Les Forestiers du Michigan/IV

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CHAPITRE IV

problème insoluble

— Pourquoi n’avez-vous pas tiré des coups de fusil, comme je vous l’avais recommandé ? demanda Veghte, assez aigrement, à Johnson qui s’était mis debout pour le recevoir.

— Au nom du ciel qu’amenez-vous là ? riposta ce dernier.

— Eh ! une créature qui s’en allait mourant de froid si je ne lui avais porté secours, malgré vos bons conseils.

— Tiens ! tiens ! une femme ! s’écria Johnson au comble de l’étonnement : que je sois pendu si ce n’en est pas une !… et vivante, encore !

— Eh bien ! oui, vivante ! qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

À ce moment, la jeune fille se débattit si fort dans ses couvertures qu’elle les fit tomber et bondit comme une biche effarouchée.

— Là ! là ! doucement ! fit Basil ; reprenez vos couvertures et ne faites pas de sottises ! Enfant ! ou bien !… mais non ; je vous ai effrayée une fois déjà ; je n’y veux plus revenir. Allons ! voyons ! soyez sage ! remettez votre manteau, sans quoi vous mourrez de froid. — Vous ! ajouta-t-il en s’adressant à Horace ; parlez-moi un peu ici : n’avez-vous pas entendu mes coups de feu ?

— Il m’a bien semblé ouïr quelque chose mais je n’ai pas trop su ce que c’était.

— Pas-trop-su-ce-que-c’é-tait !… reprit Basil avec humeur, et contrefaisant la parole nonchalante de son interlocuteur. Vous allez peut-être me faire croire que vous ne distinguez pas un coup de feu du miaulement d’un chat !

— Peut-être, oui ! répliqua l’autre avec un redoublement de flegme irritant.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait parler votre fusil ? Vous m’auriez évité bien des tâtonnements dans ce bois obscur, au moment de mon retour ?

— Peuh ! savais-je que vous iriez si loin ? D’ailleurs, à vous voir si passionné pour vous mettre en campagne, je m’imaginais qu’une tournée de chasse, en pleine nuit, était nécessaire pour votre santé.

— Enfin vous n’auriez donc pas tiré un seul coup de fusil ?

— Oh ! vers l’aurore, j’aurais peut-être songé à y penser… mais vous êtes arrivé trop tôt.

Veghte lui lança un coup d’œil qui n’avait rien de pacifique, et réprima une violente envie de lui répondre sur un autre ton. Mais, après un moment de silence il se calma, et reprit la conversation sur un autre sujet.

– N’est-ce pas la chose du monde la plus bizarre Johnson ? Quant à moi, cette aventure là me dépasse.

— Quelle aventure ?

— Eh donc ! la manière dont j’ai découvert cette fille.

— Comment l’avez-vous trouvée ?

— Debout contre un arbre, gelée à mort.

— Ah ! et comment avez-vous connu qu’elle était gelée ?

— Potence et corde ! comment voit-on avec les yeux ? comment touche-t-on avec les mains ? vous êtes stupide, ce soir, mon camarade !

Johnson sourit paisiblement de cette boutade, et poursuivit avec son flegme habituel :

— Vous ne voyez pas que je cherche à éplucher la question. Est-ce que c’est la jeune fille qui vous a dit qu’elle allait mourir de froid ?

— Si elle ne s’en était pas doutée, pourquoi aurait-elle chanté son chant de mort ?

— Certes ! elle le chantait ?

— Oui bien ! et c’était parfaitement l’occasion pour elle.

— Ceci est fort. Si elle était mourante, c’est-à-dire sans connaissance, comment s’apercevait-elle de la chose, et comment pouvait-elle chanter ?

— Je n’en sais rien. Ce qui m’étonne encore plus, c’est qu’elle fût seule en pareil endroit et dans une pareille nuit.

– Pourquoi pas ? Il n’y a rien là d’impossible. D’ailleurs qui empêche de penser qu’elle était venue là avant la tempête ?

— Mais, comment y serait-elle arrivée seule ?

— Je ne puis rien décider là-dessus : on peut dire oui et non. Je suppose qu’elle avait été accompagnée par quelqu’un.

— Alors, comment se fait-il qu’on l’ait laissée seule ?

— C’est ce qui reste à savoir : peut-être les autres n’étaient pas loin.

Cette dernière remarque et le ton sur lequel elle fut faite impressionnèrent Veghte ; il abaissa pendant quelques instants sur le feu un regard distrait, et s’absorba dans ses pensées. Enfin il releva les yeux et dit

– S’ils étaient proches, pourquoi la laissaient-ils mourir de froid ?

— Peut-être l’avait-on mise là en punition.

– Bah ! quelle punition pouvait mériter une innocente enfant comme ça ? Parlez-vous sérieusement ?

– Vous savez bien que ces petits êtres aux yeux innocents sont presque toujours de dangereuses créatures.

— Moi, j’ignore tout çà : les femmes sont bizarres, n’est-ce pas ? On a bien de la peine à les comprendre.

— Il y en a qui les comprennent, répliqua Johnson avec une orgueilleuse suffisance ; moi, elles ne m’ont jamais embarrassé.

— Mais, je reviens à ma question ; si les autres l’ont laissée seule, pour se retirer à peu de distance, comment se fait-il qu’ils me l’aient laissé emmener ?

— Ah c’est là le mystère. Peut-être sont-ils partis convaincus qu’elle succomberait sous la tempête, et ne se sont-ils pas donné la peine de la surveiller.

— Je ne suis pas convaincu de cette idée. Johnson, vous parlez l’Indien, n’est-ce pas ?

– Oui, pourquoi ?

– Pour lui parler, la questionner ; tirer au clair tout ce qui la concerne.

— Ne lui avez-vous fait aucune question ?

— Si, mais elle n’a pas l’air de comprendre l’Anglais.

Johnson se livra à un silencieux sourire :

— Pshaw ! Elle l’entend aussi bien que nous. Voyez donc comme elle vous observe : je parierais qu’elle sait, jusqu’au moindre mot, tout ce que nous avons dit l’un et l’autre.

– Mais, par le ciel ! pourquoi ne dit-elle rien ?

– Ah ! ah ! c’est qu’elle ne veut pas ; apprenez que lorsqu’une femme a mis quelque chose dans sa tête, vous la tueriez plutôt que de l’en arracher.

— En vérité ?… murmura Basil, au comble de la stupéfaction.

— Vrai comme je le dis !

– Eh bien les femmes sont d’étranges êtres. Nous autres hommes n’agirions pas ainsi.

— C’est ce qui vous trompe, un homme ferait de même.

— Bah ! ce n’est pas possible, nous ne sommes pas si fantasques, après tout ! Et si un bon garçon m’avait rendu un service pareil à celui que je viens de lui rendre, par la neige et la tempête, par ma foi ! je répondrais congruement à ses questions.

— Écoutez un peu : elle ne trouve peut-être pas qu’il y ait tant à vous remercier dans cette affaire.

— Je pense autrement que vous regardez ses yeux, et dites-moi s’ils ne parlent pas de reconnaissance ?

— Je ne comprends guère ce langage muet. Et dans ses yeux je ne vois rien, si ce n’est qu’ils sont noirs comme la nuit et luisants comme des charbons.

— Dites-lui donc encore quelque chose en langue indienne ; pour voir si elle nous comprend, oui ou non.

Johnson lui demanda son nom. À peine la question était-elle faite que la jeune fille répondit :

– Mariami

– Mary Ann ?… elle dit ? demanda Veghte fort intrigué.

– Mariami — un joli nom pour une indienne. Voulez-vous que je lui demande encore quelque chose ?

— Oui tâchez de savoir pourquoi elle était restée seule.

Johnson l’interrogea de nouveau, mais sans succès : il fut désormais impossible de lui arracher une parole. À la fin, Veghte se consola en répétant son axiome « que les femmes étaient d’étranges choses ; » et se renferma dans le silence, après avoir invité, par signes, la jeune fille à dormir.

Pendant près d’un quart d’heure pas un mot ne fut prononcé : Basil fumait, les yeux nonchalamment fixés sur le feu, lorsque tout à coup une idée lui vint, il releva la tête pour parler. En faisant ce mouvement il s’aperçut que Johnson et l’indienne se regardaient avec un air qui lui parut éminemment suspect. À l’instant où Veghte bougea, les yeux de son mystérieux compagnon s’abaissèrent vivement vers le feu, et y restèrent fixés avec une expression affectée de somnolence et de rêverie. On aurait pu croire que Johnson, absorbé dans ses méditations, avait depuis longtemps oublié l’univers entier, l’Indienne et Veghte lui-même.

Basil finissait par ne rien comprendre à tout ce qui se passait autour de lui. Il demeura convaincu que Johnson et la fille sauvage échangeaient des signaux mystérieux : il fut tellement impressionné de cette idée qu’il voulut en avoir le cœur net, et se mit à questionner Johnson.

– Horace ! lui dit-il, vous avez déjà vu cette fille quelque part ?

– Qu’en résulterait-il si c’était vrai ?

– Pourquoi m’avez-vous caché cela lorsque je l’ai apportée ici ?

– Comment voulez-vous que je vous l’eusse dit, puisque je n’en sais rien moi-même.

– Enfin ! vous la connaissez, vous savez qui elle est ?

– Je sais le nom qu’elle vient de dire : Mariami.

– Eh bien ! moi, je soutiens que vous n’ignorez ni d’où elle vient, ni les circonstances dans lesquelles on l’a laissée seule dans ce bois.

– Doucement, doucement ! ricana Johnson, où, diable ! voulez-vous que j’aie puisé toute cette science ? J’ai rencontré pas mal d’Indiens dans ma vie, parmi eux pouvait être cette fille ; observez-la, du reste ; elle nous dévore des yeux comme si nous étions pour elle de vieilles connaissances. Je puis dire, même, une chose c’est que, peut-être, je l’ai vue quelque part, mais où ? mais quand ? impossible.

– Je voudrais bien que la mémoire vous revint ; vous ne sauriez croire quelle est ma curiosité à son égard. Vraiment je ne me suis jamais senti si curieux.

– Vous lui portez beaucoup d’intérêt ; je vous en félicite, maître Basil ! répondit Johnson avec un regard étrange qui réveilla tous les soupçons du forestier. – Chut ! ajouta-t-il en baissant la voix, elle s’endort.

En effet, les grands yeux noirs de la pauvre enfant se fermaient, et un sommeil paisible descendait sur elle. Elle en avait assurément besoin après les épreuves qu’elle venait de traverser, et qui eussent brisé toute jeune fille d’une autre race.

Les deux forestiers gardèrent le silence, retenant même leur respiration pour ne pas la réveiller. Ils l’examinèrent curieusement jusqu’à ce que ses paupières fermées et son souffle égal, leur eussent annoncé que leur protégée dormait profondément.

Il était passé minuit. Le feu continuait à flamber joyeusement, car le combustible ne manquait pas. La neige tombait avec plus de fureur que jamais, tournoyant dans l’air en tourbillons blafards, et épaississant le formidable linceul qui couvrait la terre. Évidemment si la tempête continuait ainsi jusqu’au matin, tout trajet dans les bois devait être impraticable : cependant Veghte ne manifesta aucune appréhension à ce sujet ; le mot « impossible » lui était inconnu.

– Je pense maintenant qu’elle doit être affamée, murmura-t-il sans bruit : n’est-ce pas votre opinion, Johnson ?

– Peut-être, d’après les apparences.

– Pauvre petite ! pourquoi n’y avons-nous pas songé ?

– À quoi bon y penser, alors que nous n’avons rien à manger pour nous-mêmes ?

– J’ai une bonne pièce de venaison, répliqua Basil ; ce n’est pas énorme, et pourtant, si elle parvient à l’expédier, elle est plus forte mangeuse qu’elle ne le paraît.

– C’est une Indienne. Ces espèces là peuvent jeûner sans que ça y paraisse.

– C’est peut-être une sorcière ! fit Veghte d’un air prodigieusement fin ; qui sait si nous ne la verrons pas s’envoler au point du jour avec des ailes de chauve-souris et un bec de corbeau ?

– À quel moment de la nuit sommes-nous ?

– Il doit être minuit passé.

– Si nous essayions de faire un petit sommeil ? fit Johnson en baillant.

– C’est une proposition dont je ne suis pas ennemi.

– Eh bien ! disposons-nous pour cela. Tout porte à croire que nous ne serons pas dérangés par quelque nouvelle visite : en tout cas nous saurons bien nous réveiller au moindre bruit. Le feu ne s’éteindra pas, il y a assez de bois pour l’alimenter jusqu’au jour.

– Oui, oui ! tout va bien ; dormons.

Avant de s’étendre sur son lit de broussailles, Basil alla inspecter l’Indienne pour s’assurer qu’elle était assez chaudement protégée contre la température de plus en plus glacée ; puis il empila sur le foyer une quantité de bois formidable, destinée à brûler pendant plusieurs heures sans être renouvelée.

– Je m’éveillerai bien sûr lorsqu’il baissera, dit-il ; nous ne serons point engourdis par le froid, et quant à moi, je ne me sens pas gelé du tout.

— La fille Indienne n’aurait pas dit çà tout-à-l’heure. Je suis bien aise que vous ayez le sommeil léger, car lorsque je dors, je m’acquitte de cette fonction avec un si grand courage que je suis fort long à m’éveiller.

Leurs préparatifs furent bientôt faits. Ils n’avaient, entre eux d’eux, qu’une couverture, car Veghte avait donné la sienne à l’Indienne ; mais cet abri leur suffisait pourvu qu’il les garantit de la neige. Ils construisirent à la hâte un toit de branches, le recouvrirent avec la couverture, s’étendirent moelleusement dessous, et un quart d’heure après ils dormaient.

Au bout d’une heure, environ, Basil s’éveilla sans savoir pourquoi. Son sommeil avait été si profond qu’il fut quelques moments à reprendre sa présence d’esprit, et à discerner ce qui se passait autour de lui. Il lui sembla cependant entendre le bruit furtif de plusieurs voix parlant tout bas.

Il étendit la main pour tâter la place de Johnson : ce dernier n’y était plus. Alors Basil rejeta la couverture et se mit avec vivacité sur son séant.

S’il avait apporté dans cette action la prudence méticuleuse qui lui était habituelle, il aurait pu surprendre l’explication d’un mystère qui resta toujours une énigme pour lui.

Johnson paraissait fort occupé à empiler du bois sur le feu ; quant à Mariami, la jeune fille indienne, son sommeil semblait tout aussi profond qu’au premier moment. Néanmoins il ne put retirer de son imagination que tous deux avaient conversé ensemble quelques moments auparavant.

— Ho ! ho ! vous voilà éveillé dit Johnson en se retournant.

— Oui ! répliqua sèchement Basil, que faites-vous là ?

— Le froid m’avait gagné, çà m’a fait apercevoir que le feu baissait ; je me suis levé pour le ranimer, car je n’ai pas voulu vous déranger.

— Mary-Ann, l’Indienne, s’est réveillée aussi ? reprit Veghte d’un ton soupçonneux.

— Qui ? où ? quand ? fit Johnson en regardant autour de lui d’un air effaré, comme s’il eut oublié la présence de la jeune fille.

— Oui ! oui ! elle ! Je suis sûr de vous avoir entendus tout à l’heure causer ensemble.

Johnson se livra à un de ces sourires hautains et nonchalants qui lui étaient particuliers.

— Vous vous imaginez qu’elle consentirait à me parler, lorsqu’elle refuse de vous dire un seul mot, à vous qui lui avez sauvé la vie !

— Assurément ce serait souverainement déraisonnable ; mais les femmes sont de si drôles de choses, si incompréhensibles !…

— Je pense, dit Johnson en détournant l’entretien, que voilà le feu en bonne route jusqu’au matin ; essayons donc de voir si nous pourrions goûter une heure ou deux de bon sommeil.

À ces mots, il se réintégra dans son lit, et s’endormit ou parut s’endormir aussitôt.

Il n’en fut pas ainsi de Veghte. Les soupçons désobligeants qui lui remplissaient la tête, le tinrent éveillé pendant plus d’une heure.

Il y a dans l’organisation humaine certains instincts magnétiques, desquels résulte une espèce de seconde vue intérieure, ou un avertissement mystérieux qui met en garde contre l’ennemi, alors même qu’il reste inconnu.

Basil éprouvait cette émotion et revenait toujours à cette idée méfiante, que dans la conduite de Johnson et de l’Indienne il y avait quelque chose de louche.

Il se rappela que, quelques années auparavant, à la première fois qu’il s’était rencontré avec Johnson, les allures de ce dernier avaient été déplaisantes, son amitié suspecte ; puis, sa brusque arrivée auprès du feu, sa manière presque brutale de s’installer, ses discours dédaigneux et ambigus, son inqualifiable négligence à faire des signaux utiles ; tout concourait à soulever contre lui les soupçons les plus légitimes. Or, au désert, quiconque n’est pas ami, est ennemi ! quiconque n’est pas clairement, ouvertement loyal, est un traître !

Basil aurait donné quelque chose de bon pour le voir « au Diable : » la présence de cet homme lui semblait malfaisante.

La pente de ses rêveries amères conduisit tout doucement Basil dans les régions du sommeil ; il y resta pendant plusieurs heures, étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

Enfin, le mouvement qui se faisait autour de lui le réveilla. Il se leva précipitamment ; le feu continuait de briller avec éclat ; l’aurore commençait à poindre.

– Déja réveillé ! fit Johnson en riant : à vous voir dormir, j’aurais pensé que le grand jour vous trouverait au lit.

— Il y a longtemps que vous êtes levé ?

Une grande demi-heure, pour le moins.

Veghte était outré contre lui-même d’avoir laissé prendre pareil avantage à cet homme : il se leva furieux.

— Je ne puis comprendre que j’aie tant dormi dit-il d’un ton bourru ; si j’étais demeuré huit jours sans me coucher ce serait à peine pardonnable.

— Ah ! ah ! c’est que vous étiez fatigué et transi.

— Johnson ! où est la fille ? demanda soudain Basil.

– Le ciel le sait, fit Horace d’un air innocent. Elle avait disparu quand je me suis levé.