Les Forestiers du Michigan/III

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CHAPITRE III

découverte étrange

Il fallait vraiment bon courage et bon cœur à l’intrépide chasseur, pour affronter cette noire profondeur du désert, cette sinistre tempête, cette neige mortelle amoncelée en menaçantes avalanches.

Quand il eut fait une centaine de pas, il se retourna pour voir s’il apercevrait son feu. Plus rien n’apparaissait.

— Un beau noir ! un joli sombre ! murmura-t-il en reprenant sa marche : ma foi ! il tombe de la neige de façon à épuiser toutes les provisions d’en haut. Brrrrt ! ce n’est pas un badinage de se promener à cette heure !

Au même instant, en dépit de toute sa précaution, il se cogna rudement contre un arbre ; en se détournant pour l’éviter, il en heurta un autre avec la même violence.

– Il n’y a rien d’agréable à se renfoncer ainsi le nez contre les arbres, se dit-il avec un sang-froid que rien ne pouvait déconcerter.

Et il poussa en avant. Soudain le cri se fit entendre, mais si près de lui, que, malgré toute son assurance, il ne put réprimer un frisson et un ressaut en arrière. Il resta immobile, écoutant toujours.

— C’est la voix d’une femme, pensa-t-il ; aussi sûr que mon nom est Basil Veghte c’est un peu fort ! que fait-elle là ?

Bien des gens auraient poussé un cri d’appel en forme de signal ; assurément il eût été entendu. Mais le forestier était trop avisé pour commettre une telle imprudence. Son oreille exercée avait reconnu la voix d’une squaw indienne.

Mille pensées inquiètes se pressèrent tumultueusement dans son esprit. Toutes ces aventures ne cachaient-elles pas quelque artifice perfide combiné pour le massacrer ou le faire prisonnier ?… N’était-il pas possible que son mystérieux et impassible compagnon eût organisé cette trame diabolique ?… Et sans courir aucun risque, quelque lâche ennemi ne pouvait-il pas précipiter Basil dans un gouffre inconnu ?…

En une seconde tous ces soupçons tourbillonnèrent dans son esprit ; Veghte se sentit mal à l’aise et écouta plus minutieusement que jamais. Un moment vint, où il s’imagina sentir la présence de plusieurs ennemis ; il tourna l’oreille et l’œil dans toutes les directions pour sonder le ténébreux et impénétrable espace.

Puis, il fit quelques pas avec précaution : la voix s’éleva de nouveau ; cette fois c’était une sorte de chant sourd et monotone que Veghte reconnut à l’instant.

– Dieu me bénisse ! fit-il étonné ; c’est le chant de mort. Je vois bien maintenant qu’il n’y a aucune trahison mais il y a une créature en danger. Holà ! qui est là ?

Le chant continua comme si rien n’était venu l’interrompre. Pensant n’avoir pas été entendu, Basil réitéra son appel.

– Holà ! hé ! m’entendez-vous ?

Sa voix dominant la tempête, alla se répercuter dans les échos endormis de la forêt : nul doute qu’elle n’eût été entendue.

— Rien n’arrête un Indien qui psalmodie son chant de mort ! grommela Veghte avec impatience ; voilà une Peau-Rouge encore plus obstinée que les autres.

Quelques pas le portèrent à côté de la femme qui se livrait à ce sépulcral exercice. D’abord, il ne distingua rien : peu à peu le large tronc d’un arbre se dessina dans les ténèbres, et devant lui une forme humaine qui s’y appuyait.

Basil s’avança et tâta avec les mains : cette investigation matérielle acheva de le renseigner.

Mais une chose l’exaspérait considérablement : la femme continuait de chanter avec une persistance inexorable.

— Chut, donc ! Silence ! ou bien je vais vous y forcer. Qu’est-ce que ça signifie de brailler ainsi, alors que personne ne peut vous entendre ? Taisez-vous, à la fin ou je me fâcherai !

Ses injonctions ne produisirent pas plus d’effet que s’il se fût adressé au vent ou à la neige.

— Ah ! ah ! vous ne voulez pas vous arrêter ? Eh bien nous allons voir !

À ces mots il déploya sa large main et l’appliqua sans cérémonie sur la bouche de la chanteuse. Force lui fut d’interrompre pour le moment ses manifestations musicales.

Veghte tâta ensuite ses bras, ses mains et ses pieds pour savoir quels vêtements garantissaient la pauvre créature contre les rigueurs du temps il ne trouva, hélas qu’une mince robe en calicot, suffisante à peine pour la fraîcheur d’une nuit d’été.

— Gelée, glacée à mort ! murmura-t-il ; par le ciel tout allait être fini pour vous, pauvre fille hein ? que vois-je par terre ?… Ah une couverture !… mais elle est toute raide de glace. Il nous faut du feu, c’est évident ! Hé vous, ne bougez pas, ou je vous tue ! ajouta-t-il en déblayant le sol et récoltant çà et là des broussailles pour construire son bûcher humide. Je ne sais trop comment elle ferait pour courir, la malheureuse créature, si l’envie lui venait d’essayer !… — Attention, vous ! de ne pas chercher à fuir : j’ai l’œil sur vous, et si vous faites un pas je vous écrase ! poursuivit-il en s’efforçant de rendurcir sa bonne voix émue de compassion.

Le bon forestier ne doutait pas que l’Indienne ne fût arrêtée par cette idée « qu’il avait l’œil sur elle. » — Au milieu de cette obscurité épaisse dans laquelle ils ne pouvaient s’apercevoir, ce propos aurait pu paraître présomptueux mais il n’y regardait pas de si près, l’excellent homme ! Il ne songeait qu’à l’empêcher de fuir, c’est-à-dire de courir à une mort certaine : pour cela il s’efforçait de l’épouvanter en la menaçant de sa colère, « si elle bougeait. »

— Ah ! ah grondait-il tout en bâtissant son feu ; oh ! oh ! je suis un terrible homme, quand on m’irrite ! je ne sais pas ce dont je suis capable dans ma colère ! si vous faites un mouvement, je vous tuerai avant de m’en apercevoir. — Holà ! elle remue, je crois ! s’écria-t-il en entendant un léger froissement sur la neige.

Prompt comme l’éclair, il jeta la poignée de petit bois qu’il tenait, et bondit vers elle.

— Non ! elle ne peut aller loin… : Ah Seigneur ! elle est tombée poursuivit-il, lorsque ses mains après l’avoir cherchée contre l’arbre, l’eurent trouvée affaissée dans la neige. — Patience ! encore une minute, pauvre mourante ! le feu va briller ; ajouta-t-il en l’enveloppant de son mieux avec la couverture.

En effet, au bout de quelques instants, la flamme jaillit, chaude, brillante, joyeuse ; en dépit du noir orage et de l’humidité glacée.

Basil prit dans ses bras l’Indienne, et la coucha avec précaution près du feu : là, il s’empressa de l’examiner.

C’était une très jeune fille, à peine sortie de l’enfance ; son visage marbré par le froid avait une expression charmante et noble ; ses yeux noirs, profonds, expressifs ; ses longs cheveux brillants attestaient sa race.

Un frisson traversa l’âme bronzée du forestier en voyant cette frêle créature raidie par un mortel engourdissement, presque sans haleine, et qui se mourait au souffle fatal du vent de neige.

Il lui sembla, au premier coup d’œil, l’avoir déjà vue quelque part mais ce n’était pas le moment de se répandre en hypothèses, il fallait agir, il fallait lutter ; la mort était là, attendant sa proie.

Basil lui retira ses mocassins, et examina ses petits pieds :

— Tonnerre ils sont gelés, je m’en doutais ! grommela-t-il en prenant une poignée de neige pour les frictionner.

Le brave forestier mit une telle ardeur à cette utile opération, que la jeune fille poussa un cri de douleur.

C’était mieux que rien : c’était signe de vie.

— Bon ! elle reprend la parole ! dit-il en riant dans sa barbe ; et dans ce discours il y a plus de sens que dans tout son baragouin sauvage. Allons ! criez un peu, petite fille ! ça me réjouit de vous entendre. Le sang commence à circuler dans ces mignonnes pattes je vais les bien envelopper de la couverture, ensuite je donnerai une « frottée » aux bras.

Effectivement, il donna une telle « frottée » aux deux bras, que la jeune fille en poussa des cris. Mais le vaillant Basil ne s’arrêta pas pour si peu, et il ne discontinua sa vigoureuse médication que lorsqu’il fut certain d’un bon résultat.

Il y a bien des médecins qui n’en font pas autant : cela tient sans doute à un excès de science.

— Je ne m’étonnerais pas si son nez avait besoin d’une ou deux frictions ; poursuivit le forestier, qui, joignant le geste à la parole, opéra sur le champ, d’une manière délicate, avec le pouce et l’index. Il est froid comme un glaçon, observa-t-il au bout d’un moment : ce n’est pas là ce qui m’inquiète, la voilà en bon chemin.

Alors, satisfait de sa cure, il emmaillota sa protégée dans deux couvertures, et la coucha sur un tas de fougères, de la même façon que si c’eût été un petit enfant de quinze mois.

— Les femmes sont des choses bizarres, grommela Veghte en regardant l’Indienne qui continuait de rester immobile : tout-à-l’heure celle-ci chantait, alors qu’elle avait tout sujet de pleurer ; maintenant elle reste muette comme un poisson, comme si çà ne valait pas la peine de me dire merci. Vraiment, je n’y connais pas grand’chose, aux femmes. Il y avait bien ma vieille mère, et une sœur, je crois par là-bas, derrière le levant… mais elles sont mortes, j’imagine.

Il se tut un moment pour essuyer le brouillard qui humecta ses yeux à ces souvenirs ; puis il reprit son monologue :

— Oui, les femmes sont de drôles de choses ; elles ont été pour moi la cause de plus d’une épreuve. Toutes les fois que j’y ai pensé, çà m’a fait tourner la tête. Une autre chose bizarre… Je n’ai jamais vu de femme avec des moustaches ; çà m’étonne qu’elles n’aient pas de moustaches comme nous autres hommes ! C’est, sans doute, parce qu’elles ne sauraient pas se raser : oui, mais… elles pourraient se faire raser par quelqu’un. C’est bizarre !…

Le problème lui paraissant de solution trop difficile, il prit le parti de n’y plus songer.

– … Encore une chose singulière ! les femmes ont de longs cheveux ! ça m’a embarrassé longtemps de deviner pourquoi : je l’ai trouvé ce pourquoi… C’est parce qu’elles les laissent pousser. Je parierais que les miens seraient tout aussi longs, si je leur en laissais le temps.

Veghte éprouva le besoin de respirer après ce laborieux travail d’esprit. Il se reposa donc avec un soupir de satisfaction orgueilleuse ; jamais écolier lauréat, jamais mathématicien venant à bout d’un problème ardu, ne se sentirent plus triomphants et plus joyeux que l’innocent forestier quand il fut arrivé à cette ingénieuse solution.

Il se sourit à lui même et jeta un regard sur la jeune Indienne : celle-ci, toujours muette et immobile, tenait ses yeux noirs dirigés sur lui avec une fixité farouche dont l’étrange expression le mit mal à l’aise.

— Parlez-vous anglais ? lui demanda-t-il. S’il en était ainsi, je serais bien aise de vous adresser quelques questions. Hein, parlez-vous ?…

Un coup d’œil plus fixe encore s’il était possible, fut son unique réponse.

— Allons ! parlez-vous ?… ou bien je vous tire les oreilles ! fit-il en allongeant le bras vers elle.

L’excellent homme se serait brûlé les deux mains plutôt que de toucher à un cheveu de la jeune fille. Mais cette dernière, au geste qu’il fit, répondit par un regard de reproche et d’épouvante qui lui alla jusqu’au cœur. C’était le coup d’œil suprême et lamentable de la biche immolée par le chasseur.

— Dieu me bénisse ! s’écria-t-il ; vous avez pu croire que je voudrais faire du mal à une pauvre infortunée créature comme vous ! N’avezvous pas compris que je plaisantais ?

La jeune fille fit un brusque mouvement pour repousser le forestier ; une expression d’embarras courroucé se peignit sur son visage, comme pour réprimander Basil de cette familiarité irréfléchie.

Il se trouva tout interdit, la replaça auprès du feu, et impressionné par la fixité étrange de ces yeux plus noirs, plus sombres que la nuit, il se prit à souhaiter d’être à cent lieues de là, au fond de quelque épaisse forêt, bien loin de cette fille extraordinaire.

Tout à coup elle lui dit avec une énergie soudaine qui le fit tressaillir :

— Allez vous-en !

La surprise de Veghte fut telle qu’il ne put répondre tout d’abord.

– M’en aller ! répliqua-t-il enfin : et pourquoi ?… vous voulez donc que je vous abandonne ?

— Allez vous-en, répéta-t-elle avec une énergie croissante.

– Oui, n’est-ce pas ? pour vous laisser geler à mort ?

– Allez vous-en !

– Eh, non ! que je sois pendu si je fais un pas !

Un sentiment de méfiance s’éleva de nouveau dans l’esprit de Basil ; il trouvait une expression offensante et suspecte dans les allures de cette fille, à laquelle il venait de sauver la vie. Tous ses soupçons lui revinrent, il enveloppa sa protégée d’un regard rude et investigateur destiné à la fouiller d’outre en outre.

Mais celle-ci, s’apercevant que les recommandations étaient inutiles, se renferma dans son silence, et lui lança un coup d’œil presque suppliant et si expressif que Basil en fut touché ; ses méfiances s’évanouirent, il comprit qu’elle cherchait à lui faire éviter un danger sérieux.

Néanmoins ses aventures de la nuit l’avaient prédisposé à l’imprévu tout extraordinaire qu’il pût être ; et, en résumé, Veghte ne connaissait pas la peur.

Il se pencha donc très près de l’Indienne et lui demanda à l’oreille :

— Parlez, mon enfant, dites sans crainte vos pensées. Il y a par ici des Peaux-Rouges sur ma piste. Quoique vous soyiez de leur race, vous ne pouvez désirer ma perte, moi qui viens de vous sauver ?…

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! reprit-elle en le regardant dans les yeux.

Mais, soit ignorance, soit obstination, elle ne dit pas d’autre parole.

— Vous laisserai-je donc là ?

Apparemment elle ne comprit pas cette question : sans quoi elle y aurait répondu.

— Eh ! bien ! je pars, mais je vous emmène ! dit-il soudain, en s’enfonçant avec elle dans les ténèbres.

Le feu, pendant ce temps, s’était presque éteint, et les derniers tisons ne jetaient plus qu’une fumée rougeâtre : tout disparut au milieu des sombres obscurités de la tempête.

Quand il vit que tout était noir autour de lui, Basil éprouva une certaine satisfaction quels que fussent ses ennemis, Blancs ou Rouges, il se trouvait dans des conditions égales vis-à-vis d’eux ; la nuit, l’ouragan, le désert étaient pour lui comme pour d’autres.

Tout en cheminant à pas précipités, il repassait et commentait dans son esprit les événements inouïs dont il était le héros. On peut croire que la question était au moins aussi grave et perplexe que son précédent problème sur les femmes. Mais ici, Basil était sur son terrain, il examina les choses sur toutes leurs faces avec une grande facilité d’esprit. Une jeune Indienne se mourant de froid, au cœur du grand désert américain, par cette nuit d’horrible tempête ; — cette même Indienne cherchant obstinément à éloigner son sauveur !

Veghte eut beau tourner et retourner cette énigme complexe ; il n’y put rien comprendre.

Une préoccupation détourna l’honnête forestier de ses spéculations métaphysiques ; il s’aperçut qu’il marchait parfaitement à l’aventure. Toute sa perspicacité sauvage lui devenait inutile au milieu des ténèbres palpables qui l’entouraient. À cette observation désobligeante s’en joignait une autre : Johnson n’avait nullement fait retentir sa carabine, ainsi qu’il avait été convenu entre eux. Et pourtant, l’excursion de Basil avait duré assez longtemps, pour que son mystérieux compagnon s’inquiétât de lui, et songeât à donner quelque signal.

À la fin, se sentant mal à l’aise, il prit le parti de faire feu, lui-même, à trois reprises différentes.

Rien ne lui répondit.

Cependant, comme il avait marché avec une précaution extrême, il se croyait certain de n’être pas loin de son premier campement.

— Ce coquin là doit pourtant m’avoir entendu grommela-t-il ; c’est un singulier compagnon, celui-là et sa conduite me paraît louche. Je ne me fie que tout juste à son amitié, et si nous devons faire route ensemble, il faudra que je le fasse marcher. Impossible qu’il se soit endormi comme une brute !

Comme il parlait encore, une lueur fugitive, ou plutôt une ombre de lueur frappa ses yeux vigilants.

C’était son bienheureux foyer, dont il ne s’était guère détourné, dans sa course à tâtons.

Quelques secondes lui suffirent pour y arriver ; il s’installa en jetant à Johnson un regard de travers.