Les Forestiers du Michigan/VII

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CHAPITRE VII

résurrection d’un vivant

La visite du lieutenant Cuyler eut au moins ce bon résultat qu’elle fut un avertissement salutaire pour l’enseigne Christie et sa garnison, d’avoir à se tenir sur leurs gardes ; en même temps elle leur fit connaître des événements très-importants qu’ils ignoraient.

Ce fut pour eux un trait de lumière qui les éclaira sur la conspiration gigantesque ourdie par Pontiac, et sur le danger imminent qui menaçait les garnisons isolées dans le désert. En effet, ces corps détachés, perdus à des centaines de milles au fond des bois, pouvaient être assaillis facilement par des nuées de sauvages ; une fois bloqués dans leurs citadelles rustiques, ce n’était plus pour eux qu’une affaire de temps ; tôt ou tard il fallait succomber.

Christie, à la tournure que prenaient les choses s’attendait parfaitement à voir arriver son tour. C’était un noble et vaillant homme de guerre, incapable de faiblir, disposé à se faire hacher en morceaux plutôt que de céder aux Indiens un pouce de terrain. Il se tenait merveilleusement sur ses gardes ; il avait su animer ses hommes de son souffle courageux ; chacun autour de lui était prêt à combattre jusqu’au dernier rayon d’espoir, jusqu’au dernier souffle de vie.

Le seul point qui le tint en peine, était la faiblesse de la citadelle au point de vue de l’emplacement. Il savait trop bien que les Sauvages, qui d’ailleurs se perfectionnaient tous les jours dans l’art de la guerre, sauraient parfaitement profiter de tous les avantages du terrain pour s’abriter ; et que, derrière les terrassements naturels qui dominaient le fort, ils pourraient braver une grêle de balles, tout en accablant les assiégés d’une fusillade meurtrière.

Le lendemain du départ de Cuyler, l’Enseigne Christie était debout sur l’extrême pointe de la presqu’île, considérablement occupé à lancer des petits cailloux avec la pointe de son pied, et à méditer sur les obscurités de l’avenir.

Il faisait une de ces splendides matinées comme le ciel se plait fréquemment à en accorder aux contrées placées sous cette latitude. En tout autre temps, le commandant du fort se serait senti léger et joyeux mais, ce jour là, son esprit était oppressé par une sorte de pressentiment vague et sinistre, qui peu à peu l’enveloppa comme d’un brouillard de mélancolie.

Un bruit de pas légers frappa son oreille ; il se retourna et aperçut Basil Vegthe qui s’approchait.

— Je ne sais pas ce qu’il faudrait pour vous distraire, fit ce dernier en gesticulant avec sa pipe qu’il venait de retirer de sa bouche ; voila une heure que je vous examine, et vous êtes toujours tête baissée, remuant les petits cailloux, aussi absorbé par vos méditations qu’un chasseur à l’affût du castor. Vous avez dans l’esprit quelque chose qui vous trouble.

— Ah ! c’est vous Basil ! je suis bien aise de vous voir ; mon esprit se remettra en votre société. Depuis que ce malheureux Cuyler et ses hommes ont passé par ici, je n’ai fait que penser à leur aventure et à leurs discours ; je ne puis pas m’ôter de l’idée que le fort Détroit et tous ceux des frontières seront anéantis successivement.

– D’où vous vient cette opinion, Enseigne ?

– Tous les commandants sont assez fous pour s’endormir dans je ne sais quelle molle insouciance ; ils se livrent, pour ainsi dire, eux-mêmes aux Indiens. Le major Gladwyn, peut-être, est sur ses gardes, mais, mais comme son poste est le plus important, Pontiac s’en est chargé lui-même et il l’assiége avec fureur. Si Cuyler et ses hommes avec leurs munitions, avaient réussi à rejoindre Détroit, le major et sa garnison auraient été sauvés, aujourd’hui tout est perdu.

— Je conviens que tout n’est pas couleur de rose mais je ne crains rien pour nous. Songez que le fort Presqu’île a été bâti pour parer à quelque malheureuse éventualité semblable à la nôtre ; il a bien résisté une première fois, il résistera bien une seconde ; quant à moi je le trouve fort capable de supporter un coup de main. Je vous dirai même, pour ce qui me concerne, que je ne serais pas fâché d’avoir une bonne échauffourée avec les Peaux-Rouges : j’ai un bon pressentiment de ce qui arriverait.

— Oh ! mon Dieu ! je ne suis pas seulement en peine pour notre fort. Qu’arrivera-t-il des possessions Anglaises en Amérique, si les postes des frontières tombent tous comme le fort Sandusky ? Vous pouvez bien le croire, les Français sont au fond de tout cela ; chaque citadelle qui nous est enlevée est gagnée pour eux : il y a plus encore, tous ces désastres successifs, inspirent aux Indiens le mépris de notre pouvoir, et augmentent leur respect pour la puissance de leur « Père Français. »

Basil ne répondit pas ; depuis quelques minutes il sondait avec obstination les profondeurs du lac. Sa persistance à regarder ainsi attira l’attention de Christie qui lui demanda :

— Apercevez-vous quelque chose de suspect ?

— Je vois un canot sur l’eau ; nous allons avoir encore des visiteurs.

La surface du lac Érié était calme et unie comme une glace ; sur sa nappe brillante ou découvrait un point noir, qui, au premier abord, pouvait être pris pour un oiseau endormi sur les vagues.

Un examen plus attentif révélait les formes d’un canot ; au bout de quelques secondes, Basil Veghte déclara qu’il contenait deux personnes.

— Ce sont peut-être des malheureux échappée à la ruine de quelque fort, dit Christie.

— Oui, c’est possible ; ils auront été pourchassés jusqu’au rivage, et arrivent d’un point très éloigné ; du nord, sans doute.

— Ils seront bientôt ici : distinguez-vous le sillon des rames ?

— Oui, et celui qui les manœuvre connaît sa besogne : je pense que ce doit être un Peau-Rouge.

Les deux amis demeureront quelque temps immobiles et attentifs, épiant la marche de l’embarcation :

Tout à coup Basil reprit :

— J’en suis sûr maintenant, c’est un Indien qui pagaye ; celui qui est assis est un homme blanc.

– Qui cela peut-il être ? Il me semble qu’ils ne me sont pas inconnus.

Le Forestier poussa une exclamation, il venait de reconnaître les deux navigateurs.

— Regardez bien, Enseigne ! ne parvenez-vous pas à mettre leur nom sur leur visage ?

— Ma foi, non, et pourtant j’y trouve une certaine ressemblance… voyons Basil, vous avez reconnu ces êtres là ?

– Certainement ! mais dites au moins, par supposition… !

– Eh non je ne pourrais.

— Faisons un pari.

— À quoi bon ? Si vous ne voulez pas parler, j’attendrai qu’ils débarquent.

— Eh bien ! Sir, dit Basil d’un ton expressif, l’homme assis, c’est Horace Johnson ; et l’Indien tout colorié est cette vieille canaille de Balkblalk !

— Est-il possible ? Oui, vous avez raison. Que diable peuvent-ils nous vouloir ?

– Nous allons l’apprendre, car les voilà qui approchent.

Effectivement, au bout de quelques minute, le canot prit terre presque à leurs pieds. Johnson s’élança lestement et prit sans façon la main de Basil ; Balkblalk resta en arrière d’un air sournois et silencieux.

— Vous ne m’attendiez guère en ce moment, je suppose ? dit Johnson avec un sourire.

— Non, dit sèchement le Forestier nous attendions encore moins le gredin tatoué qui est derrière vous.

— Quoi donc ? c’est un bon garçon ! Qu’avez vous contre lui ?

— Presque rien, si ce n’est que j’aimerais mieux voir le diable dans la peau d’une panthère, ou une panthère dans la peau du diable, à votre choix.

Master Horace se mit à rire et se retourna vers le Sauvage.

— Vous pouvez vous en aller Balkblalk, lui dit-il.

Le Sauvage obéit sur le champ : d’un robuste coup d’aviron il fit reculer le canot en pleine eau, et en moins d’une minute la légère embarcation disparaissait dans le lointain avec la rapidité d’un oiseau.

— Je viens faire une petite pause ici, reprit

Johnson : il y a longtemps que je n’avais visité le fort.

— N’êtes-vous pas venu dernièrement dans le voisinage ? demanda Christie.

— Oui, moi et ce Peau-Rouge nous étions en chasse la semaine dernière, dans ces parages ; nous voulions même vous faire des signaux, mais il était tard et le temps nous pressait.

Cette déclaration, outre son cachet indiscutable de vérité, portait en elle une franchise et une spontanéité qui déconcertèrent un peu Christie et Veghte. En outre, Masther Johnson avait une telle apparence de bonne humeur, sa grosse figure était si ouverte, que les soupçons s’évanouissaient d’eux-mêmes rien qu’à le regarder.

— Quand je vous laissai, l’hiver dernier, remarqua Basil, toujours en méfiance, je pensais bien ne plus vous revoir en ce monde.

— Ma foi riposta Johnson, de mon côté je pensais ne rencontrer jamais, ni vous ni personne à l’avenir. Je crois bien n’avoir jamais vu la mort de si près.

— Comment vous êtes-vous échappé ?

Echappé, n’est pas le mot : vous savez dans quelle position j’étais ! je fis aux Sauvages signe de calmer leur feu, leur annonçant que je me rendais prisonnier. J’avais peu d’espoir d’être aperçu, pourtant ils eurent l’air d’avoir remarqué mes gestes ; un Indien vint jusqu’à moi, un peu sur la glace, un peu en nageant, et ramena le canot à la rive opposée ; alors, tous les compagnons s’y embarquèrent à leur tour, et nous suivîmes le courant jusqu’à leur village. Là, ils me donnèrent des soins dont j’avais un besoin effrayant, il faut en convenir.

Cette histoire parut bien un peu surprenante à Basil qui se connaissait en Sauvages, et savait qu’ils ne montraient pas souvent une pareille mansuétude à leurs prisonniers.

Néanmoins il voulut pousser plus loin la conversation.

— Avez-vous réussi promptement à vous échapper ? demanda-t-il.

— Pas trop tôt, je ne suis libre que depuis un mois environ.

— Et quelles ont été les circonstances de votre évasion ?

– Oh ! d’une simplicité incroyable : j’ai mis, un beau matin, dans ma tête, de m’évader et je me suis évadé !

Cette explication étonna Basil par sa simplicité : ses soupçons revinrent au grand galop.

— Mais, à propos de quoi vous êtes-vous acoquiné avec cet abominable Indien qui court maintenant sur le lac ?

— Peuh ! je l’ai rencontré par hasard, un beau jour, et mon impression a été qu’il vaudrait mieux l’avoir pour ami que pour ennemi.

— Oui, c’était le meilleur. Ou est-il allé maintenant, ce vieux monstre ?

— Il est parti pour une longue expédition de chasse ; nous ne le verrons pas d’un mois.

— Johnson, demanda Christie, avez-vous entendu parler du désastre éprouvé par le Lieutenant Cuyler et ses hommes ?

— Non ; qu’en savez-vous ?

— Il a débarqué à l’autre bout du lac, avec une centaine d’hommes ; les Indiens l’ont attaqué et lui ont tué la moitié de son monde.

— Est-il possible ? s’écria Master Horace avec les signes du plus profond étonnement je n’en avais pas entendu dire un seul mot.

— Vous ne savez rien du Détroit, qui est assiégé par Pontiac ?

— Absolument rien. Et que se passe-t-il chez les indiens ?

— Ce qui s’y passe toujours, — le diable ! répliqua le Commandant avec humeur, en lançant vigoureusement du bout de son pied une pierre dans le lac : je soupçonne qu’il fera chaud par ici avant peu.

– Eh bien ! ce n’est pas mon avis, répliqua Johnson d’un air méditatif : il y aura, peut-être, quelques troubles par-ci par-là, comme toujours, mais rien de plus. Des échauffourées semblables à celles dont nous venons de parler.

— Non pas ! ce qui se passe en ce moment est fort sérieux, tout à fait extraordinaire, tout à fait alarmant. J’ai longtemps redouté ce qui arrive à présent.

— Vous avez peur, vous ? demanda Johnson en attachant sur Christie un regard aigu.

— Peur, de quoi ? D’une attaque ? répliqua Christie.

— Oui… ?

– Certainement, et je n’ai pas tort ; mes appréhensions ne seront que trop justifiées.

Horace Johnson partit d’un grand éclat de rire :

— Je voudrais bien savoir la cause de votre frayeur ? dit-il ; quelle meilleure forteresse pourriez vous désirer ? Quelle garnison pourrait être plus courageuse que la vôtre ?

— Oui, vous avez raison je n’ai rien à craindre, rien à désirer,… si ce n’est une autre position. Mais, venez donc vous reposer avec nous, il est presque midi.

— Je ne pourrai rester ici que jusqu’à demain.

L’Enseigne montra le chemin, et tous trois entrèrent dans l’intérieur.

Johnson était bien connu de toute la garnison il fut cordialement accueilli. Comme il était grand hâbleur, communicatif, toujours prêt à raconter quelque histoire, on lui fit joyeuse compagnie ; toute l’après-midi se passa en babillages, en rires, en interminables récits de chasse ou de guerre.

Quand la nuit fut venue, Basil, comme tout le monde, songeait au repos, et allait regagner sa chambre, lorsque Christie l’aborda mystérieusement et l’invita à voix basse à l’accompagner au belvédère du fort, pour jeter un coup d’œil sur les alentours.

— Il se passe par là quelque chose que je ne comprends pas, lui dit-il ; je suis occupé a guetter depuis une demi-heure.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Vous le verrez dans un moment.

— Où est Horace Johnson ?

— Il dort : minuit est passé.

– Êtes-vous sûr qu’il dorme ? observa Basil ; ayez bien l’œil sur tous ses mouvements !

— J’ai chargé un homme de l’épier et de me rapporter jusqu’à ses moindres mouvements. Je commence à croire, Basil, que nous n’avons rien à craindre de lui.

— Peut-être oui, peut-être non. Je voudrais me tromper : mais je ne pense guère à avoir confiance en cet individu.

Au bout de quelques instants les deux amis furent au belvédère de la block-house. Christie demanda à la sentinelle :

— Où en est-on, Jim ?

— On vient de disparaître, sir, non ! le voilà qui reparaît.

Sur la lointaine surface du lac Érié tremblotait un point lumineux qui ressemblait au reflet d’une étoile dans l’eau. Au premier coup d’œil il était difficile d’en déterminer la nature : tantôt cette lueur douteuse était fixe, tantôt agitée ; parfois elle disparaissait comme ballottée par les vagues, parfois elle s’élevait comme si une main invisible l’eût soulevée en l’air.

— Depuis quand ça dure-t-il, Jim ? demanda Veghte.

— Il y a environ une heure et demie que j’y ai pris garde, répondit la sentinelle ; ce qui ne veut pas dire que la chose n’existât pas longtemps auparavant : je n’ai pas toujours eu les yeux fixés sur ce point, c’est malheureux car j’aurais pu dire l’instant précis où ça a commencé. Quelle idée avez-vous de cela, sir ? ajouta Jim avec un vif mouvement de curiosité.

— C’est difficile à dire au juste ; mais c’est aisé à soupçonner. Vous pouvez vous mettre dans l’esprit qu’il s’agit de quelque diablerie indienne.

— Croyez-vous qu’un Indien se hasarderait à mettre ainsi une lumière en évidence, ayant la certitude que nous l’apercevrions ? observa. Christie.

— Peut-être n’ont-ils d’autre envie que de nous la faire voir : dit sentencieusement Basil Veghte.

— Ah mais ! s’écria le commandant avec animation, ce sont peut-être les survivants de quelque garnison ; celle du fort Sandusky, par exemple. Ils n’ont probablement osé prendre terre, craignant que les Indiens n’aient saccagé le fort Presqu’Île.

— Non, ce n’est pas mon idée : je soutiens que c’est un signal pour des gens qui sont disséminés sur la côte.

– Quels gens ?

– Des détachements de Français ou d’Indiens qui ourdissent leurs ténébreuses coquineries contre nous, et se font des signes d’intelligence. Ou bien, il y a dans le fort quelque traître auquel ils s’adressent : ne soupçonnez-vous personne, commandant ?

— Non, sur mon honneur ! répondit sérieusement Christie tous nos hommes sont fidèles et honnêtes. N’est-ce pas Jim ?

La sentinelle hésita et ne répondit rien. Le commandant allait insister dans sa question, lorsque Basil lui dit à voix basse :

— Enseigne regardez encore cette lumière : elle s’élève et s’abaisse d’une façon étrange. Je vais prendre un canot et voir ce que c’est.

— Ce sera courir un grand risque, mon ami mais, après tout, vous êtes en état de vous tirer d’affaire.

— C’est mon opinion.

Le Forestier était un homme de peu de paroles et de beaucoup d’action. Il sortit sur le champ, descendit sur le rivage sans être accompagné de personne, et, se jetant dans un canot toujours prêt en cas de besoin, partit hardiment pour son périlleux voyage.

En s’installant dans la barque, il jeta un coup d’œil en arrière et vit sur le bord un homme de haute stature qui paraissait le suivre du regard : la nuit l’empêcha de le reconnaître.

— C’est vous, Enseigne ? demanda-t-il avec précaution.

– Oui. Allez vite ! fut-il répondu.

La voix était celle d’un étranger, et Basil s’en aperçut fort bien : mais il n’était plus temps de reculer ; le mieux était de feindre :

— Adieu ! tout va bien ! répliqua-t-il en ramant et disparaissant dans l’ombre. — Qui, diable ! peut être ce gros géant… ? se demanda-t-il en cheminant ; je n’ai jamais entendu cette voix ; il n’y a, au fort, personne qui ressemble à ce gaillard là.