Les Forceurs de blocus/09

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Hetzel (p. 164-170).


IX

entre deux feux.


La guigue, enlevée par six robustes rameurs, volait sur les eaux de la rade. Le brouillard s’épaississait, et James Playfair ne parvenait pas sans peine à se maintenir dans la ligne de ses relèvements. Crockston s’était placé à l’avant de l’embarcation, et Mr. Halliburtt à l’arrière, auprès du capitaine. Le prisonnier, interdit tout d’abord de la présence de son serviteur, avait voulu lui adresser la parole ; mais celui-ci d’un geste lui recommanda le silence.

Cependant, quelques minutes plus tard, lorsque la guigue fut en pleine rade, Crockston se décida à parler. Il comprenait quelles questions devaient se presser dans l’esprit de Mr. Halliburtt.

« Oui, mon cher maître, dit-il, le geôlier est à ma place dans mon cachot, où je lui ai administré deux bons coups de poing, un sur la nuque et l’autre dans l’estomac, en guise de narcotique, et cela au moment où il m’apportait mon souper. Voyez quelle reconnaissance ! J’ai pris ses habits, j’ai pris ses clefs, j’ai été vous chercher, je vous ai conduit hors de la citadelle, sous le nez des soldats. Ce n’était pas plus difficile que cela !

— Mais ma fille ? demanda Mr. Halliburtt.

— À bord du navire qui va vous conduire en Angleterre.

— Ma fille est là, là ! s’écria l’Américain en s’élançant de son banc.

— Silence ! répondit Crockston. Encore quelques minutes, et nous sommes sauvés. »

L’embarcation volait au milieu des ténèbres, mais un peu au hasard. James Playfair ne pouvait apercevoir, au milieu du brouillard, les fanaux du Delphin. Il hésitait sur la direction à suivre, et l’obscurité était telle que les rameurs ne voyaient même pas l’extrémité de leurs avirons.

« Eh bien, monsieur James ? dit Crockston.

— Nous devons avoir fait plus d’un mille et demi, répondit le capitaine. Tu ne vois rien, Crockston !

— Rien. J’ai de bons yeux, pourtant. Mais bah ! nous arriverons ! Ils ne se doutent de rien, là-bas… »

Ces paroles n’étaient pas achevées qu’une fusée vint rayer les ténèbres et s’épanouir à une prodigieuse hauteur.

« Un signal ! s’écria James Playfair.

— Diable ! fit Crockston, il doit venir de la citadelle. Attendons. »

Une seconde, puis une troisième fusée s’élancèrent dans la direction de la première, et presque aussitôt le même signal fut répété à un mille en avant de l’embarcation.

« Cela vient du fort Sumter, s’écria Crockston, et c’est le signal d’évasion. Force de rames ! Tout est découvert.

— Souquez ferme, mes amis, s’écria James Playfair, excitant ses matelots. Ces fusées-là ont éclairé ma route. Le Delphin n’est pas à huit cents yards[1] de nous. Tenez, j’entends la cloche du bord. Hardi ! hardi là ! Vingt livres pour vous, si nous sommes rendus dans cinq minutes. »

Les marins enlevèrent la guigue qui semblait raser les flots. Tous les cœurs battaient. Un coup de canon venait d’éclater dans la direction de la ville, et, à vingt brasses de l’embarcation, Crockston entendit plutôt qu’il ne vit passer un corps rapide qui pouvait bien être un boulet.

En ce moment la cloche du Delphin sonnait à toute volée. On approchait. Encore quelques coups d’aviron, et l’embarcation accosta. Encore quelques secondes, et Jenny tomba dans les bras de son père.

Aussitôt la guigue fut enlevée, et James Playfair s’élança sur la dunette.

« Monsieur Mathew, nous sommes en pression ?

— Oui, capitaine.

— Faites couper l’amarre, et à toute vapeur. »

Quelques instants après, les deux hélices poussaient le steamer vers la passe principale, en l’écartant du fort Sumter.

« Monsieur Mathew, dit James, nous ne pouvons songer à prendre les passes de l’île Sullivan ; nous tomberions directement sous les feux des Confédérés. Rangeons d’aussi près que possible la droite de la rade, quitte à recevoir la bordée des batteries fédérales. Vous avez un homme sûr à la barre ?

— Oui, capitaine.

— Faites éteindre vos fanaux et les feux du bord. C’est déjà trop, beaucoup trop, des reflets de la machine ; mais on ne peut les empêcher. »

Pendant cette conversation, le Delphin marchait avec une extrême rapidité ; mais en évoluant pour gagner la droite de Charleston-Harbour, il avait été forcé de suivre un chenal qui le rapprochait momentanément du fort Sumter, et il ne s’en trouvait pas à un demi-mille, quand les embrasures du fort s’illuminèrent toutes à la fois, et un ouragan de fer passa en avant du steamer avec une épouvantable détonation.

« Trop tôt, maladroits ! s’écria James Playfair en éclatant de rire. Forcez ! forcez ! monsieur l’ingénieur ! Il faut que nous filions entre deux bordées ! »

Les chauffeurs activaient les fourneaux, et le Delphin frémissait dans toutes les parties de sa membrure sous les efforts de la machine, comme s’il eût été sur le point de se disloquer.

En ce moment, une seconde détonation se fit entendre, et une nouvelle grêle de projectiles siffla à l’arrière du steamer.

« Trop tard, imbéciles ! » s’écria le jeune capitaine avec un véritable rugissement.

Alors Crockston était sur la dunette, et il s’écria :

« Un de passé. Encore quelques minutes, et nous en aurons fini avec les Confédérés.

— Alors, tu crois que nous n’avons plus rien à craindre du fort Sumter ? demanda James.

— Non, rien, et tout du fort Moultrie, à l’extrémité de l’île Sullivan ; mais celui-là ne pourra nous pincer que pendant une demi-minute. Qu’il choisisse donc bien son moment et vise juste, s’il veut nous atteindre. Nous approchons.

— Bien ! La position du fort Moultrie nous permettra de donner droit dans le chenal principal. Feu donc ! feu ! »

Au même instant, et comme si James Playfair eût commandé le feu lui-même, le fort s’illumina d’une triple ligne d’éclairs. Un fracas épouvantable se fit entendre, puis des craquements se produisirent à bord du steamer.

« Touchés, cette fois ! fit Crockston.

— Monsieur Mathew, cria le capitaine à son second qui était posté à l’avant, qu’y a-t-il ?

— Le bout-hors de beaupré à la mer.

— Avons-nous des blessés ?

— Non, capitaine.

— Eh bien, au diable la mâture ! Droit dans la passe ! droit ! et gouvernez sur l’île.

— Enfoncés les Sudistes ! s’écria Crockston, et s’il faut recevoir des boulets dans notre carcasse, j’aime encore mieux les boulets du Nord. Ça se digère mieux ! »

En effet, tout danger n’était pas évité, et le Delphin ne pouvait se considérer comme étant tiré d’affaire ; car si l’île Morris n’était pas armée de ces pièces redoutables qui furent établies quelques mois plus tard, néanmoins ses canons et ses mortiers pouvaient facilement couler un navire comme le Delphin.

L’éveil avait été donné aux fédéraux de l’île et aux navires du blocus par les feux des forts Sumter et Moultrie. Les assiégeants ne pouvaient rien comprendre à cette attaque de nuit ; elle ne semblait pas dirigée contre eux ; cependant ils devaient se tenir et se tenaient prêts à répondre.

C’est à quoi réfléchissait James Playfair en s’avançant dans les passes de l’île Morris, et il avait raison de craindre, car, au bout d’un quart d’heure, les ténèbres furent sillonnées de lumières ; une pluie de petites bombes tomba autour du steamer en faisant jaillir l’eau jusqu’au-dessus de ses bastingages ; quelques-unes même vinrent frapper le pont du Delphin, mais par leur base, ce qui sauva le navire d’une perte certaine. En effet, ces bombes, ainsi qu’on l’apprit plus tard, devaient éclater en cent fragments et couvrir chacune une superficie de cent vingt pieds carrés d’un feu grégeois que rien ne pouvait éteindre et qui brûlait pendant vingt minutes. Une seule de ces bombes pouvait incendier un navire. Heureusement pour le Delphin, elles étaient de nouvelle invention et encore fort imparfaites ; une fois lancées dans les airs, un faux mouvement de rotation les maintenait inclinées, et, au moment de leur chute, elles tombaient sur la base au lieu de frapper avec leur pointe, où se trouvait l’appareil de percussion. Ce vice de construction sauva seul le Delphin d’une perte certaine ; la chute de ces bombes peu pesantes ne lui causa pas grand mal, et, sous la pression de sa vapeur surchauffée, il continua de s’avancer dans la passe.

En ce moment et malgré ses ordres, Mr. Halliburtt et sa fille rejoignirent James Playfair sur la dunette. Celui-ci voulut les obliger à rentrer dans leur cabine, mais Jenny déclara qu’elle resterait auprès du capitaine.

Quand à Mr. Halliburtt, qui venait d’apprendre toute la noble conduite de son sauveur, il lui serra la main sans pouvoir prononcer une parole.

Le Delphin avançait alors avec une grande rapidité vers la pleine mer ; il lui suffisait de suivre la passe pendant trois milles encore pour se trouver dans les eaux de l’Atlantique ; si la passe était libre à son entrée, il était sauvé. James Playfair connaissait merveilleusement tous les secrets de la baie de Charleston, et il manœuvrait son navire dans les ténèbres
Eh bien ! oncle Vincent (p. 171).

avec une incomparable sûreté. Il avait donc tout lieu de croire au succès de sa marche audacieuse, quand un matelot du gaillard d’avant s’écria :

« Un navire !

— Un navire ? s’écria James.

— Oui, par notre hanche de tribord. »

Le brouillard qui s’était levé permettait alors d’apercevoir une grande frégate qui manœuvrait pour fermer la passe et faire obstacle au passage du Delphin. Il fallait à tout prix la gagner de vitesse, et demander à la machine du steamer un surcroît d’impulsion, sinon tout était perdu.

« La barre à tribord ! toute ! » cria le capitaine.

Puis il s’élança sur la passerelle jetée au-dessus de la machine. Par ses ordres, une des hélices fut enrayée, et, sous l’action d’une seule, le Delphin évolua avec une rapidité merveilleuse dans un cercle d’un très-court rayon, et comme s’il eût tourné sur lui-même. Il avait évité ainsi de courir sur la frégate fédérale, et il s’avança comme elle vers l’entrée de la passe. C’était maintenant une question de rapidité.

James Playfair comprit que son salut était là, celui de miss Jenny et de son père, celui de tout son équipage. La frégate avait une avance assez considérable sur le Delphin. On voyait, aux torrents de fumée noire qui s’échappaient de sa cheminée, qu’elle forçait ses feux. James Playfair n’était pas homme à rester en arrière.

« Où en êtes-vous ? cria-t-il à l’ingénieur.

— Au maximum de pression, répondit celui-ci, la vapeur fuit par toutes les soupapes.

— Chargez les soupapes », commanda le capitaine.

Et ses ordres furent exécutés, au risque de faire sauter le bâtiment.

Le Delphin se prit encore à marcher plus vite ; les coups de piston se succédaient avec une épouvantable précipitation ; toutes les plaques de fondation de la machine tremblaient sous ces coups précipités, et c’était un spectacle à faire frémir les cœurs les plus aguerris.

« Forcez ! criait James Playfair, forcez toujours !

— Impossible ! répondit bientôt l’ingénieur, les soupapes sont hermétiquement fermées. Nos fourneaux sont pleins jusqu’à la gueule.

— Qu’importe ! Bourrez-les de coton imprégné d’esprit-de-vin ! Il faut passer à tout prix et devancer cette maudite frégate ! »

À ces paroles, les plus intrépides matelots se regardèrent, mais on n’hésita pas. Quelques balles de coton furent jetées dans la chambre de la machine. Un baril d’esprit-de-vin fut défoncé, et cette matière combustible fut introduite, non sans danger, dans les foyers incandescents. Le rugissement des flammes ne permettait plus aux chauffeurs de s’entendre. Bientôt les plaques des fourneaux rougirent à blanc ; les pistons allaient et venaient comme des pistons de locomotive ; les manomètres indiquaient une tension épouvantable ; le steamer volait sur les flots ; ses jointures craquaient ; sa cheminée lançait des torrents de flammes mêlés à des tourbillons de fumée ; il était pris d’une vitesse effrayante, insensée, mais aussi il gagnait sur la frégate, il la dépassait, il la distançait, et après dix minutes il était hors du chenal.

« Sauvés ! s’écria le capitaine.

— Sauvés ! » répondit l’équipage en battant des mains.

Déjà le phare de Charleston commençait à disparaître dans le sud-ouest ; l’éclat de ses feux pâlissait, et l’on pouvait se croire hors de tout danger, quand une bombe, partie d’une canonnière qui croisait au large, s’élança en sifflant dans les ténèbres. Il était facile de suivre sa trace, grâce à la fusée qui laissait derrière elle une ligne de feu.

Ce fut un moment d’anxiété impossible à peindre ; chacun se taisait, et chacun regardait d’un œil effaré la parabole décrite par le projectile ; on ne pouvait rien faire pour l’éviter, et, après une demi-minute, il tomba avec un bruit effroyable sur l’avant du Delphin.

Les marins, épouvantés, refluèrent à l’arrière, et personne n’osa faire un pas, pendant que la fusée brûlait avec un vif crépitement.

Mais un seul, brave entre tous, courut à ce formidable engin de destruction. Ce fut Crockston. Il prit la bombe dans ses bras vigoureux, tandis que des milliers d’étincelles s’échappaient de sa fusée ; puis, par un effort surhumain, il la précipita par-dessus le bord.

La bombe avait à peine atteint la surface de l’eau, qu’une détonation épouvantable éclata.

« Hurrah ! hurrah ! » s’écria d’une seule voix tout l’équipage du Delphin, tandis que Crockston se frottait les mains.

Quelque temps après, le steamer fendait rapidement les eaux de l’océan Atlantique ; la côte américaine disparaissait dans les ténèbres, et les feux lointains qui se croisaient à l’horizon indiquaient que l’attaque était générale entre les batteries de l’île Morris et les forts de Charleston-Harbour.



  1. Environ 700 mètres.