Les Forçats du mariage/36

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Librairie internationale (p. 334-343).


XXXVI


Robert, après avoir reçu la lettre de Juliette, se rendit chez Pierre Fromont.

Il le trouva bourru, morose.

— Qu’as-tu, lui demanda-t-il, le Rubicon est-il franchi ?

— Quel Rubicon ?

— Le Rubicon de la popote.

— Je suis plus que jamais ennemi du mariage, du ménage et de la famille.

— Et cependant, malgré tes théories échevelées, je doute qu’il y ait au monde un monogame de ta force. Avoue que tu aimes toujours ton ingrate.

— C’est possible ; mais je mets les principes au-dessus des sentiments.

— Alors, qu’est-ce qui te donne cet air renfrogné ?

— Je viens de jeter mon perroquet par la fenêtre, et j’ai battu Jocko.

— Qu’ont-ils donc fait les malheureux ?

— Ils m’agacent, l’un, avec son éternelle chanson : J’ai du bon tabac ; l’autre, avec ses grimaces. Je me suis surpris tout à l’heure faisant les mêmes grimaces que Jocko. Et il me regardait d’un air si narquois, si outrecuidant, que j’en étais à me demander s’il n’aurait pas la prétention de refaire à son usage le système de Darwin, de se croire, lui, singe, un homme perfectionné. Pour le ramener à l’humilité, je l’ai mis en pénitence. Tiens, regarde-le, qui me fait des pieds de nez.

En effet, Jocko, juché sur la corniche d’un buffet antique, se livrait, vis-à-vis de son maître, aux ironies les moins respectueuses.

— Que les singes sont des gens heureux ! soupira Robert. Au moins, ils n’ont pas inventé une civilisation où les jouissances sont mesurées, non selon l’ampleur des capacités, mais selon le volume de métal qu’on a en poche.

— Et surtout, ajouta Pierre, ils n’ont pas inventé le mariage.

— Oui, une belle trouvaille, reprit Robert. Ah ! mon cher, tu as raison, résiste, résiste.

— Que t’arrive-t-il donc à ton tour ?

— Il m’arrive que je suis sur le point de me démarier, autant du moins que faire se pourra.

— Que dis-tu ?

— Avant de m’engager dans ces liens odieux, j’étais à peu près honnête homme. Maintenant, je suis forcé de me considérer comme un chenapan. D’abord, j’ai rendu ma femme très-malheureuse ; mais c’était prévu. En outre, j’ai gaspillé sa dot.

— Comment, les six millions ?

— J’avais des dettes, que j’ai payées ; puis j’ai pris au bout. Tu sais que rien au monde ne m’est répulsif comme une règle d’arithmétique. Quand j’ai de l’argent, je le jette par les fenêtres jusqu’à ce qu’il ne m’en reste plus. Je n’ai pas d’autre manière d’équilibrer mon budget. J’ai vendu tout ce qu’il m’était possible de vendre. Il ne nous reste plus que l’hôtel de la rue de Berry, et 500,000 francs de valeurs à peu près entre les mains de M. Rabourdet, qui refuse de s’en dessaisir. Je suis donc dans une dèche complète. Que veux-lu que je fasse, avec 25, 000 francs de rente ? Je sais bien que beaucoup de pauvres diables se contenteraient de ce morceau de pain ; mais pour moi, c’est la misère. Il faudrait m’astreindre à de sordides lésineries ; il faudrait me dire à tout instant : si je dépense 10,000 francs à ce caprice, il ne me restera rien pour manger. Alors, ne pouvant résister à mes fantaisies, je continue à les satisfaire avec la même facilité qu’elles me viennent ; et je me trouve, comme avant mon mariage, criblé de dettes. Or, voilà les créanciers qui envahissent l’hôtel. C’est à fuir aux antipodes ; c’est à souhaiter de redevenir sauvage ou singe, pour aller vivre dans les bois.

— Pauvre malheureux !

— Ah ! ne te moque pas. Ma vie n’est pas gaie, va ! Mme Rabourdet me fait une mine longue comme ça. Pour elle, j’y suis habitué. Car dès le premier jour, elle m’a regardé comme un voleur qui venait lui dérober le cœur de sa fille. Maintenant elle me hait. Quant au beau-père, il était charmant avant l’élection. Tu sais qu’il comptait sur moi pour l’appuyer auprès de la noblesse ; mais depuis…

— Il a échoué ?

— À l’unanimité. Désastre honteux ! Alors c’est ma faute, bien entendu. J’y ai mis de la négligence, je n’ai pas su intriguer. Moi, intriguer pour un Rabourdet ! Je ne suis donc plus bon qu’à jeter aux loups. J’ai mal géré la fortune. Il est vrai que je l’ai plus digérée que gérée. On me reproche le crime de Bassou, le procès qui s’en est suivi. Tout cela ne m’est pas dit en face ; ils savent bien que je ne le supporterais pas. Mais ce sont des allusions indirectes, des regards haineux, des inflexions de voix acides, enfin tout un arsenal de petites épingles et d’aiguilles crochues, auprès desquelles un bon coup de poignard en pleine poitrine serait un bienfait.

— Comment, ce sublime Démosthènes, aux airs olympiens, posant pour les belles manières et les grands sentiments…

— Est devenu méchant comme un mauvais roquet. Sa nature primitive, sa vraie nature de cuistre a reparu. Physiquement même, tu ne le reconnaîtrais pas. Ce n’est plus ce bel homme entre deux âges, pomponné, sanglé, toujours la bouche en cœur, portant beau, la figure rebondie. Hélas ! son menton rejoint mélancoliquement sa poitrine ; ses joues pendent ; son ventre ballotte ; son œil, autrefois émerillonné, est terne, abattu ; sa bouche, triste ; ses cheveux sont presque blancs. Si sa mauvaise humeur ne se tournait pas tout entière contre moi, je le plaindrais presque.

— Et ta femme, de quel côté se range-t-elle ?

— Pauvre femme ! elle voudrait protester, me défendre ; hélas ! ma cause est si mauvaise ! Elle ne l’ose pas. Elle est encore sublime de résignation, de dévouement ; mais on sent qu’elle n’accomplit qu’un devoir. Le saint enthousiasme est éteint.

— Elle ne t’aime plus ?

— J’en ai peur.

— Alors reviens à elle sincèrement, reconquiers son amour.

— Que veux-tu que j’en fasse ? Je l’ai cependant essayé une fois ou deux, et sais-tu à quelle humiliation je me suis exposé ? Dès que je l’aborde avec tendresse, immédiatement elle me parle d’affaires. La chère créature a deviné que je ne l’avais épousée que pour sa fortune. Et maintenant elle croit que chacune de mes protestations est intéressée. En un mot, je sens qu’elle me méprise, et je n’ai pas le droit de m’en offenser.

— En effet, tu n’es guère non plus sur un lit de roses.

— Ce n’est pas tout, voilà Juliette qui me tombe sur les bras.

Mme Moriceau ! exclama Pierre Fromont avec un soubresaut.

— Oui, elle m’écrit qu’elle quitte son mari, qu’elle s’enfuit sans un sou, et elle me demande de lui prêter de l’argent, — elle s’adresse bien ! — et d’aller l’attendre au Havre.

— Comment ! elle arrive bientôt ?

— Dans huit jours. Or, je ne me soucie pas de renouer une intrigue avec elle. Je ne puis aucunement l’entretenir. Après le scandale du procès Bassou, il ne me manquerait plus qu’une affaire de ce genre.

— Alors cède-moi ta place. J’irai à sa rencontre, et lui porterai quelques milliers de francs en ton nom.

— Toi ! merci, mon cher, merci ! Ah ça ! tu es donc amoureux d’elle ?

— C’est possible.

— Et jamais tu ne m’en as rien dit ?

— Je ne l’aime pas encore ; mais puisque l’occasion se présente, je veux essayer.

— Toujours pour oublier Annette ?

— Oui.

— Et Pierrot ?

— Ne me parle jamais de lui.

— Pourquoi ?

— Parce que je déteste les enfants plus que jamais.

— Tu te vantes. Mais vois donc Jocko. Il lit ta correspondance, Dieu me pardonne !

Jocko, en effet, était assis devant le bureau de Pierre. Il avait ouvert le buvard, en avait éparpillé tous les papiers. D’une main, il tenait une lettre froissée et jaunie ; de l’autre, un de ces chiffons dont les peintres se servent pour essuyer les pinceaux. Il semblait lire, et par intervalle se frottait les yeux avec ce mouchoir improvisé.

Pierre se retourna. À la vue des nouvelles singeries de Jocko, il ne put s’empêcher de rire et de rougir à la fois.

— Je gage que c’est une lettre d’Annette, s’écria Robert. Il te la voit lire tous les jours, et sans doute qu’en la lisant, tu te sers d’un mouchoir.

— Ce singe est affreux, il suivra le perroquet, dit Pierre, qui fit le geste de le frapper.

Le singe s’enfuit, laissant tomber la lettre.

Robert la ramassa. C’était une lettre de Pierrot, si usée, à force d’avoir été tenue et embrassée peut-être, que les mots en étaient illisibles. Robert la lut.

« Mon cher papa,

» Si tu voyais ton petit Pierrot, tu ne le reconnaîtrais pas. On dit que j’ai l’air si raisonnable que je ressemble à un petit homme.

» Depuis que je ne te vois plus, je n’ai plus envie de rire ni de jouer, et maman pleure bien souvent.

» Quand je lui demande pourquoi nous avons quitté le bel atelier où l’on s’amusait, où il y avait des confitures et des joujoux, où il y avait petit père surtout qui nous aimait tant, elle ne me répond pas, elle pleure encore plus fort. Elle me dit : Sois bien sage, et nous y retournerons.

» Mais voilà très-longtemps que je suis bien sage, petit père, je t’assure. Si c’est toi qui nous as mis en pénitence, nous méritons bien d’en sortir.

» Ton petit Pierrot t’embrasse à la pincette sur les deux joues et sur les œils. Si tu ne veux pas que nous allions là-bas, viens nous voir. Nous te pardonnerons, car nous t’aimons toujours de tout notre cœur.              « pierrot. »

— Laisse donc cette lettre, dit l’artiste. Elle a dû être revue et corrigée par Annette. Je n’aime plus cette femme. Nous faire souffrir tous depuis deux ans, avec cet entêtement qui lui a pris tout à coup !

— Cependant…

— Ne m’en parle plus.

— Au fait, tu as raison : ne te marie pas ; cependant…

— Tu m’impatientes avec tes cependant,

— Laisse-moi achever : cependant quand on s’est entendus pendant dix ans, il y a beaucoup de chances pour que l’on continue à s’entendre.

— C’est tout le contraire. Tu le vois bien d’ailleurs, puisque nous voilà brouillés. Mais parlons, je t’en prie, de Mme Moriceau. Il alla retourner une grande toile sur laquelle Robert, ébloui, vit une magistrale ébauche du portrait de Juliette. Il y avait là une splendeur de coloris inouïe, une hardiesse de lignes, une largeur de dessin vraiment admirables.

— Eh bien ! dit-il, je trouve Mme Moriceau plus belle encore. Je n’ai pas su rendre la passion de son visage pâle et de ses grands yeux sombres. Retrouver cette expression, c’est depuis deux ans mon idée fixe, un désir si intense, que je suis presque amoureux de cette femme, qui occupe ainsi ma pensée. Voilà pourquoi je veux la voir, lui rendre service. Je voudrais l’aimer éperdument.

Mme Moriceau ne te fera pas oublier Annette. Tu l’aimeras autrement, d’un amour exalté, d’un amour d’imagination ; mais le cœur ne sera pas pris. On n’aime avec le cœur que les femmes qui en ont. Juliette est trop passionnée pour être aimante.

— N’importe ! pour le moment j’ai besoin de m’étourdir. Me permets-tu d’aller l’attendre en ton lieu et place ?

— Sans doute, dit Robert ; mais que pensera-t-elle de moi ?

— C’est bon, j’arrangerai cela.