Les Forestiers du Michigan/IX

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CHAPITRE IX

capturé !


Basil se retourna, fort désagréablement surpris.

Il reconnut l’espèce de géant qu’il avait remarque sur la rive, et qui lui avait parlé, à son départ du fort.

— Ceci est sujet à discussion, répondit-il fièrement et nous pourrions bien n’être pas du même avis à cet égard.

En même temps il essaya de préluder à la « discussion » par une violente secousse destinée à faire lâcher prise à son adversaire.

Mais à la suite de la première main en arriva une seconde qui étreignit le Forestier comme dans un étau d’acier :

— Ce n’est pas la peine ! ne vous dérangez pas, mon petit ami ! reprit la grosse voix ; vous êtes pris, et bien pris, je m’en flatte : ce que vous avez de mieux à faire est de rester tranquille comme un homme raisonnable.

En disant ces mots, le colosse l’enleva de terre avec autant de facilité qu’il eut fait d’un enfant, et l’emporta à une certaine distance, dans la direction du lac.

Arrivé sur un petit promontoire à fleur d’eau, il le déposa doucement au fond d’un canot que Veghte n’avait point remarqué.

Là, il se trouva face à face avec deux personnages muets, mais d’apparence athlétique, aux pieds desquels il fut forcé de s’asseoir.

Le géant sauta dans la barque, leste comme un oiseau ; les deux muets se mirent à ramer de manière à gagner le large.

Tout en faisant l’examen de ce qui se passait autour de lui, Veghte entendit distinctement craquer les batteries de deux pistolets, et vit briller les larges canons qui reposaient sur le banc de chaque côté du gros homme.

– Au moindre mouvement, mon bon petit ami, votre précieuse personne recevra le contenu de ces deux bijoux, lui dit ce dernier ; ce ne sera pas la première fois qu’ils auront rempli de pareilles fonctions.

La position était délicate pour le Forestier et contrariante à tous les points de vue ! Quelle détestable chance pour le héros de mille aventures extraordinaires ! lui qui avait passé intact à travers tous les périls, qui avait déjoué cent fois les poursuites les plus acharnées des Français et des Indiens ; lui qui venait de leur échapper par un tour de force, d’adresse, de courage, de sang froid !

Franchement, Basil s’adressait des reproches intérieurs, et se disait qu’il avait été un sot de se laisser prendre.

Restait à prendre une revanche mais la chose n’était pas facile : outre le géant, il y avait là deux muets qui n’avaient nullement l’air de plaisanter.

Et puis, quel homme que ce géant ! Basil ne pouvait se défendre d’un juste tribut d’admiration pour lui : il se surprenait même à contempler en vrai amateur le magnifique développement de ce torse herculéen, de ces membres beaux comme ceux de la statuaire antique, de cette tête noble et énergique, toute rayonnante de courage et d’intelligence.

— Un bel homme !… un vrai bel homme ! soupirait-il intérieurement ; il fallait ça pour que je m’avouasse pris… Un superbe homme ! que le diable l’emporte !

Et Basil le caressait du regard, songeant aussi que son adversaire aurait bien figuré au bout de son rifle ou sous la pointe de son couteau !…

– … S’il ne m’avait pas pris en traître, on aurait pu voir ; … continua Basil en cherchant à se consoler ; s’il n’avait pas eu la lâcheté de se cacher pour me saisir par derrière,… certainement je lui aurais disputé ma personne de façon à l’en dégoûter. Bah ! ces Français ont adopté les manières des Sauvages ; ils font la guerre toujours en tapinois maintenant, on croirait voir des chats guettant des souris ! je n’aime pas ça !

Mais tous ces raisonnements ne changeaient rien aux choses, et n’empêchaient pas que le Forestier ne fut pris. Chevaleresque ou non, son adversaire avait pour lui la raison du plus fort ; cela rendait toute discussion superflue.

Bientôt les pensées de Basil prirent une autre direction : il se mit à songer au résultat de cette affaire. Qu’allait-on faire de lui ? Pourquoi avait-on déployé tant d’acharnement pour le prendre vivant, alors qu’il aurait été relativement plus aisé de le tuer d’un coup de fusil, ou de le couler à fond ?

Une pensée d’amour-propre lui vint et le consola un peu. Évidemment ses adversaires l’appréciaient à sa juste valeur : depuis le commencement de la guerre française, il s’était distingué parmi les plus braves ; les précieux services qu’il avait rendus aux forts anglais établis sur les frontières l’avaient rendu légendaire parmi les Indiens.

De toutes façons il devait être le point de mire de la double expédition qu’il venait de voir fonctionner sur le lac : Français et Indiens ne s’étaient donné tant de peine que pour s’emparer de sa personne : le géant avait eu la meilleure chance.

Il n’était pas même bien sûr que ce dernier fût de la même bande que ceux de l’embarcation, car Basil remarqua qu’il prit sa direction vers un point du lac entièrement solitaire, sans avoir nullement l’air de s’occuper des autres.

Le Forestier était assez avisé pour ne négliger aucune observation qui pût lui devenir profitable par la suite. Il nota soigneusement dans son esprit qu’on s’acheminait vers la côte occidentale, il remarqua également qu’on côtoyait la terre d’assez près pour que tous les détails de la forêt ou des clarières fussent faciles à reconnaître.

Mais ces préoccupations incidentes ne pouvaient détourner Basil des inquiétudes et des regrets qui venaient l’assaillir en foule ; une grande partie de ses pensées était pour le commandant Christie et sa brave garnison, maintenant privés de son actif et fidèle concours.

Il ne s’oubliait point lui-même assurément, mais il ne se tourmentait pas, ayant une foi aveugle en la bonne chance que le ciel lui avait toujours conservée.

– Bah ! se dit-il avec une certaine assurance ; qui vivra verra ! Je trouverai bien quelque joint pour sortir de ce mauvais pas. En tout cas, le plus tôt sera le meilleur, car je ne leur ai jamais été plus nécessaire.

Sur cette réflexion il passa de longs instants à s’apitoyer sur ses braves compagnons d’armes qui, sans doute, attendaient avec anxiété son retour, et ne manqueraient pas d’être mortellement inquiets sur son compte.

— Ça va les décourager, continua-t-il : quand la mauvaise chance se prépare, tout va mal ; on se démoralise, on perd la tête, et tout-à-coup on se trouve coulé à fond… mais enfin, pourquoi ont-ils été si acharnés à s’emparer de moi ?… ajouta-t-il en creusant le problème d’autant plus studieusement qu’il pouvait moins le résoudre.

À cette dernière question, le nom d’Horace Johnson fit une apparition lumineuse sur le fond noir de son imagination.

— Oui ! se dit-il, c’est un tour joué par cet abominable coquin ; j’aurai un fort compte à régler avec lui quand nous nous reverrons ! C’est lui qui a aposté ce gros Français pour me happer au passage : par prudence ils n’ont pas voulu me mettre la main dessus au départ, sous le feu des canons et des rifles du fort, mais ils avaient dressé toutes leurs batteries ensemble afin de retarder indéfiniment mon retour.

Veghte serra les poings, c’était tout ce qu’il pouvait faire ; mais on peut affirmer que Johnson aurait passé un quart d’heure infiniment désagréable s’il se fût rencontré seul avec le Forestier dans quelque coin de la forêt.

Nous serions historien infidèle si nous omettions de dire que de véhémentes pensées d’évasion se présentèrent à l’imagination active du Forestier.

C’était rêver presque l’impossible. Néanmoins il fit plus d’une fois l’inspection de la barque et se demanda s’il ne serait pas opportun de se laisser adroitement glisser par dessus le plat bord et de « piquer une longue tête, » comme il l’avait fait si heureusement quelques instants auparavant.

Une seule chose le gênait c’était ce grand et incommode Français flanqué de ses deux pistolets armés.

Et il ne manquerait pas de s’en servir, murmura Basil ; il est assez brutal pour cela ; j’aurais beau aller vite, crac ! un coup de doigt ! et voilà l’accident arrivé ; on repêcherait le pauvre Basil tout déconfit. Mais voyez donc l’animal ! il ne me quitte pas des yeux ; on dirait qu’il lit dans ma pensée.

Veghte s’ensevelit cauteleusement dans une immobilité de chat endormi et observa ses gardiens tout aussi attentivement qu’ils l’observaient eux-mêmes.

— S’ils pouvaient détourner un instant la tête, se disait-il ; quand ce ne serait que pour éternuer ! Bzt ! comme je serais vite dans l’eau !

Une grande heure s’écoula dans cette silencieuse lutte de perspicacité. Le Français ne cligna pas de l’œil ; pas un muscle de son visage bronzé ne trahit la lassitude : il ne détourna pas une seule fois son regard perçant de dessus le prisonnier.

Veghte espérait qu’à un moment donné les deux rameurs changeraient de côté pour varier un peu leur long travail, et qu’alors se présenterait à lui l’occasion favorable de disparaître comme l’éclair.

Personne ne bougea, les avirons continuèrent de marcher avec une régularité mécanique ; décidément la chance n’était pas pour Basil.

Il commença à perdre tout espoir et se mit à chercher d’autres expédients.

— Si mes pistolets n’avaient pas été submergés avec moi, réfléchit-il, j’essaierais d’en faire usage et je risquerais une partie désespérée ; mais ils sont en ce moment aussi inoffensifs qu’un tuyau de pipe : Non, vraiment je n’ai pas de chance !

Tout à coup, comme pour seconder les vœux du Forestier, un bruit clapotant se fit entendre sur le bord, comme si un homme ou un animal venait de se jeter à l’eau.

— Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que ça ? fit Basil en se retournant d’un air alarmé.

Au fond il était ravi : dans sa pensée ses trois incommodes compagnons allaient se retourner et lui… allait glisser au large ! Sa joie ne devait pas être de longue durée.

— Çà ne vous regarde pas, l’ami fit rudement le gros Français sans bouger de l’épaisseur d’un cheveu. Vous n’avez rien à faire de ce côté là.

— Quel côté, voulez-vous dire ? demanda Veghte d’un ton rogue, car il était furieux de voir ses espérances déçues.

Le géant se mit à rire paisiblement :

— Je vous entends, je vous comprends, mon petit ami, répliqua-t-il ; on ne peut vous blâmer d’avoir en tête une petite escapade : seulement je suis désolé de vous dire que c’est impossible. Vous êtes attendu quelque part d’ici à peu de jours.

Le ton sur lequel furent dits ces mots était plus significatif que les gestes les plus énergiques. Cela voulait dire bien des choses !… Malgré l’humeur bourrue dont son compagnon semblait doué, Veghte essaya de le faire causer.

— Pourquoi m’avez-vous guetté si longtemps, cette nuit ? lui demanda-t-il.

Un ricanement dédaigneux accueillit cette question bizarre.

— Farceur répondit le géant ; voilà un mot que je retiens ! Pourquoi je vous ai guetté ?… Demandez-moi donc aussi pourquoi on fait des prisonniers en temps de guerre ? Je vous ai mis la main dessus parce que ça me convenait : voilà !

– C’est justement ce que je pensais ; mais je n’étais pas parfaitement sûr : Enfin, répondez-moi, ne m’avez-vous pas poursuivi plus qu’un autre, et d’une façon toute spéciale ?

Le gros Français se donna encore le plaisir de rire a gorge déployée ; quand il eût repris son sérieux, il répondit :

— Vous êtes curieux, mon petit ; cependant je suppose que vous vous connaissez vous-même ; vous savez très bien que vos tripotages avec les Anglais ont fait de vous un personnage de renom. Hé ! hé ! vous vous êtes montré dans cette guerre ! Quel malheur que vous ne soyez pas du bon côté !

— Ah ! justement ! c’est dommage… pour vous autres !

— Ne discutons pas là-dessus ; ce seraient des paroles perdues. Je parie que si on vous avait offert d’être un de nos généraux, vous auriez accepté… hein ? Soyez franc !… En supposant que vous eussiez la capacité voulue.

— Bah ! est-ce que j’ai jamais songé à être général ?

— Personne ne vous dit cela ; je fais une supposition et je dis que vous avez fait pour votre parti autant et plus qu’un général. En conséquence, ce sera pour nous une fort bonne affaire que de vous mettre à l’ombre pour le moment, et pour vos amis ce sera une vraie perte.

Cette réponse fut faite sur un ton significatif qui donna beaucoup à refléchir au prisonnier. Il regarda fixement le Français pendant quelques minutes puis il lui dit :

— Vous pourriez bien avoir raison : votre intention est d’attaquer Presqu’Îsle ?

— De qui parlez-vous ?

— De vous autres, Français et Indiens ; car vous êtes ensemble pour cette guerre.

— C’est une grave erreur. Je sais bien que les Anglais ont toujours cherché à compromettre la France dans cette affaire. Mais la guerre actuelle est l’œuvre exclusive de Pontiac, le grand cher Ottawa.

Ce fut le tour de Veghte de sourire avec dédain.

— Le ciel sait qui a soulevé tout ce trouble, répondit-il ; il existe, ce n’est déjà que trop ! Mais je vous dis, moi, que sans les Français, Pontiac n’aurait pas fait moitié de toute cette besogne.

Le géant ne répondit rien, se sentant trop courtois pour quereller un homme qui se trouvait en son pouvoir.

Au bout de quelque temps, Veghte reprit la parole :

— Les Indiens se préparent à attaquer le fort Presqu’Îsle n’est-ce pas ?

— Cela ne m’étonnerait nullement : Je les crois en bon chemin pour l’assaut.

— Une chose ferait bien mon affaire ! ce serait de me trouver là pour fouailler tous ces chiens.

– Ah ! ah ! c’est justement pour éviter votre présence que nous avons pris la liberté de vous faire prisonnier. En votre absence nous aurons moitié moins de peine qu’en votre présence. Vous êtes libre de prendre ce que je vous dis là pour un compliment.

— Que veulent donc ces Peaux-Rouges qui ont rôdé toute la nuit sur le lac ?

Le silence gardé par le gros Français convainquit Veghte que toutes ses hypothèses étaient bien fondées. Cependant, comme il n’en savait pas suffisamment à son gré, il revint à la charge.

— Je jurerais bien, dit-il, que c’est ce Johnson,… cet Horace Johnson qui a manigancé toute cette affaire.

– Ah ! décidément vous m’impatientez avec vos questions, répliqua le Français, je ne vous répondrai plus rien.

– Vous m’avez, Goddam ! bien assez répondu, pour qu’à présent je n’aie plus besoin de vos paroles. Je m’entends, cela suffit : Johnson et Balkblalk n’ont qu’à bien se tenir ; je me souviendrai d’eux à l’occasion.

Sur cette apostrophe du Forestier, la conversation prit fin tout à coup : il se remit à rêver et à observer.

Depuis le début son adversaire n’avait pas quitté ses pistolets comme le doigt du destin, son menaçant index, toujours appuyé sur la détente, se tenait prêt à lancer la mort et à foudroyer le pauvre Basil, s’il s’avisait de bouger.

Quant aux rameurs, ils ne donnèrent d’autre signe de vie que le mouvement infatigable et machinal de leurs avirons. Ils se montrèrent, pendant la conversation, d’une indifférence aussi absolue que si l’on n’eût pas parlé à leurs oreilles.

Veghte en conclut qu’ils ne comprenaient pas un mot d’Anglais, si toutefois ils n’étaient pas sourds aussi bien que muets.

Évidemment le gros Français avait lu dans l’âme du Forestier tous ses plans d’évasion : de là, son opiniâtre surveillance.

Basil perdait réellement tout espoir : il était certain que, malgré toute sa vigueur et son agilité, il ne pouvait rivaliser de vitesse avec la balle d’un pistolet ; il était également fort problématique qu’il pût plonger assez longtemps pour être perdu de vue par les gens du canot.

Cependant on naviguait tout doucement, et on avançait tout en se maintenant à la même distance du rivage. Par instants on apercevait très bien la silhouette des bois se découpant en masses sombres sur le fond du ciel ; à diverses reprises le Forestier reconnut des fourrés où il avait fait plus d’une partie de guerre ou de chasse.

Chaque fois cela le faisait rêver : il laissa tomber la conversation et s’enveloppa dans de sombres pensées.

Bientôt on eut dépassé les rives méridionales du lac, comprises entre Presqu’Îsle et le fort Détroit : Veghte ne put retrouver dans sa mémoire aucun autre poste dans ces parages ; il en conclut qu’on l’emmenait à quelque camp plus éloigné, au milieu des forêts profondes de l’ouest.

Cependant une circonstance n’échappa point à Basil : depuis quelques minutes le vent fraîchissait, tout annonçait un orage ; on entendait les vagues battre la plage avec une force toujours croissante ; le canot commençait à danser sur les flots moutonnants ; la masse profonde du lac s’agitait, bouleversée par des convulsions intérieures.

Ce changement de temps, qui parut contrarier les autres, réjouit le Forestier ; il y voyait une double espérance d’évasion, être jeté à la côte ou couler bas : cette dernière perspective, surtout, lui souriait, car, dans le cas d’un naufrage, ses adversaires auraient assez à faire de songer à leur propre sûreté, alors Basil était sûr de s’échapper.

Si, au contraire, on était jeté sur le rivage, la fuite devenait un peu plus difficile : cependant il y avait encore à espérer beaucoup de chances favorables.

Le Français cherchait toujours à se maintenir au large, malgré la violence croissante des flots et l’obscurité orageuse qui s’épaississait autour du canot.

Par suite de l’eau qui embarquait dans le canot à chaque lame, on fut obligé de décharger un peu l’avant, et un rameur se recula jusqu’au milieu ; le géant ne bougea pas de son poste, où il se tenait, inébranlable, le pistolet toujours braqué sur la poitrine de son prisonnier.

Ce nouvel arrangement eut pour résultat d’interposer à chaque coup d’aviron, le corps du rameur entre Basil et son geôlier ; cette espèce de bouclier intermittent fut de peu d’utilité pour le prisonnier, car ce dernier ne pouvait faire aucun mouvement, et d’ailleurs le nouveau venu baissant constamment la tête, le Forestier restait toujours en vue.

Veghte n’avait qu’un désir, c’était de voir le canot rester sur l’eau ; il calcula que le meilleur parti pour y arriver, serait de feindre l’ambition contraire : il commença donc à affecter une certaine inquiétude, paraissant désirer qu’on abordât au plus vite.

— Le lac devient méchant, dit-il, nous allons avoir du mal à tenir le large.

– … Pas de danger ! il y a un bon timonier, et de fameux rameurs.

— Je vous crois : mais, dans mon idée, rien n’y fera si les vagues deviennent hautes : vous agiriez sagement en gagnant le bord.

Le gros Français eut un rire moqueur.

— Pas de çà mon petit ami ; je comprends pourquoi vous tiendriez à être à terre. Mais, ne vous gênez pas pour émettre vos idées : je prends un plaisir infini à vous entendre.

— Tu ne me comprends pas aussi bien que tu le crois, murmura intérieurement Basil. – Faites comme il vous plaira, ajouta-t-il à haute voix : cela m’est bien égal, vous pouvez croire.

— Oh ! oh pas tant que vous le dites : je m’entends.

— À mon avis, je sais manier un canot aussi bien que vous ou vos amis ; eh bien ! je ne me chargerais pas de maintenir cette embarcation à flot par un temps semblable.

— Vous pouvez avoir votre opinion, je… holà ! hé !

Cette exclamation était arrachée au gros Français par une lame monstrueuse, qui, en déferlant sur la barque, l’avait remplie d’eau jusqu’à hauteur des genoux.

Cet incident faillit le déconcerter ; mais pour ne pas donner l’avantage à son prisonnier sur ce point, il se maitrisa au point de rester impassible : seulement d’une voix sourde, il adressa vivement, à son compagnon, quelques paroles dans un langage que Veghte ne put comprendre.

Le Forestier put deviner, néanmoins, que le Français faisait des reproches au rameur sur sa manière de conduire le canot.

Réellement la position devenait délicate. Pour briser les vagues, ou, tout au moins, lutter contre elles sans trop de désavantage, il fallait leur marcher dessus la proue en avant, c’est-à-dire en tournant le dos au rivage. Mais cette direction n’était nullement celle que le Français voulait prendre. Si, au contraire, soit en louvoyant, soit en longeant la côte, on présentait le flanc aux lames, l’embarcation était perdue.

Le gros Français ne s’aveuglait pas sur le péril : il s’apercevait bien qu’il allait croissant d’une façon tout à fait sérieuse. Mais il était parfaitement résolu à ne pas prendre terre, car, dans sa pensée, le prisonnier aurait alors trop de chances pour s’évader : Il avait encore une autre raison que Basil ne tarda pas à comprendre.

Depuis environ un quart d’heure l’eau avait changé de couleur et l’apparition d’un courant annonçait le voisinage d’une rivière ou d’un torrent se déversant dans le lac. C’était même précisément le remous produit à cette embouchure qui augmentait l’agitation des vagues.

Bientôt on arriva en face du cours d’eau ; trois vigoureux coups d’aviron firent tourner la barque à angle droit ; quelques secondes après elle était hors du lac Érié et filait comme une flèche sur le courant paisible du Creek (gros ruisseau).

Cette localité était familière à Basil ; il fût, dès ce moment, convaincu que la péripétie de ses aventures approchait. Si le lieu de leur destination était éloigné encore, le dénouement pouvait être favorable, il y avait chance d’évasion : mais si le camp indien où l’on se rendait était proche, tout espoir était perdu.

À environ un mille de l’embouchure, le lit du torrent se rétrécit et se montra couvert d’une voûte impénétrable de buissons. Le Forestier songea aussitôt à précipiter les choses, dans le cas où l’embarcation s’engagerait dans cette impasse sombre.

— Comment, diable songez-vous à passer dans ce fouillis ? demanda-t-il aussitôt qu’on fut en vue.

Le gros Français sourit d’un air farceur avant de répondre :

— Vous êtes terriblement questionneur ce soir. Qu’avez-vous donc ?

— Vous pouvez me faire autant de questions que je vous en adresse : Ce sera à moi de voir s’il y a lieu de vous répondre. Il me semble qu’une conversation un peu animée vaut mieux qu’un maussade silence.

– Je serais charmé de causer avec vous mais je ne peux vous promettre de répondre à toutes vos interrogations. — Toutefois, ajouta-t-il après un moment de silence, je vous satisferai si vous en faites autant pour moi.

— Je ne puis rien promettre, répondit Veghte avec une louable prudence ; il faut que je connaisse d’abord les questions que vous avez à m’adresser.

Le Français poussa un grand éclat de rire et hésita un moment à parler ; enfin il se décida :

— Combien de soldats y a-t-il au fort Presqu’Îsle ? demanda-t-il enfin.

— Vous le verrez au moment de l’assaut.

— Je n’en doute pas ; surtout si ce sont des hommes comme vous. Mais vous ne paraisses guère empressé de parler maintenant. Et, si je vous disais qu’à défaut d’une réponse correcte, je vais vous brûler la cervelle avec ce pistolet !… que vous en semble ?

— Faites !

— Non ! non ! sir ! un Français ne fait pas la guerre de cette façon. Je ne vous demanderai rien que ce que vous m’accorderez volontairement. Et je veux bien, même, vous faire savoir que prochainement l’enseigne Christie trouvera son poste beaucoup trop chaud ; il n’y pourra tenir.

— Ce sera votre ouvrage et celui d’Horace Johnson, j’en suis sûr cependant, vous le verrez, il y a une différence entre dire et faire.

— Indubitablement : sous peu nous approfondirons cette maxime. Au fait ! ajouta le Français avec animation, nous nous serrons de près depuis assez longtemps : il faut que cela finisse.

— Johnson est au fort Presqu’Isle en ce moment même. J’ai un espoir, c’est que Christie lui aura mis la main dessus.

— Vous le jugez mal, cet homme ; il n’est pas méchant. Non ! il n’est pas ce que vous le croyez.

Le Forestier leva les yeux et regarda fixement le Français. Ce dernier supporta bravement le coup d’œil : néanmoins son attitude lui parut de nature à confirmer tous les soupçons. Il se promit de surveiller Johnson d’une façon toute particulière, lorsqu’il aurait réussi à reconquérir sa liberté.

— Nous sommes à plusieurs milles du fort ? remarqua Basil.

— C’est possible.

— Votre campement est à belle distance ! on s’aperçoit que vous craignez d’être vu.

– Peut-être oui ; peut-être non.

— Savez-vous si Pontiac marche vers le détroit ?

— Il fait bien tout ce qu’il fait : Gladwyn s’en est aperçu. C’est un grand général que ce Peau-Rouge !

— Je n’en ai jamais eu cette opinion, répondit le Forestier, en homme qui ne pouvait se décider à reconnaître quelque mérite dans un ennemi.

— La ruine de tous les forts qui avoisinent le lac parle pourtant quelque peu en sa faveur.

— Ils ne sont pas tous par terre, riposta Basil d’un ton bourru ; vous ne serez jamais certain qu’ils soient tous abattus.

Durant cette conversation, le Forestier remarqua avec un frisson de plaisir qu’on s’engageait dans le sombre défilé sous lequel coulait le ruisseau. Ce passage était si étroit que chaque rameur pouvait toucher la rive avec son aviron.

Il observa en outre qu’en entrant dans les broussailles ses compagnons manifestaient un certain malaise, comme si les événements leur paraissaient prendre mauvaise tournure.

Le Forestier, tous les muscles tendus, l’œil et l’oreille au guet, n’attendait que l’occasion pour n’éveiller aucun soupçon ; il entretenait de son mieux la causerie.

Un moment vint où les lianes entrelacées, les ronces, les rameaux, les épines, les feuillages entortillés avec une vraie furie végétale, s’opposèrent au passage de telle manière que chaque tête dût y faire son trou.

Tout-à coup, au milieu de l’obscurité profonde, le Français sentit une légère secousse sur le canot, entrevit un reflet furtif dans l’eau aussitôt il chercha le prisonnier de la main et des yeux : sa place était vide !

Le géant poussa un rugissement furieux, fit sur le champ retourner en arrière, et, les pistolets au poing, prêts à faire feu, se mit en quête du hardi fugitif.