Les Forçats du mariage/9

La bibliothèque libre.
Librairie internationale (p. 97-101).

IX


Le lendemain, les jeunes époux partirent pour la villa que M. Rabourdet possédait à Sceaux.

Lorsqu’ils y arrivèrent, le soleil se couchait au milieu d’une vapeur dorée, et jetait sur toute la campagne des reflets gais et tendres. Ils virent un présage de bonheur dans cette bienvenue que semblait leur souhaiter le soleil.

Parmi les gens de service qui les attendaient, Robert remarqua une jeune femme qui tenait par la main un bel enfant blond. Son visage, d’une grande pureté de lignes, était grave et doux et semblait abattu par une souffrance morale. Le regard se dérobait, timide, presque farouche. Son sourire naïf et bon navrait pourtant, car on y surprenait un effort.

— Bonjour, Lucette, s’écria Marcelle. Voyez, Robert, le joli bambino. C’est mon filleul. Bonjour, monsieur Marcel, je ne t’ai pas oublié ; je t’apporte un gros sac de pralines.

Robert caressa l’enfant, tout en continuant d’observer Lucette, dont la distinction native l’avait frappé, dont le regard voilé l’intriguait.

— Eh bien ! comment trouvez-vous Lucette ? lui demanda Marcelle.

— Assez gentille, répondit-il négligemment.

— Vous êtes difficile ! moi qui craignais…

— Quoi donc ?

— Qu’elle ne vous parût plus belle que moi.

— Tais-toi, dit Robert ému. Et il lui ferma la bouche par un baiser.

Le premier tutoiement, le premier baiser.

Le doute avait fait place à la confiance infinie.

Au milieu de la nuit, Robert et Marcelle furent réveillés en sursaut par des cris déchirants.

— C’est quelqu’un qu’on assassine, pensa Robert. Malgré les supplications de Marcelle terrifiée, il se précipita dehors.

Plusieurs domestiques, éveillés de même, se dirigeaient également vers l’endroit d’où partaient les cris.

Ils arrivèrent devant la maison du garde ; et comme la porte résistait, ils brisèrent la fenêtre.

C’était une scène horrible : un homme hors de lui traînait une femme par les cheveux. Cette femme, c’était Lucette, Lucette à moitié nue, les mains et le visage couverts de sang.

Robert saisit à la gorge le meurtrier, et le força à lâcher sa victime.

Lucette se releva : les sanglots l’étouffaient.

— Ah ! je te retrouverai, misérable, hurlait le fou. De quoi vous mêlez-vous ? dit-il à M. de Luz. Ne suis-je plus le maître chez-moi ?

— Non, vous n’êtes pas le maître d’assassiner votre femme, repartit impérieusement Robert.

— Mais c’est une infâme créature, plus méprisable que la boue des rues, s’écria cet homme sauvage, toujours au paroxysme de la fureur. Savez-vous ce qu’elle me fait souffrir ? Si je ne la tue pas, je me tuerai, moi.

— Vous ne vous tuerez pas non plus, mon ami. Votre femme va me suivre, et demain, vous vous expliquerez.

— Non, elle ne sortira pas.

— Je ne veux pas sortir, supplia Lucette toute tremblante.

Mais Robert insista et emmena la jeune femme.

Pressée de questions par Marcelle, elle finit par avouer la cause de cette scène de fureur, et son malheur qu’elle avait pu cacher jusqu’alors. Son mari était d’une jalousie terrible. Elle parvenait à le contenir tant qu’il était en sang-froid ; mais dès qu’il était ivre, et il s’enivrait fréquemment, cette jalousie devenait une sorte de folie.

— Depuis combien de temps souffres-tu ainsi, ma pauvre enfant ? demanda Marcelle.

— Depuis que nous sommes mariés, répondit-elle avec une résignation de martyre.

— Depuis six ans, tu endures de pareilles violences sans te plaindre ?

— C’est mon mari, madame. Et quand il est calme, il est bon pour moi. Il m’aime, après tout.

— Et tu peux l’aimer, toi ?

— Oui, je l’aime, fit-elle avec un soupir, parce que c’est le père de mon petit Marcel.

— Cependant vous ne devriez pas continuer à vivre avec cet homme, dit Robert. Dans un accès de fureur il peut vous tuer.

— Mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ? Dès que je le vois gris, je cache les couteaux ; car, une fois, il m’a blessée.

— Mais enfin, reprit Marcelle, aurais-tu motivé de pareilles scènes, te serais-tu du moins montrée un peu coquette ?

— Moi ! ah ! vous me connaissez, dit-elle en pleurant. Depuis hier au soir… Je ne sais comment vous dire cela…

— Achève.

— Il me reproche d’avoir regardé M. le comte. Cependant, pour ne pas l’inquiéter, je tiens presque toujours les yeux baissés.

— Puisque cette jalousie est sans motif, lui dit Robert, votre mari est incorrigible. Que ne le quittez-vous ?

— Il m’a menacée, si je le quittais, de me faire ramener par les gendarmes.

— Alors plaidez en séparation.

— Moi, devant les tribunaux ! plaider contre le père de mon enfant ? Et d’ailleurs le tribunal lui donnerait le petit ; et puis cela coûterait beaucoup d’argent. Nous n’en avons pas. Mon mari n’a pas d’ordre : nous sommes fort en retard.

Malgré l’offre que lui fit Robert de payer les frais de procès, Lucette persista dans son refus.

Marcelle, superstitieuse comme tous les êtres faibles, fut très-péniblement impressionnée par cet incident qui lui parut d’un fâcheux augure.

Une émotion vague, douloureuse, lui oppressait le cœur. Elle crut à un pressentiment.

— Et pourtant, se disait-elle, mon Robert est si bon, si doux, si loyal ; comment pourrais-je jamais souffrir par lui ?