Les Forces éternelles/Dans cette oppression…

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Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 371-374).

DANS CETTE OPPRESSION…


Dans cette oppression qui lentement amène
Le cœur à confesser un amoureux secret,
Dont le désir convient, mais que l’orgueil tairait,
Écoutez-moi, Chimène !

J’ai longtemps redouté les suaves affronts
Qu’inflige au fier esprit une âme consumée,
Et j’affirmais, l’orgueil éclatant sur mon front :
« L’amour, c’est d’être aimée ! »

Je craignais le bonheur par le malheur doublé,
Ce langoureux bonheur dont les femmes expirent,
Et ces cruels désirs qui font se ressembler
La meilleure et la pire !


Plus qu’une autre j’ai vu, fixes ou passagers,
Des yeux voluptueux, battant comme des ailes,
S’efforcer de mêler dans mes graves prunelles
Mon cœur et l’étranger.

Je voyais ces regards pleins de bontés humaines,
Calices débordant de chaude charité,
Et bien que mon exil reconnût son domaine,
Je fuyais ces clartés ;

Mais ce soir mon amour est brûlant et prodigue :
Il donnerait le monde et trouve que c’est peu.
Aviez-vous cet élan, possédiez-vous ce feu,
Quand vous aimiez Rodrigue ?

Je songe à vous, Chimène, et pour mieux m’éblouir
J’entend le frais satin d’un pigeon qui s’envole ;
Je vois, sur l’ambre clair du ciel pâmé, bleuir
La montagne espagnole.

La passion, Chimène, et la haute fierté
Veulent qu’on les accorde ou que l’amour périsse ;
Mais songez que peut-être il est quelque beauté
Dans l’entier sacrifice.


Peut-être a-t-on le droit, quel que soit le destin
Qui toujours met l’honneur en regard de l’ivresse,
De laisser consentir un cœur parfois hautain
Aux plus humbles caresses.

L’honneur est un tel bien que l’on ne peut, sans lui,
Ni respirer le jour ni supporter soi-même ;
Mais on ne quitte pas l’honneur, on le conduit
Jusqu’au ciel quand on aime.

— Aussi, lorsqu’un soupir vaste et silencieux
Animera bientôt la nuit secrète et vide.
Quand les parfums, la paix, le vent, comme un liquide.
Découleront des cieux,

Quand nous serons tout seuls, comme on voit sur la grève
Deux promeneurs errants aborder l’infini,
Quand nous nous sentirons, ainsi qu’Adam et Ève,
Isolés, rapprochés, vaincus, maudits, bénis,

Quand je ne verrai plus de l’univers immense
Qu’un peu du rosier blanc et qu’un peu de ta main,
Quand je supposerai que le monde commence
Et finit sur un cœur humain,


Quand j’entendrai chanter les astres, ces cigales
Dont l’éclat jubilant semble un bourdonnement ;
Lorsque je sentirai que l’amour seul égale
L’ordre et la paix du firmament,

Je jetterai mon front dans ta main qui m’enivre,
Je boirai sur ton cœur le baume essentiel,
Afin de n’avoir plus ce long désir de vivre
De ceux qui n’ont jamais goûté l’unique miel
Et qui ne savent pas que le bonheur délivre ;
Afin d’être sans peur, sans regrets, sans remords,
À l’heure faible de la mort…