Les Forçats du mariage/10

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Librairie internationale (p. 101-108).

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Huit jours se sont écoulés depuis l’installation des jeunes mariés à la campagne, huit jours d’enchantement, de joie profonde et complète. Robert lui-même, le sceptique, l’impétueux, l’inconstant Robert ne s’ennuya pas un moment. Il aimait sa femme. Ce n’était plus seulement cet amour de l’imagination et des sens ; son cœur était pris. Quand il lui jurait qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, il disait presque vrai. Comment eût-il résisté à la contagion d’une affection tout à la fois si naïve et si véhémente ?

Pendant ces huit jours, ils connurent tous ces enfantillages, toutes ces exagérations de sentiment, toutes ces folies de tendresse qu’inventent les amoureux passionnément épris. Si Robert était forcé de la quitter un moment pour une lettre à écrire, pour un ordre à donner, Marcelle éprouvait de véritables déchirements. Et si cette absence se prolongeait un peu, quelle inquiétude, quelle impatience, et, au retour, quelle joie !

— M’aimes-tu toujours ? As-tu pensé à moi ? Comme tu es resté longtemps ! J’ai cru que tu ne m’aimais plus, que je ne te reverrais jamais ; j’ai eu froid au cœur.

Un matin, Marcelle entra chez Robert tout oppressée. Ses magnifiques cheveux blonds s’échappaient en désordre d’un mignon bonnet que l’agitation de la nuit avait coquettement froissé ; ses petits pieds nus paraissaient aussi blancs que le cygne qui bordait ses pantoufles de satin rose. Sa longue robe de mousseline blanche, avec des nœuds roses et de riches dentelles, formait un voile élégant et pudique sous lequel l’imagination entrevoyait des formes exquises.

Elle se jeta au cou de son mari.

— Robert, mon Robert, s’écria-t-elle, jure-moi que tu m’aimes toujours.

— Quelle folie ! répondit-il en riant et en couvrant de baisers les mains glacées de Marcelle.

— Ah ! c’est que… reprit-elle, hésitant, j’ai eu un horrible cauchemar… j’ai rêvé que tu me trompais, et je me suis réveillée tout en larmes.

— Mais maintenant, tu ne rêves plus ?

— J’ai peur ; je suis trop heureuse. Parfois il me semble impossible que cela dure. Si je faisais comme ce grand roi, qui jeta un présent à la mer pour apaiser les destins jaloux !

— Quoi donc, ma petite femme adorée, pourrait troubler notre bonheur ?

— Je ne dis pas que tu cesseras de m’aimer ; mais si tu m’aimais moins !

— Voyons, que faut-il faire pour te prouver mon grand amour ? Faut-il sauter par la fenêtre ?

— Non, offre-moi ton bras tout bonnement, et faisons un tour dans le parc ; j’ai besoin d’air.

— Comme cela, pieds nus ! Je ne le permettrai pas, madame. Ah ! tenez, pour vous prouver, ma chère souveraine, mon amour sans bornes, je sollicite la faveur de vous mettre vos bas. Robert de Luz femme de chambre ! Cela me paraît aussi fort qu’Hercule filant aux pieds d’Omphale.

Il alla chercher les bas de Marcelle, des bas si fins qu’ils tenaient dans le creux de la main. Avant de les mettre, il les baisa.

— J’aime non-seulement toi, mais tout ce qui te touche, tout ce qui est à toi. Tu le sais, je suis un idolâtre ; tu es ma seule idole, et tous tes vêtements sont pour moi de pieuses reliques.

Marcelle l’écoutait avec un sourire et des regards enivrés.

— Si papa nous entendait nous tutoyer comme de vrais bourgeois ! s’écria-t-elle tout à fait rassérénée.

Ils descendirent dans le parc.

— Quel beau jour ! dit Robert, qui sembla humer avec volupté l’air matinal. Vois donc ces vapeurs qui enveloppent les arbres d’une gaze brillante. Comme le soleil est bon ! comme il est doux ! On dirait qu’il comprend notre amour et qu’il craint d’en troubler les divines langueurs par des rayons trop vifs.

— C’est vrai, il fait tendre, répondit Marcelle qui se suspendait amoureusement au bras de Robert.

C’était en effet une de ces matinées de mai, à la fois suaves et gaies, où l’on se sent jeune, ravivé par les tressaillements de la séve qui monte, et en même temps alangui par les senteurs enivrantes qu’exhalent les arbres et les fleurs, et par tous les chants d’amour qui emplissent la nature de voluptueuse harmonie.

Baignés dans la lumière, la main dans la main, ils se promenaient silencieux, tant leurs cœurs débordaient.

Tout à coup un bruit de pas sur le sable les fit retourner.

C’était le valet de chambre qui apportait le courrier du matin. Ils firent tous deux un mouvement d’impatience.

Cependant Robert prit les lettres et les journaux.

— Qui donc peut penser à nous, dit-il, quand nous oublions si bien le monde entier ?

Il y avait une lettre pour Marcelle, une lettre de sa mère.

— Pauvre mère ! soupira-t-elle.

Une autre adressée à Robert portait une suscription féminine.

En reconnaissant l’écriture, il pâlit un peu.

Marcelle l’observait.

— Un chagrin, j’en étais sûre, exclama-t-elle.

— Rien, absolument rien, chère amie.

— Cependant tu viens de pâlir.

— C’est que… je vais être obligé de te quitter tantôt pendant quelques heures.

— Ah ! mon rêve ! fit-elle avec terreur.

— Enfant ! quatre heures tout au plus.

— Quatre heures ! Non, Robert, vous n’irez pas. Restez, je vous en conjure.

— Il le faut, mon amie.

— Tu me demandais tout à l’heure quelle preuve tu pouvais me donner de ton amour. Je veux celle-là. Ne me quitte pas aujourd’hui, je t’en supplie. Je serais si inquiète à cause de ce maudit rêve qui m’a tant effrayée.

— C’est un devoir qui m’appelle.

— Un devoir ! Déjà tu mets le devoir au-dessus de l’affection ! Ah ! Cora avait peut-être raison : Le mariage serait-il le tombeau de l’amour ? ajouta-t-elle avec douleur.

— Non, cela n’est pas.

— Cependant, tu pensais comme Cora l’autre jour.

— Oui, je le pensais autrefois ; mais, depuis que tu es ma femme, je ne conçois plus, au contraire, qu’on puisse aimer en dehors du mariage ; à présent je pense comme toi que l’amour vrai a besoin de sécurité ; car il se croit, lui, éternel.

— Eh bien ! alors, dis-moi ce qui te force d’aller à Paris.

— Vilaine curieuse ! répondit Robert d’un air contraint. C’est mon ami, Étienne Moriceau, un ancien officier de marine que j’ai connu lors de mon voyage en Grèce. Il désire me voir pour me demander un service. Il demeure rue de la Paix. Puis, de là, je passerai chez moi, rue Montaigne, pour prendre quelques objets qui me font défaut, et je reviens aussitôt. Voyons, es-tu satisfaite ?

— Alors montre-moi cette lettre, insista Marcelle, car j’avais cru reconnaître une écriture de femme.

— Je ne puis te confier, répondit-il avec quelque hésitation, le service qu’il me demande ; c’est un secret qui ne m’appartient pas.

— Je le veux, reprit Marcelle avec l’obstination des enfants gâtés et des femmes jalouses. Le secret de ton ami t’est-il plus cher que ma tranquillité ?

— C’est impossible, madame, répondit Robert avec gravité. Me soupçonner de mensonge, c’est me faire injure.

Puis, changeant de ton :

— Mais, tiens, j’ai une idée charmante. Viens avec moi à Paris ; tu iras voir ta mère, que nous négligeons un peu trop ; et comme tu m’as dit l’autre jour que tu désirais visiter mon intérieur de garçon, nous nous rejoindrons rue Montaigne. Eh bien ! tu n’es pas joyeuse ?

— Si, ah ! si, fit-elle en étouffant un soupir.

Pour dissimuler son embarras, Robert déploya le journal.

— Ces jours passés, fit observer Marcelle, tu ne lisais pas de journaux.

— Tu as raison, et de fait, je n’y tiens guère. Quoi donc pourrait m’intéresser en dehors de toi ?

— Eh bien ! non, lis ton journal, car tu pourrais croire que je veux te tyranniser ; seulement c’est moi qui tournerai la feuille et tu me laisseras ta main.

Pendant qu’il lisait, Marcelle, la tête appuyée sur l’épaule de Robert, pensait tristement : « Déjà, au bout de huit jours, une querelle, un secret entre nous ! »

Malgré ce beau ciel plein de lumière et de gaieté, elle entrevoyait les perspectives les plus sombres.

Robert aussi, en lisant, était distrait.

Voici la lettre qui l’obligeait si impérieusement de se rendre à Paris :

« J’irai demain me promener au Luxembourg entre trois et quatre heures sur la terrasse qui domine la Pépinière. Venez-y avec le jeune homme que vous devez me présenter. Grand-mère m’accompagnera. Vous nous aborderez et nous causerons.

» Sans faute.

» Juliette. »