Les Forces éternelles/Lamentation

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Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 38-41).

LAMENTATION



Comment vivre à présent ? Tout être est solitaire,
Les morts ont tué les vivants,
Leur innombrable poids m’attire sous la terre.
Pourquoi sont-ils passés devant ?

J’écoute respirer l’immensité des mondes ;
Le sol s’assoupit sous le vent,
Le silence des morts, dans l’ombre agit et gronde :
Les morts enterrent leurs vivants !

Je ne peux plus aimer, ni vouloir, ni comprendre,
À peine si je suis encor.
Ma famille infinie est impalpable cendre.
J’ai honte d’habiter un corps.


J’ai honte de mes yeux, qui songent ou s’élancent,
Accablés, attentifs, hardis.
Les garçons de vingt ans ont tous un coup de lance
Qui les fixe au noir paradis !

Qui pourrait tolérer cette atroce injustice,
Cette effroyable iniquité ?
Nature, fallait-il que de ces morts tu fisses
Remonter un candide été !

Et la terre mollit en un brouillard qui fume ;
C’est un long gonflement d’espoir.
Les arbres, satisfaits, se détendent et hument
Le calme respirant du soir.

Mon âme pour toujours a perdu l’habitude
De son attache avec l’éther ;
Tout m’éloigne de l’ample et vague quiétude
Du cynique et tendre univers.

À présent qu’ont péri ces épiques phalanges,
Hélas, on voit trop vos dédains.
Triste espace mêlé de soleil et de fange,
Qui vous détournez des humains !


Rien ne peut plus cacher à nos regards lucides,
À notre effroi hanté, figé,
Le vide de l’azur et l’empire du vide
Où tout vient fondre et déroger !

— Le vent tiède, les bois, les astres clairs, la lune,
Ce noble arrangement du soir indifférent,
Qui pourtant séduisait les âmes une à une,
Par un doux aspect triste et franc ;

Les villes, les maisons, toute la fourmilière
Humaine qui se meut,
Et s’endort confiante, en baissant ses lumières.
Le front sur les genoux des dieux.

Tout me semble néant, à tel point s’interpose
La mort entre la vie et moi.
Je ne vous verrai plus, abeilles sur les roses.
Vertes pointes des jeunes mois !

Subit éclatement du printemps qui s’arrache
À des liens serrés, obscurs !
J’aurai les yeux rivés à l’invisible tache
Que fait la douleur sur l’azur.


Je vivrai, les regards enchaînés sur l’abîme
Creusé sans fin par ce qui meurt ;
Je verrai l’univers comme on regarde un crime,
Avec des soubresauts de peur,

Je ne chercherai plus quel rang occupe l’homme
Dans ce chaos vaste et cruel,
Je ne bénirai plus, le front baissé, la somme
De l’inconnu universel,

— Et cependant, l’espace éclatant et sans borne,
mon timide ami me semblerait étroit,
Si je sentais encor, au fond de mon cœur morne.
Brûler ma passion pour toi !

Avril 1915.