivais en France sans voir une figure amie, j’éprouverais une impression trop douloureuse. Enfin, malade comme je le suis, j’aurai peut-être besoin de secours. Je vous serai aussi fort obligée de m’avancer une somme d’argent, que je vous rendrai dès que j’aurai régularisé ma situation vis-à-vis de mon mari ; car j’ai l’intention, s’il ne veut pas me rejoindre, de réclamer ma dot ou une pension qui me permettra de vivre loin de lui.

» À bientôt, bientôt. En traçant ces mots, mon cœur bat à se rompre. Ah ! pourvu que j’arrive ! Au revoir, Robert ! Robert ! N’oubliez pas la pauvre femme qui vous a tant aimé.

» Juliette. »

Mais comme Juliette ne comptait pas absolument sur Robert, elle écrivit une seconde lettre à M. Rabourdet :

« Monsieur,

» Je retourne en France, seule ; car mon mari refuse de m’accompagner. Vous m’avez autrefois offert vos services avec tant de désintéressement et de bonne grâce, que, parmi tous mes anciens amis, vous êtes le seul à qui j’ose m’adresser, et sur l’obligeance duquel je compte entièrement. Ce qui m’inspire cette confiance, outre la noblesse, bien connue de votre caractère, c’est l’affection que vous m’avez témoignée, affection dont je suis aussi flattée que reconnaissante.

» Je pense vivre modestement, avec une grande économie. Ne pourriez-vous me louer un appartement de deux à trois mille francs dans l’une de vos maisons, et me prêter dix mille francs qui me suffiront pour la première année ? Je vous les rembourserai dès que je rentrerai en possession de ma dot, ce qui ne peut tarder un an.

» J’arriverai au Havre le 12 janvier, et serai à Paris le 13. Je vous préviendrai immédiatement.

» Recevez à l’avance, monsieur, l’assurance de ma profonde gratitude.

» Juliette. »

Le jour du départ arrivé, Juliette se dit plus souffrante que de coutume.

Étienne crut qu’elle avait un peu de fièvre. Son regard était ardent ; ses joues, ordinairement si pâles, étaient d’un rose vif.

Elle avait en effet la fièvre, la double fièvre de l’espoir et de l’angoisse. Pourrait-elle mener à bien son projet d’évasion ?

Dès qu’Étienne, après lui avoir dit bonsoir, eut fermé la porte, dès qu’elle entendit son pas s’éloigner, elle s’élança hors du lit, jeune, alerte, vigoureuse. Il semblait que toute son ardeur et toutes ses forces lui fussent revenues, comme par miracle.

Elle s’habilla à la hâte. Puis elle entassa pêle-mêle dans un portemanteau les objets disposés à l’avance.

Le plus léger bruit la faisait tressaillir, lui causait comme des défaillances : car Étienne pouvait rentrer.

Sa petite malle terminée se trouva trop lourde ; elle ne put la soulever. Elle rejeta dehors quelques effets au hasard. Puis elle alla au berceau de sa fille, en souleva le rideau.

L’enfant souriait dans son sommeil. À la vue de ce joli visage rose, de ce charmant petit être, si confiant au bonheur, son amour maternel se ré veilla impérieux, passionné. Elle éprouva, dans ses entrailles de mère, un déchirement suprême. Elle se laissa tomber à genoux, entoura la couchette de ses bras, attacha ses lèvres à la petite main potelée qui reposait sur le bord du berceau ; et le cœur gonflé, les yeux pleins de larmes ;

— Non, non, murmura-t-elle, je ne veux pas te quitter. Je ne le puis, je ne le puis pas.

En cet instant, une poignée de sable jetée du dehors frappa la vitre.

Elle tressaillit.

C’était le signal de l’homme qui venait chercher ses effets.

Elle alla à la fenêtre ; puis elle revint au berceau.

— Mais ce ne sera qu’une séparation de quelques mois, pensa-t-elle ; car Étienne viendra me rejoindre.

Elle baisa encore l’enfant, aspira sa douce haleine.

— Ah ! si je la regardais plus longtemps, dit-elle, je ne partirais point.

Elle posa sur la table une lettre à l’adresse d’Étienne, souffla sa lumière, et sans se tourner du côté de l’enfant, se dirigea à tâtons vers la porte. Mais elle tremblait si fort que ses genoux s’entrechoquaient, et ne pouvaient la soutenir. Elle entendait, dans le silence de la nuit, les battements de son cœur.

Elle passa devant la chambre d’Étienne.

Ce fut une nouvelle épreuve. Involontairement, elle s’arrêta, appuya sa tête contre la porte, et étouffa un sanglot.

— Pauvre Étienne ! soupira-t-elle.

Elle continua sa route, d’une main portant péniblement sa malle, de l’autre se soutenant à la muraille.

Elle arriva dans la rue.

Là, sa poitrine crispée par tant d’émotions se dilata, et aspira l’air à pleins poumons. C’était l’air de la liberté.

— Enfin ! s’écria-t-elle.

L’homme qui l’attendait, prit le portemanteau.

— Allons, allons vite, lui dit-elle en espagnol.

Elle craignait qu’Étienne ne se fût éveillé, ne l’eût entendue, ne suivît ses traces.

Maintenant elle courait presque, tant il y avait de ressources nerveuses dans cette femme tout à l’heure mourante.

Bizarre créature, en effet ; capable de toutes les énergies, comme de toutes les faiblesses ; inconséquente comme tous les êtres passionnés, que dominent à la fois plusieurs sentiments ! Elle avait une réelle amitié pour Étienne, un réel amour pour son enfant ; mais elle était encore plus amante que mère.

Vers trois heures du matin, Étienne s’éveilla, pensa à sa malade qu’il croyait avoir laissée plus souffrante que de coutume. Il se leva, et, doucement, alla écouter à sa porte pour savoir si elle reposait.

La porte était entr’ouverte.

Il entra, et vit çà et là des objets épars.

Il courut au lit de Juliette. Ce lit était vide.

Que signifiait cette sortie nocturne ? La possibilité d’une fuite ne lui vint pas à l’esprit. Cependant un vague et horrible pressentiment l’oppressait.

Il souleva le rideau de l’enfant qui dormait toujours.

Il aperçut sur la table la lettre qu’y avait déposée la fugitive. Il la saisit avidement ; mais au moment de l’ouvrir, il ne put pas. Ses bras retombèrent. Qu’allait-il apprendre ?

Il lut enfin.

« Pardonnez-moi, Étienne, la grande douleur que je vais encore vous causer. Je pars, je retourne en France, car je ne puis vivre ici. Je meurs lentement, et je me sens trop jeune encore pour accepter la mort. Vous comprendrez, je l’espère, cette résolution extrême d’une mourante qui se cramponne à la vie. C’est chez moi une conviction intime, instinctive, que je ne guérirai que là-bas, et je veux guérir. Vous avez refusé de m’y conduire ; c’est pourquoi je pars seule, sans vous prévenir ; mais je désire ardemment que vous veniez m’y rejoindre, que vous m’ameniez ma fille.

» Ma fille ! Ah ! si vous saviez avec quel déchirement je la quitte, et quelle confiance il faut que j’aie en votre cœur pour vous la laisser !

» Sans doute je vous dois une grande reconnaissance pour votre infinie mansuétude, surtout pour la tendresse que vous montrez à cette enfant. Merci à genoux, merci ! de ne pas la rendre responsable de ma faute. Vous n’avez pas voulu me pardonner à demi ; vous me pardonnez jusque dans mon enfant.

» Aussi, on dirait qu’elle comprend l’inépuisable bonté de votre cœur. Elle vous aime plus que moi. C’est vous qu’elle appellera à son réveil, c’est à vous qu’elle tendra les bras. Étienne, ne repoussez pas ma petite Juana ; car elle est innocente, elle. Vous ne voudrez pas non plus m’en séparer à jamais ; vous ne voudrez pas que je meure sans la revoir.

» Au moment de vous quitter, je fais, croyez-le, un retour bien douloureux sur le passé. Je sens profondément mes torts. Et cependant, il y a bien de la fatalité dans votre malheur et dans le mien. Si je vous ai fait souffrir, ce n’est pas sans souffrir moi-même. Hélas ! nous n’étions pas faits l’un pour l’autre.

» Quand je vous ai épousé, je vous ai trompé sans doute, puisque je ne vous aimais pas comme vous m’aimiez ; mais je ne croyais plus aimer Robert, je croyais le haïr. Le monde d’ailleurs n’admet-il pas ces mariages de pure convenance dans lesquels l’amour n’entre point ? Enfin, je ne me connaissais pas.

» Pouvais-je supposer qu’il y eût en moi tant de passions mauvaises ? Je ne sais par moment quel démon me possède ; l’impureté est dans mon âme, quoi que je fasse. J’ai voulu la combattre en vous aimant, en aimant ma fille. Je sentais que ces douces affections m’eussent purifiée, réhabilitée. Eh bien ! elles n’ont pu remplir ma vie. C’est le vide, c’est l’ennui qui me tuent ; il me faut le bruit, le mouvement, les dissipations et les plaisirs d’une vie mondaine. Vous le voyez donc, c’est ma nature qui est pervertie, mon imagination qui est dépravée, et non mon cœur, qui vous aime profondément, sincèrement, et qui souffre de vous causer un chagrin. Lorsque je pense à la douleur que vous éprouverez dans un moment, il se serre à me faire mal.

» Pauvre Étienne 1 Ah ! oui, je suis indigne de vous. J’embrasse vos genoux avec respect. Bon et cher cœur, pardonnez une dernière fois à votre Juliette, bien coupable, mais bien reconnaissante.

» Je vous dis au revoir, non pas adieu.

» Si j’arrive vivante, dès que je serai là-bas, je vous écrirai. »

Quand il eut achevé la lecture de cette lettre, Étienne, étourdi par le choc, resta quelques instants immobile, la prunelle fixe ; et de temps à autre il criait : Juliette, Juliette !

Puis tout à coup il se leva ; une pensée domina le tumulte de son esprit : l’empêcher de partir, lui dire ce que par une générosité exquise, il lui avait laissé ignorer jusqu’alors, c’est-à-dire le scandale causé par le procès Bassou, sa réputation compromise, partant l’impossibilité pour eux de rentrer en France.

Il courut au port.

Les premières lueurs du jour blanchissaient le ciel, et éclairaient la majestueuse embouchure du fleuve.

Il s’enquit du paquebot qui partait pour la France.

On lui montra à l’horizon un point noir.

— Il y a une heure, lui dit-on, que l’Espérance a levé l’ancre.

Il s’appuya contre un ballot de marchandises, et son regard se fixa sur ce point, qui peu à peu diminua, et enfin disparut.

Alors, il revint chez lui, dans la chambre de Juliette.

Il vit sur un fauteuil la robe qu’elle avait quittée la veille.

Il la saisit, la pressa convulsivement contre sa poitrine, contre ses lèvres.

Et puis il la déchira avec une sorte de rage.

L’enfant se mit à crier.

Étienne, furieux, courut au berceau, rejeta le rideau, leva sa main crispée, prête à frapper.

Mais l’enfant souriant à travers ses larmes dit :

— Papa !

Étienne alors laissa retomber sa main, prit l’enfant dans ses bras, la serra sur son cœur. Il sanglotait.