Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 1

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LIVRE II

LES CROYANCES ÉLÉMENTAIRES

Chapitre Premier

LES CROYANCES PROPREMENT TOTÉMIQUES

I. — Le Totem comme nom et comme emblème

Notre étude comprendra naturellement deux parties. Puisque toute religion est composée de représentations et de pratiques rituelles, nous devrons traiter successivement des croyances et des rites qui sont propres à la religion totémique. Sans doute, ces deux éléments de la vie religieuse sont trop étroitement solidaires pour qu’il soit possible de les séparer radicalement. Bien que, en principe, le culte dérive des croyances, il réagit sur elles ; le mythe se modèle souvent sur le rite afin d’en rendre compte, surtout quand le sens n’en est pas ou n’en est plus apparent. Inversement, il y a des croyances qui ne se manifestent clairement qu’à travers les rites qui les expriment. Les deux parties de l’analyse ne peuvent donc pas ne pas se pénétrer. Cependant, ces deux ordres de faits sont trop différents pour qu’il ne soit pas indispensable de les étudier séparément. Et comme il est impossible de rien entendre à une religion quand on ignore les idées sur lesquelles elle repose, c’est tout d’abord ces dernières qu’il nous faut chercher à connaître.

Toutefois, notre intention n’est pas de retracer ici toutes les spéculations dans lesquelles s’est jouée la pensée religieuse même des seuls Australiens. Ce que nous voulons atteindre, ce sont les notions élémentaires qui sont à la base de la religion ; mais il ne saurait être question de les suivre à travers tous les développements, parfois si touffus, que leur a donnés, dès ces sociétés, l’imagination mythologique. Certes, nous nous servirons des mythes quand ils pourront nous aider à mieux comprendre ces notions fondamentales, mais sans faire de la mythologie elle-même l’objet de notre étude. D’ailleurs, en tant qu’elle est une œuvre d’art, elle ne ressortit pas à la seule science des religions. De plus, les processus mentaux dont elle résulte sont d’une trop grande complexité pour qu’ils puissent être étudiés indirectement et de biais. C’est un difficile problème qui demande à être traité en lui-même, pour lui-même et d’après une méthode qui lui soit spéciale.

Mais, parmi les croyances sur lesquelles repose la religion totémique, les plus importantes sont naturellement celles qui concernent le totem ; c’est donc par elles qu’il nous faut commencer.

I

À la base de la plupart des tribus australiennes, nous trouvons un groupe qui tient dans la vie collective une place prépondérante : c’est le clan. Deux traits essentiels le caractérisent.

En premier lieu, les individus qui le composent se considèrent comme unis par un lien de parenté, mais qui est d’une nature très spéciale. Cette parenté ne vient pas de ce qu’ils soutiennent les uns avec les autres des relations définies de consanguinité ; ils sont parents par cela seul qu’ils portent un même nom. Ils ne sont pas pères, mères, fils ou filles, oncles ou neveux les uns des autres au sens que nous donnons actuellement à ces expressions ; et cependant ils se regardent comme formant une même famille, ou large ou étroite suivant les dimensions du clan, par cela seul qu’ils sont collectivement désignés par le même mot. Et si nous disons qu’ils se regardent comme d’une même famille, c’est ce qu’ils se reconnaissent les uns envers les autres des devoirs identiques à ceux qui, de tout temps, ont incombé aux parents : devoirs d’assistance, de vendetta, de deuil, obligation de ne pas se marier entre eux, etc.

Mais, par ce premier caractère, le clan ne se distingue pas de la gens romaine et du γένος grec ; car la parenté des gentils, elle aussi, venait exclusivement de ce que tous les membres de la gens portaient le même nom[1], le nomen gentilicium. Et sans doute, en un sens, la gens est un clan ; mais c’est une variété du genre qui ne doit pas être confondue avec le clan australien[2]. Ce qui différencie ce dernier, c’est que le nom qu’il porte est aussi celui d’une espèce déterminée de choses matérielles avec lesquelles il croit soutenir des rapports très particuliers dont nous aurons plus tard à dire la nature ; ce sont notamment des rapports de parenté. L’espèce de choses qui sert à désigner collectivement le clan s’appelle son totem. Le totem du clan est aussi celui de chacun de ses membres.

Chaque clan a son totem qui lui appartient en propre ; deux dans différents d’une même tribu ne sauraient avoir le même. En effet, on fait partie d’un clan par cela seul qu’on porte un certain nom. Tous ceux donc qui portent ce nom en sont membres au même titre ; de quelque manière qu’ils soient répartis sur le territoire tribal, ils soutiennent tous, les uns avec les autres, les mêmes rapports de parenté[3]. Par conséquent, deux groupes qui ont un même totem ne peuvent être que deux sections d’un même clan. Sans doute, il arrive souvent qu’un clan ne réside pas tout entier dans une même localité, mais compte des représentants en des endroits différents. Son unité, cependant, ne laisse pas d’être sentie alors même qu’elle n’a pas de base géographique.

Quant au mot de totem, c’est celui qu’emploient les Ojibway, tribu algonkine, pour désigner l’espèce de choses dont un clan porte le nom[4]. Bien que l’expression n’ait rien d’australien[5] et qu’elle ne se rencontre même que dans une seule société d’Amérique, les ethnographes l’ont définitivement adoptée et s’en servent pour dénommer, d’une manière générale, l’institution que nous sommes en train de décrire. C’est Schoolcraft qui, le premier, a ainsi étendu le sens du mot et parlé d’un « système totémique »[6]. Cette extension, dont il y a d’assez nombreux exemples en ethnographie, n’est assurément pas sans inconvénients. Il n’est pas normal qu’une institution de cette importance porte un nom de fortune, emprunté à un idiome étroitement local, et qui ne rappelle aucunement les caractères distinctifs de la chose qu’il exprime. Mais aujourd’hui, cette manière d’employer le mot est si universellement acceptée qu’il y aurait un excès de purisme à s’insurger contre l’usage[7].

Les objets qui servent de totems appartiennent, dans la très grande généralité des cas, soit au règne végétal soit au règne animal, mais principalement à ce dernier. Quant aux choses inanimées, elles sont beaucoup plus rarement employées. Sur plus de 500 noms totémiques relevés par Howitt parmi les tribus du sud-est australien, il n’y en a guère qu’une quarantaine qui ne soient pas des noms de plantes ou d’animaux : ce sont les nuages, la pluie, la grêle, la gelée, la lune, le soleil, le vent, l’automne, l’été, l’hiver, certaines étoiles, le tonnerre, le feu, la fumée, l’eau, l’ocre rouge, la mer. On remarquera la place très restreinte faite aux corps célestes et même, plus généralement, aux grands phénomènes cosmiques qui, pourtant, étaient destinés à une si grande fortune dans la suite du développement religieux. Parmi tous les clans dont nous parle Howitt, il n’y en a que deux qui aient pour totem la Lune[8], deux le Soleil[9], trois une étoile[10], trois le tonnerre[11], deux les éclairs[12]. La pluie seule fait exception ; elle est, au contraire, très fréquente[13].

Tels sont les totems que l’on pourrait appeler normaux. Mais le totémisme a ses anomalies. Ainsi, il arrive que le totem est, non pas un objet tout entier, mais une partie d’objet. Le fait paraît assez rare en Australie[14] ; Howitt n’en cite qu’un seul exemple[15]. Cependant, il pourrait bien se faire qu’il se rencontrât avec une certaine fréquence dans les tribus où les groupes totémiques se sont subdivisés avec excès ; on dirait que les totems eux-mêmes ont dû se fragmenter pour pouvoir fournir des noms à ces multiples divisions. C’est ce qui paraît s’être produit chez les Arunta et les Loritja. Strehlow a relevé dans ces deux sociétés jusqu’à 442 totems dont plusieurs désignent non une espèce animale, mais un organe particulier des animaux de cette espèce, par exemple, la queue, l’estomac de l’opossum, la graisse du kangourou, etc.[16].

Nous avons vu que, normalement, le totem n’est pas un individu, mais une espèce ou une variété : ce n’est pas tel kangourou, tel corbeau, mais le kangourou ou l’émou en général. Parfois, cependant, c’est un objet particulier. Tout d’abord, c’est forcément le cas toutes les fois où c’est une chose unique en son genre qui sert de totem, comme le Soleil, la Lune, telle constellation, etc. Mais il arrive aussi que des clans tirent leur nom de tel pli ou de telle dépression de terrain, géographiquement déterminés, de telle fourmilière, etc. Nous n’en connaissons, il est vrai, qu’un petit nombre d’exemples en Australie ; Strehlow en cite pourtant quelques-uns[17]. Mais les causes mêmes qui ont donné naissance à ces totems anormaux démontrent qu’ils sont d’une origine relativement récente. En effet, ce qui a fait ériger en totems certains emplacements, c’est qu’un ancêtre mythique passe pour s’y être arrêté ou y avoir accompli quelque acte de sa vie légendaire[18]. Or ces ancêtres nous sont, en même temps, présentés dans les mythes comme appartenant eux-mêmes à des clans qui avaient des totems parfaitement réguliers, c’est-à-dire empruntés à des espèces animales ou végétales. Les dénominations totémiques qui commémorent les faits et gestes de ces héros ne peuvent donc avoir été primitives, mais elles correspondent à une forme de totémisme déjà dérivée et déviée. Il est permis de se demander si les totems météorologiques n’ont pas la même origine ; car le Soleil, la Lune, les astres sont souvent identifiés avec les ancêtres de l’époque fabuleuse[19].

Quelquefois, mais non moins exceptionnellement, c’est un ancêtre ou un groupe d’ancêtres qui sert directement de totem. Le clan se nomme alors, non d’après une chose ou une espèce de choses réelles, mais d’après un être purement mythique. Spencer et Gillen avaient déjà signalé deux ou trois totems de ce genre. Chez les Warramunga et chez les Tjirilli, il existe un clan qui porte le nom d’un ancêtre, appelé Thaballa, et qui semble incarner la gaieté[20]. Un autre clan Warramunga porte le nom d’un serpent fabuleux, monstrueux, appelé Wollunqua, et dont le clan est censé descendu[21]. Nous devons à Strehlow quelques faits similaires[22]. Dans tous les cas, il est assez aisé d’entrevoir ce qui a dû se passer. Sous l’influence de causes diverses, par le développement même de la pensée mythologique, le totem collectif et impersonnel s’est effacé devant certains personnages mythiques qui sont passés au premier rang et qui sont devenus eux-mêmes des totems.

Ces différentes irrégularités, si intéressantes qu’elles puissent être par ailleurs, n’ont donc rien qui nous oblige à modifier notre définition du totem. Elles ne constituent pas, comme on l’a cru parfois[23], autant d’espèces de totems plus ou moins irréductibles les unes aux autres et au totem normal, tel que nous l’avons défini. Ce sont seulement des formes secondaires et parfois avenantes d’une seule et même notion qui est, et de beaucoup, la plus générale et qu’il y a tout lieu de regarder aussi comme la plus primitive.


Quant à la manière dont s’acquiert le nom totémique, elle intéresse le recrutement et l’organisation du clan plutôt que la religion ; elle ressortit donc à la sociologie de la famille plus qu’à la sociologie religieuse[24]. Aussi nous bornerons-nous à indiquer sommairement les principes les plus essentiels qui régissent la matière.

Suivant les tribus, trois règles différentes sont en usage.

Dans un grand nombre, on peut même dire le plus grand nombre de sociétés, l’enfant a pour totem celui de sa mère, par droit de naissance : c’est ce qui arrive chez les Dieri, les Urabunna du centre de l’Australie méridionale : les Wotjobaluk, les Gournditch-Mara de Victoria ; les Kamilaroi, le Wiradjuri, les Wonghibon, les Euahlayi de la Nouvelle-Galles du Sud ; les Wakelbura, les Pitta-Pitta, les Kumandaburi du Queensland, pour ne citer que les noms les plus importants. Dans ce cas, comme, en vertu de la règle exogamique, la mère est obligatoirement d’un autre totem que son mari et comme, d’autre part, elle vit dans la localité de ce dernier, les membres d’un même totem sont nécessairement dispersés entre des localités différentes suivant les hasards des mariages qui se contractent. Il en résulte que le groupe totémique manque de base territoriale.

Ailleurs, le totem se transmet en ligne paternelle. Cette fois, l’enfant restant auprès de son père, le groupe local est essentiellement formé de gens qui appartiennent au même totem ; seules les femmes mariées y représentent des totems étrangers. Autrement dit, chaque localité a son totem particulier. Jusqu’à des temps récents, ce mode d’organisation n’avait été rencontré, en Australie, que dans des tribus ou le totémisme est en voie de décadence, par exemple chez les Narrinyeri, où le totem n’a presque plus de caractère religieux[25]. On était donc fondé à croire qu’il y avait un rapport étroit entre le système totémique et la filiation en ligne utérine. Mais Spencer et Gillen ont observé, dans la partie septentrionale du centre australien, tout un groupe de tribus où la religion totémique est encore pratiquée et où pourtant la transmission du totem se fait en ligne paternelle : ce sont les Warramunga, les Gnanji, les Umbaia, les Binbinga, les Mara, et les Anula[26].

Enfin, une troisième combinaison est celle que l’on observe chez les Arunta et les Loritja. Ici, le totem de l’enfant n’est nécessairement ni celui de sa mère ni celui de son père ; c’est celui de l’ancêtre mythique qui, par des procédés que les observateurs nous rapportent de manières différentes[27], est venu féconder mystiquement la mère au moment de la conception. Une technique déterminée permet de reconnaître quel est cet ancêtre et à quel groupe totémique il appartient[28]. Mais, comme c’est le hasard qui fait que tel ancêtre s’est trouvé à proximité de la mère plutôt que tel autre, le totem de l’enfant se trouve finalement dépendre de circonstances fortuites[29].


En dehors et au-dessus des totems de clans, il y a les totems de phratries qui, sans différer en nature des premiers, demandent pourtant à en être distingués.

On appelle phratrie un groupe de clans qui sont unis entre eux par des liens particuliers de fraternité. Normalement, une tribu australienne est divisée en deux phratries entre lesquelles sont répartis les différents clans. Il y a, sans doute, des sociétés ou cette organisation a disparu ; mais tout fait croire qu’elle a été générale. En tout cas, il n’existe pas, en Australie, de tribu où le nombre des phratries soit supérieur à deux.

Or, dans presque tous les cas ou les phratries portent un nom dont le sens a pu être établi, ce nom se trouve être celui d’un animal ; c’est donc, semble-t-il, un totem. C’est ce qu’a bien démontré A. Lang dans un récent ouvrage[30]. Ainsi, chez les Gournditch-Mara (Victoria), les phratries s’appellent l’une Krokitch et l’autre Kaputch ; le premier de ces mots signifie kakatoès blanc, le second, kakatoès noir[31]. Les mêmes expressions se retrouvent, eu totalité ou en partie, chez les Buandik et les Wotjobaluk[32]. Chez les Wurun-Jerri, les noms employés sont ceux de Bunfil et de Waang qui veulent dire aigle-faucon et corbeau[33] . Les mots de Mukwara et de Kilpara sont usités pour le même objet dans un grand nombre de tribus de la Nouvelle-Galles du Sud[34] ; ils désignent les mêmes animaux[35]. C’est également l’aigle-faucon et le corbeau qui ont donné leurs noms aux deux phratries des Ngarige, des Wolgal[36]. Chez les Kuinmurbura, c’est le kakatoès blanc et le corbeau[37]. On pourrait citer d’autres exemples. On en vient ainsi à voir dans la phratrie un ancien clan qui se serait démembré ; les clans actuels seraient le produit de ce démembrement, et la solidarité qui les unit, un souvenir de leur primitive unité[38]. Il est vrai que, dans certaines tribus, les phratries n’ont plus, semble-t-il, de noms déterminés ; dans d’autres, où ces noms existent, le sens n’en est plus connu même des indigènes. Mais il n’y a rien là qui puisse surprendre. Les phratries sont certainement une institution primitive, car elles sont partout en voie de régression ; ce sont les clans, issus d’elles, qui sont passés au premier plan. Il est donc naturel que les noms qu’elles portaient se soient peu à peu effacés des mémoires, ou qu’on ait cessé de les comprendre ; car ils devaient appartenir à une langue très archaïque qui n’est plus en usage. Ce qui le prouve, c’est que, dans plusieurs cas où nous savons de quel animal la phratrie porte le nom, le mot qui désigne cet animal dans la langue courante est entièrement différent de celui qui sert à la dénommer[39].

Entre le totem de la phratrie et les totems des clans, il existe comme un rapport de subordination. En effet, chaque clan, en principe, appartient à une phratrie et à une seule ; il est tout à fait exceptionnel qu’il compte des représentants dans l’autre phratrie. Le cas ne se rencontre guère que dans certaines tribus du centre, notamment chez les Arunta[40] ; encore, même là où, sous des influences perturbatrices, il se produit des chevauchements de ce genre, le gros du clan est tout entier compris dans une des deux moitiés de la tribu ; seule, une minorité se trouve de l’autre côté[41]. La règle est donc que les deux phratries ne se pénètrent pas ; par suite, le cercle des totems que peut porter un individu est prédéterminé par la phratrie à laquelle il appartient. Autrement dit, le totem de la phratrie est comme un genre dont les totems des clans sont des espèces. Nous verrons plus loin que ce rapprochement n’est pas purement métaphorique.


Outre les phratries et les clans, on trouve souvent dans les sociétés australiennes un autre groupe secondaire qui n’est pas sans avoir une certaine individualité : ce sont les classes matrimoniales.

On appelle de ce nom des subdivisions de la phratrie qui sont en nombre variable suivant les tribus : on en trouve tantôt deux et tantôt quatre par phratrie[42]. Leur recrutement et leur fonctionnement sont réglés par les deux principes suivants. 1° Dans chaque phratrie, chaque génération appartient à une autre classe que la génération immédiatement précédente. Quand donc il n’y a que deux classes par phratrie, elles alternent nécessairement l’une avec l’autre à chaque génération. Les enfants sont de la classe dont leurs parents ne font pas partie ; mais les petits-enfants sont de la même que leurs grands-parents. Ainsi, chez les Kamilaroi la phratrie Kupathin comprend deux classes, Ippai et Kumbe ; la phratrie Dilbi, deux autres qui s’appellent Murri et Kubbi. Comme la filiation se fait en ligne utérine, l’enfant est de la phratrie de sa mère ; si elle est une Kupathin, il sera lui-même un Kupathin. Mais si elle est de la classe Ippai, il sera un Kumbe ; puis ses enfants, s’il est une fille, compteront de nouveau dans la classe Ippai. De même, les enfants des femmes de la classe Murri seront de la classe Kubbi, et les enfants des femmes de Kubbi seront des Murri de nouveau. Quand il y a quatre classes par phratrie, au lieu de deux, le système est plus complexe, mais le principe est le même. Ces quatre classes, en effet, forment deux couples de deux classes chacun, et ces deux classes alternent l’une avec l’autre, à chaque génération, de la manière qui vient d’être indiquée. 2° Les membres d’une classe ne peuvent, en principe[43], contracter mariage que dans une seule des classes de l’autre phratrie. Les Ippai doivent se marier dans la classe Kubbi ; les Murri, dans la classe Kumbe. C’est parce que cette organisation affecte profondément des rapports matrimoniaux que nous donnons à ces groupements le nom de classes matrimoniales.

Or, on s’est demandé si ces classes n’avaient pas parfois des totems comme les phratries et comme les clans.

Ce qui a posé la question, c’est que, dans certaines tribus du Queensland, chaque classe matrimoniale est soumise à des interdictions alimentaires qui lui sont spéciales. Les individus qui la composent doivent s’abstenir de la chair de certains animaux que les autres classes peuvent librement consommer[44]. Ces animaux ne seraient-ils pas des totems ?

Mais l’interdiction alimentaire n’est pas le signe caractéristique du totémisme. Le totem est, d’abord et avant tout, un nom, et comme nous le verrons, un emblème. Or, dans les sociétés dont il vient d’être question, il n’existe pas de classe matrimoniale qui porte un nom d’animal ou de plante ou qui se serve d’un emblème[45]. Il est possible, sans doute, que ces prohibitions soient indirectement dérivées du totémisme. On peut supposer que les animaux que protègent ces interdits servaient primitivement de totems à des clans qui auraient disparu, tandis que les classes matrimoniales se seraient maintenues. Il est certain, en effet, qu’elles ont parfois une force de résistance que n’ont pas les clans. Par suite, les interdictions, destituées de leurs supports primitifs, se seraient généralisées dans l’étendue de chaque classe, puisqu’il n’existait plus d’autres groupements auxquels elles pussent se rattacher. Mais on voit que, si cette réglementation est née du totémisme, elle n’en représente plus qu’une forme affaiblie et dénaturée[46].

Tout ce qui vient d’être dit du totem dans les sociétés australiennes s’applique aux tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Toute la différence est que, chez ces dernières, l’organisation totémique a une fermeté de contours et une stabilité qui lui font défaut en Australie. Les clans australiens ne sont pas simplement très nombreux ; ils sont, pour une même tribu, en nombre presque illimité. Les observateurs en citent quelques-uns à titre d’exemples, mais sans réussir jamais à nous en donner une liste complète. C’est qu’à aucun moment cette liste n’est définitivement arrêtée. Le même processus de segmentation qui a démembré primitivement la phratrie et qui a donné naissance aux clans proprement dits, se continue sans terme à l’intérieur de ces derniers ; par suite de cet émiettement progressif, un clan n’a souvent qu’un effectif des plus réduits[47]. En Amérique, au contraire, le système totémique a des formes mieux définies. Bien que les tribus y soient, en moyenne, sensiblement plus volumineuses qu’en Australie, les clans y sont moins nombreux. Une même tribu en compte rarement plus d’une dizaine[48], et souvent moins ; chacun d’eux constitue donc un groupement beaucoup plus important. Mais surtout le nombre en est mieux déterminé : on sait combien il y en a et on nous le dit[49].

Cette différence tient à la supériorité de la technique sociale. Les groupes sociaux, dès le moment où ces tribus ont été observées pour la première fois, étaient fortement enracinés dans le sol, par suite, plus capables de résister aux forces dispersives qui les assaillaient. En même temps, la société avait déjà un trop vif sentiment de son unité pour rester inconsciente d’elle-même et des parties qui la composaient. L’exemple de l’Amérique nous sert ainsi à nous mieux rendre compte de ce qu’est l’organisation à base de clans. On se tromperait si l’on ne jugeait de cette dernière que d’après l’aspect qu’elle présente actuellement en Australie. Elle y est, en effet, dans un état de flottement et de dissolution qui n’a rien de normal ; il y faut voir bien plutôt le produit d’une dégénérescence, imputable aussi bien à l’usure naturelle du temps qu’à l’action désorganisatrice des blancs. Sans doute, il est peu probable que les clans australiens aient jamais eu les dimensions et la solide structure des clans américains. Cependant, il a dû y avoir un temps ou la distance entre les uns et les autres était moins considérable qu’aujourd’hui ; car les sociétés d’Amérique n’auraient jamais réussi à se faire une aussi solide ossature si le clan avait toujours été fait d’une matière aussi fluide et inconsistante.

Cette stabilité plus grande a même permis au système archaïque des phratries de se maintenir en Amérique avec une netteté et un relief qu’il n’a plus en Australie. Nous venons de voir que, sur ce dernier continent, la phratrie est partout en décadence ; très souvent, ce n’est plus qu’un groupement anonyme ; quand elle a un nom, où il n’est plus compris ou, en tout cas, il ne peut plus dire grand’chose à l’esprit de l’indigène, puisqu’il est emprunté à une langue étrangère ou qui ne se parle plus. Aussi n’avons-nous pu inférer l’existence des totems de phratries que d’après quelques survivances, si peu marquées, pour la plupart, qu’elles ont échappé à nombre d’observateurs. Au contraire, sur certains points de l’Amérique, ce même système est resté au premier plan. Les tribus de la côte du Nord-Ouest, les Tlinkit et les Haida notamment, sont déjà parvenues à un degré de civilisation relativement avancé ; et cependant, elles sont divisées en deux phratries qui se subdivisent à leur tour en un certain nombre de clans : phratries du Corbeau et du Loup chez les Tlinkit[50], de l’Aigle et du Corbeau chez les Haida[51]. Et cette division n’est pas simplement nominale ; elle correspond à un état toujours actuel des mœurs et marque profondément la vie. La distance morale qui sépare les clans est peu de chose à côté de celle qui sépare les phratries[52]. Le nom que chacune d’elles porte n’est pas seulement un mot dont on a oublié ou dont on ne sait plus que vaguement le sens ; c’est un totem dans toute la force du terme ; il en a tous les attributs essentiels, tels qu’ils seront décrits plus loin[53]. Sur ce point encore, par conséquent, il y avait intérêt à ne pas négliger les tribus d’Amérique, puisque nous pouvons y observer directement de ces totems de phratries dont l’Australie ne nous offre plus que d’obscurs vestiges.

II

Mais le totem n’est pas seulement un nom ; c’est un emblème, un véritable blason, dont les analogies avec le blason héraldique ont été souvent remarquées. « Chaque famille, dit Grey en parlant des Australiens, adopte un animal ou un végétal comme son écusson et sa marque, (as their crest and sign) »[54] ; et ce que Grey appelle une famille est incontestablement un clan. « L’organisation australienne, disent également Fison et Howitt, montre que le totem est, avant tout, le blason d’un groupe (the badge of a group) »[55]. Schoolcraft s’exprime dans les mêmes termes sur les totems des Indiens de l’Amérique du Nord : « Le totem, dit-il, est, en fait, un dessin qui correspond aux emblèmes héraldiques des nations civilisées, et que chaque personne est autorisée à porter comme preuve de l’identité de la famille à laquelle elle appartient. C’est ce que démontre l’étymologie véritable du mot lequel est dérivé de dodaim qui signifie village ou résidence d’un groupe familial »[56]. Aussi, quand les Indiens entrèrent en relations avec les Européens et que des contrats se formèrent entre les uns et les autres, c’est de son totem que chaque clan scellait les traités ainsi conclus[57].

Les nobles de l’époque féodale sculptaient, gravaient, figuraient de toutes les manières leurs armoiries sur les murs de leurs châteaux, sur leurs armes, sur les objets de toute sorte qui leur appartenaient : les noirs de l’Australie, les Indiens de l’Amérique du Nord font de même pour leurs totems. Les Indiens qui accompagnaient Samuel Hearne peignaient leurs totems sur leurs boucliers avant d’aller au combat[58]. D’après Charlevoix, certaines tribus indiennes avaient, en temps de guerre, de véritables enseignes, faites de morceaux d’écorces tenus au bout d’une perche et sur lesquels étaient représentés les totems[59]. Chez les Tlinkit, quand un conflit éclate entre deux clans, les champions des deux groupes ennemis portent sur la tête un casque sur lequel se trouvent figurés leurs totems respectifs[60]. Chez les Iroquois, on mettait sur chaque wigwam, comme marque du clan, la peau de l’animal qui servait de totem[61]. D’après un autre observateur, c’est l’animal empaillé qui était dressé devant la porte[62]. Chez les Wyandot, chaque clan a ses ornements propres et ses peintures distinctives[63]. Chez les Omaha, et plus généralement chez les Sioux, le totem est peint sur la tente[64].

Là où la société est devenue sédentaire, où la tente est remplacée par la maison, où les arts plastiques sont déjà plus développés, c’est sur le bois, c’est sur les murs qu’est gravé le totem. C’est ce qui arrive, par exemple, chez les Haida, les Tsimshian, les Salish, les Tlinkit. « Un ornement très particulier de la maison chez les Tlinkit, dit Krause, ce sont les armoiries du totem. » Ce sont des formes animales, combinées dans certains cas avec des formes humaines, et sculptées sur des poteaux, qui s’élèvent à côté de la porte d’entrée et qui ont jusqu’à 15 mètres de hauteur ; elles sont généralement peintes avec des couleurs très voyantes[65]. Cependant, dans un village Tlinkit, ces figurations totémiques ne sont pas très nombreuses ; on ne les trouve guère que devant les maisons des chefs et des riches. Elles sont beaucoup plus fréquentes dans la tribu voisine des Haida ; là, il y en a toujours plusieurs par maison[66]. Avec ses multiples poteaux sculptés qui se dressent de tous côtés et parfois à une grande hauteur, un village Haida donne l’impression d’une ville sainte, toute hérissée de clochers ou de minarets minuscules[67]. Chez les Salish, c’est souvent sur les parois intérieures de la maison qu’est représenté le totem[68]. On le retrouve, d’ailleurs, sur les canots, sur des ustensiles de toute sorte, et sur les monuments funéraires[69].

Les exemples qui précèdent sont exclusivement empruntés aux Indiens de l’Amérique du Nord. C’est que ces sculptures, ces gravures, ces figurations permanentes ne sont possibles que là ou la technique des arts plastiques est déjà parvenue à un degré de perfectionnement que les tribus australiennes n’ont pas encore atteint. Par suite, les représentations totémiques du genre de celles qui viennent d’être mentionnées sont plus rares et moins apparentes en Australie qu’en Amérique. Cependant, on en cite des cas. Chez les Warrarnunga, à la fin des cérémonies mortuaires, on enterre les ossements du mort, préalablement desséchés et réduits en poudre ; à côté de l’endroit où ils sont ainsi déposés, une figure représentative du totem est tracée sur le sol[70]. Chez les Mara et les Anula, le corps est placé dans une pièce de bois creuse qui est également décorée de dessins caractéristiques du totem[71]. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, Oxley a trouvé gravées sur des arbres, voisins de la tombe où un indigène était enterré[72], des figures auxquelles Brough Smyth attribue un caractère totémique. Les indigènes du Haut Darling gravent sur leurs boucliers des images totémiques[73]. Suivant Collins, presque tous les ustensiles sont couverts d’ornements qui, vraisemblablement, ont la même signification ; on retrouve des figures du même genre sur les rochers[74]. Ces dessins totémiques pourraient même être plus fréquents qu’il ne semble ; car, pour des raisons qui seront exposées plus loin, il n’est pas toujours facile d’apercevoir quel en est le véritable sens.


Ces différents faits donnent déjà le sentiment de la place considérable que le totem tient dans la vie sociale des primitifs. Cependant, jusqu’à présent, il nous est apparu comme relativement extérieur à l’homme ; car c’est seulement sur les choses que nous l’avons vu représenté. Mais les images totémiques ne sont pas seulement reproduites sur les murs des maisons, les parois des canots, les armes, les instruments et les tombeaux ; on les retrouve sur le corps même des hommes. Ceux-ci ne mettent pas seulement leur blason sur les objets qu’ils possèdent, ils le portent sur leur personne ; il est empreint dans leur chair, il fait partie d’eux-mêmes et c’est même ce mode de représentation qui est, et de beaucoup, le plus important.

C’est, en effet, une règle très générale que les membres de chaque clan cherchent à se donner l’aspect extérieur de leur totem. Chez les Tlinkit, à certaines fêtes religieuses, le personnage qui est préposé à la direction de la cérémonie porte un vêtement qui représente, en totalité ou en partie, le corps de l’animal dont le clan porte le nom[75]. Des masques spéciaux sont employés dans ce but. On retrouve les mêmes pratiques dans tout le Nord-Ouest américain[76]. Même usage chez les Minnitaree quand ils vont au combat[77], chez les Indiens des Pueblos[78]. Ailleurs, quand le totem est un oiseau, les individus portent sur la tête les plumes de cet oiseau[79]. Chez les Iowa, chaque clan a une manière spéciale de se couper les cheveux. Dans le clan de l’Aigle, deux grandes touffes sont ménagées sur le devant de la tête, tandis qu’une autre pend par-derrière ; dans le clan du Buffle, on les dispose en forme de cornes[80]. Chez les Omaha, on trouve des dispositifs analogues : chaque clan a sa coiffure. Dans le clan de la Tortue, par exemple, les cheveux sont rasés sauf six boucles, deux de chaque côté de la tête, une devant et une derrière, de façon à imiter les pattes, la tête et la queue de l’animal[81].

Mais le plus souvent, c’est sur le corps lui-même qu’est imprimée la marque totémique : il y a là un mode de représentation qui est à la portée même des sociétés les moins avancées. On s’est demandé parfois si le rite si fréquent qui consiste à arracher au jeune homme les deux dents supérieures à l’époque de la puberté n’aurait pas pour objet de reproduire la forme du totem. Le fait n’est pas établi ; mais il est remarquable que, parfois, les indigènes eux-mêmes expliquent ainsi cet usage. Par exemple, chez les Arunta, l’extraction des dents n’est pratiquée que dans le clan de la pluie et de l’eau ; or, suivant la tradition, cette opération aurait pour but de rendre les physionomies semblables à certains nuages noirs, avec des bords clairs, qui passent pour annoncer l’arrivée prochaine de la pluie et qui, pour cette raison, sont considérés comme des choses de la même famille[82]. C’est la preuve que l’indigène lui-même a conscience que ces déformations ont pour objet de lui donner, au moins conventionnellement, l’aspect de son totem. Chez ces mêmes Arunta, au cours des rites de la subincision, des entailles déterminées sont pratiquées sur les sœurs et sur la future femme du novice ; il en résulte des cicatrices dont la forme est également représentée sur un objet sacré, dont nous parlerons tout à l’heure, et qui est appelé le churinga ; or nous verrons que les lignes ainsi dessinées sur les churinga sont emblématiques du totem[83]. Chez les Kaitish, l’euro est considéré comme étroitement parent de la pluie[84] ; les gens du clan de la pluie portent sur les oreilles de petits pendants faits de dents d’euro[85]. Chez les Yerkla, pendant l’initiation, on inflige au jeune homme un certain nombre de balafres qui laissent des cicatrices : le nombre et la forme de ces cicatrices varient suivant les totems[86]. Un des informateurs de Fison signale le même fait dans les tribus qu’il a observées[87]. D’après Howitt, une relation du même genre existerait, chez les Dieri, entre certaines scarifications et le totem de l’eau[88]. Quant aux Indiens du Nord-Ouest, l’usage de se tatouer le totem est, chez eux, d’une grande généralité[89].

Mais si les tatouages qui sont réalisés par voie de mutilations ou de scarifications n’ont pas toujours une signification totémique[90], il en est autrement des simples dessins effectués sur le corps : ils sont, le plus généralement, représentatifs du totem. L’indigène, il est vrai, ne les porte pas d’une manière quotidienne. Quand il se livre à des occupations purement économiques, quand les petits groupes familiaux se dispersent pour chasser et pour pêcher, il ne s’embarrasse pas de ce costume qui ne laisse pas d’être compliqué. Mais, quand les clans se réunissent pour vivre d’une vie commune et vaquer ensemble aux cérémonies religieuses, il s’en pare obligatoirement. Chacune de ces cérémonies, comme nous le verrons, concerne un totem particulier et, en principe, les rites qui se rapportent à un totem ne peuvent être accomplis que par des gens de ce totem. Or, ceux qui opèrent[91], qui jouent le rôle d’officiants, et même parfois ceux qui assistent comme spectateurs, portent toujours sur le corps des dessins qui figurent le totem[92]. Un des rites principaux de l’initiation, celui qui fait entrer le jeune homme dans la vie religieuse de la tribu, consiste précisément à lui peindre sur le corps le symbole totémique[93]. Il est vrai que, chez les Arunta, le dessin ainsi tracé ne représente pas toujours et nécessairement le totem de l’initié[94] ; mais c’est une exception, due sans doute à l’état de perturbation où se trouve l’organisation totémique de cette tribu[95]. Au reste, même chez les Arunta, au moment le plus solennel de l’initiation, puisqu’il en est le couronnement et la consécration, quand le néophyte est admis à pénétrer dans le sanctuaire où sont conservés tous les objets sacrés qui appartiennent au clan, on exécute sur lui une peinture emblématique : or cette fois c’est le totem du jeune homme qui est ainsi représenté[96]. Les liens qui unissent l’individu à son totem sont même tellement étroits que, dans les tribus de la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord, l’emblème du clan est peint non seulement sur les vivants, mais même sur les morts : avant d’ensevelir le cadavre, on met sur lui la marque totémique[97].

III

Déjà ces décorations totémiques permettent de pressentir que le totem n’est pas seulement un nom et un emblème. C’est au cours de cérémonies religieuses qu’elles sont le totem, en même temps qu’il est une étiquette collective, a un caractère religieux. Et, en effet, c’est par rapport à lui que les choses sont classées en sacrées et en profanes. Il est le type même des choses sacrées.

Les tribus de l’Australie centrale, principalement les Arunta, les Loritja, les Kaitish, les Unmatjera, les Ilpirra[98], se servent constamment dans leurs rites de certains instruments qui, chez les Arunta, sont appelés suivant Spencer et Gillen des churinga, et, suivant Strehlow, des tjurunga[99]. Ce sont des pièces de bois ou des morceaux de pierre polie, de formes très variées, mais généralement ovales ou allongées[100]. Chaque groupe totémique en possède une collection plus ou moins importante. Or, sur chacun d’eux, se trouve gravé un dessin qui représente le totem de ce même groupe[101]. Un certain nombre de ces churinga sont percés, à l’une de leurs extrémités, d’un trou par lequel passe un fil, fait de cheveux humains ou de poils d’opossum. Ceux de ces objets qui sont en bois et qui sont percés de cette manière servent exactement aux mêmes fins que ces instruments du culte auxquels les ethnographes anglais ont donné le nom de bull-roarers. Au moyen du lien auquel ils sont suspendus, on les fait rapidement tournoyer dans l’air de manière à produire une sorte de ronflement identique à celui que font entendre les diables qui servent encore aujourd’hui de jouets à nos enfants ; ce bruit assourdissant a une signification rituelle et accompagne toutes les cérémonies de quelque importance. Ces sortes de churinga sont donc de véritables bull-roarers. Mais il en est d’autres qui ne sont pas en bois ou qui ne sont pas percés ; par conséquent, ils ne peuvent être employés de cette manière. Ils inspirent cependant les mêmes sentiments de respect religieux.

Tout churinga, en effet, à quelque fin qu’il soit employé, compte parmi les choses les plus éminemment sacrées, il n’en est même aucune qui le dépasse en dignité religieuse. C’est déjà ce qu’indique le mot qui sert à le désigner. En même temps qu’un substantif, c’est aussi un adjectif qui signifie sacré. Ainsi, parmi les noms que porte chaque Arunta, il en est un si sacré qu’il est interdit de le révéler à un étranger ; on ne le prononce que rarement, à voix basse, dans une sorte de murmure mystérieux. Or, ce nom s’appelle aritna churinga (aritna veut dire nom)[102]. Plus généralement, le mot de churinga désigne tous les actes rituels ; par exemple, ilia churinga signifie le culte de l’Émou[103]. Le churinga tout court, employé substantivement, c’est donc la chose qui a pour caractéristique essentielle d’être sacrée. Aussi les profanes, c’est-à-dire les femmes et les jeunes gens non encore initiés à la vie religieuse, ne peuvent-ils toucher ni même voir les churinga ; il leur est seulement permis de les regarder de loin, et encore est-ce dans de rares circonstances[104].

Les churinga sont conservés pieusement dans un lieu spécial qui est appelé chez les Arunta l’ertnatulunga[105]. C’est une cavité, une sorte de petit souterrain dissimulé dans un endroit désert. L’entrée en est soigneusement fermée au moyen de pierres si habilement disposées que l’étranger qui passe à côté ne peut pas soupçonner que, près de lui, se trouve le trésor religieux du clan. Le caractère sacré des churinga est tel qu’il se communique au lieu où ils sont ainsi déposés : les femmes, les non-initiés ne peuvent en approcher. C’est seulement quand l’initiation est complètement terminée que les jeunes gens en ont l’accès : encore en est-il qui ne sont jugés dignes de cette faveur qu’après plusieurs années d’épreuves[106]. La religiosité du lieu rayonne même au-delà et se communique à tout l’entourage : tout ce qui s’y trouve participe du même caractère et, pour cette raison, est soustrait aux atteintes profanes. Un homme est-il poursuivi par un autre ? S’il parvient jusqu’à l’ertnatulunga, il est sauvé ; on ne peut l’y saisir[107]. Même un animal blessé qui s’y réfugie doit être respecté[108]. Les querelles y sont interdites. C’est un lieu de paix, comme on dira dans les sociétés germaniques, c’est le sanctuaire du groupe totémique, c’est un véritable lieu d’asile.

Mais les vertus du churinga ne se manifestent pas seulement par la manière dont il tient le profane à distance. S’il est ainsi isolé, c’est qu’il est une chose de haute valeur religieuse et dont la perte lèserait gravement la collectivité et les individus. Il a toute sorte de propriétés merveilleuses : par attouchement, il guérit les blessures, notamment celles qui résultent de la circoncision[109] ; il a la même efficacité contre la maladie[110] ; il sert à faire pousser la barbe[111] ; il confère d’importants pouvoirs sur l’espèce totémique dont il assure la reproduction normale[112] ; il donne aux hommes force, courage, persévérance, déprime, au contraire, et affaiblit leurs ennemis. Cette dernière croyance est même si fortement enracinée que si, quand deux combattants sont aux prises, l’un d’eux vient à s’apercevoir que son adversaire porte des churinga sur lui, il perd aussitôt confiance et sa défaite est certaine[113]. Aussi n’y a-t-il pas d’instrument rituel qui tienne une place plus importante dans les cérémonies religieuses[114]. Par des sortes d’onctions, on communique leurs pouvoirs soit aux officiants soit aux assistants ; pour cela après les avoir enduits de graisse, on les frotte contre les membres, contre l’estomac des fidèles[115]. Ou bien on les recouvre d’un duvet qui s’envole et se disperse dans toutes les directions quand on les fait tournoyer ; c’est une manière de disséminer les vertus qui sont en eux[116].

Mais ils ne sont pas seulement utiles aux individus ; le sort du clan tout entier est collectivement lié au leur. Leur perte est un désastre ; c’est le plus grand malheur qui puisse arriver au groupe[117]. Ils quittent quelquefois l’ertnatulunga, par exemple quand ils sont prêtés à quelque groupe étranger[118]. C’est alors un véritable deuil public. Pendant deux semaines, les gens du totem pleurent, se lamentent, le corps enduit de terre d’argile blanche, comme ils font quand ils ont perdu quelqu’un de leurs proches[119]. Aussi les churinga ne sont-ils pas laissés à la libre disposition des particuliers ; l’ertnatulunga où ils sont conservés est placé sous le contrôle du chef du groupe. Sans doute, chaque individu a, sur certains d’entre eux, des droits spéciaux[120] ; cependant, bien qu’il en soit, dans une certaine mesure, le propriétaire, il ne peut s’en servir qu’avec le consentement et sous la direction du chef. C’est un trésor collectif ; c’est l’arche sainte du clan[121]. La dévotion dont ils sont l’objet montre, d’ailleurs, le haut prix qui y est attaché. On ne les manie qu’avec un respect que traduit la solennité des gestes[122]. On les soigne, on les graisse, on les frotte, on les polit, et, quand on les transporte d’une localité dans l’autre, c’est au milieu de cérémonies qui témoignent qu’on voit dans ce déplacement un acte de la plus haute importance[123]

Or, en eux-mêmes, les churinga sont des objets de bois et de pierre comme tant d’autres ; ils ne se distinguent des choses profanes du même genre que par une particularité : c’est que, sur eux, est gravée ou dessinée la marque totémique. C’est donc cette marque et elle seule qui leur confère le caractère sacré. Il est vrai que, suivant Spencer et Gillen, le churinga servirait de résidence à une âme d’ancêtre et ce serait la présidence de cette âme qui lui conférerait ses propriétés[124]. De son côté, Strehlow, tout en déclarant cette interprétation inexacte, en propose une autre qui ne diffère pas sensiblement de la précédente : le churinga serait considéré comme une image du corps de l’ancêtre ou comme ce corps lui-même[125]. Ce seraient donc encore les sentiments inspirés par l’ancêtre qui se reporteraient sur l’objet matériel et qui en feraient une sorte de fétiche. Mais d’abord, l’une et l’autre conception, — qui, d’ailleurs, ne diffèrent guère que dans la lettre du mythe — ont été manifestement forgées après coup pour rendre intelligible le caractère sacré attribué aux churinga. Dans la constitution de ces pièces de bois et de ces morceaux de pierre, dans leur aspect extérieur, il n’y a rien qui les prédestine à être considérés comme le siège d’une âme d’ancêtre ou comme l’image de son corps. Si donc les hommes ont imaginé ce mythe, c’est pour pouvoir s’expliquer à eux-mêmes le respect religieux que leur inspiraient ces choses, bien loin que ce respect fût déterminé par le mythe. Cette explication, comme tant d’explications mythiques, ne résout la question que par la question même, répétée en des termes légèrement différents ; car dire que le churinga est sacré et dire qu’il contient tel ou tel rapport avec un être sacré, c’est énoncer de deux façons le même fait ; ce n’est pas en rendre compte. D’ailleurs, de l’aveu de Spencer et Gillen, il y a, même chez les Arunta, des churinga qui sont fabriqués, au su et au vu de tout le monde, par les anciens du groupe[126] ; ceux-là ne viennent évidemment pas des grands ancêtres. Ils ont pourtant, à des différences de degrés près, la même efficacité que les autres et ils sont conservés de la même manière. Enfin, il y a des tribus tout entières ou le churinga n’est nullement conçu comme associé à un esprit[127]. Sa nature religieuse lui vient donc d’une autre source, et d’où lui pourrait-elle venir sinon de l’empreinte totémique qu’il porte ? Ainsi, c’est à cette image que s’adressent, en réalité, les démonstrations du rite ; c’est elle qui sanctifie l’objet sur lequel elle est gravée.

Mais il existe, chez les Arunta et dans les tribus voisines, deux autres instruments liturgiques nettement rattachés au totem et au churinga lui-même qui entre ordinairement dans leur composition : c’est le nurtunja et le waninga.

Le nurtunja[128], qui se rencontre chez les Arunta du nord et chez leurs voisins immédiats[129], est fait essentiellement d’un support vertical qui consiste soit en une lance, soit en plusieurs lances réunies en faisceau, soit en une simple perche[130]. Des touffes d’herbes sont maintenues tout autour au moyen de ceintures ou de bandelettes, faites de cheveux. On ajoute par là-dessus du duvet disposé soit en cercles, soit en lignes parallèles qui courent du haut en bas du support. Le sommet est décoré au moyen de plumes d’aigle-faucon. Ce n’est là, d’ailleurs, que la forme la plus générale et la plus typique ; elle comporte toutes sortes de variantes suivant les cas particuliers[131].

Le waninga, qui se trouve uniquement chez les Arunta du sud, chez les Urabunna, le Loritja, n’est pas davantage d’un seul et unique modèle. Réduit à ses éléments les plus essentiels, il consiste, lui aussi, en un support vertical, qui est formé par un bâton long de plus d’un pied ou par une lance de plusieurs mètres de haut, et qui est coupé tantôt par une, tantôt par deux pièces transversales[132]. Dans le premier cas, il a l’aspect d’une croix. Des cordons faits soit avec ces cheveux humains soit avec de la fourrure d’opossum ou de bandicoot traversent en diagonales l’espace compris entre les bras de la croix et les extrémités de l’axe central ; ils sont serrés les uns contre les autres et constituent ainsi un réseau qui a la forme d’un losange. Quand il y a deux barres transversales, ces cordons vont de l’une à l’autre et, de là, au sommet et à la base du support. Ils sont quelquefois recouverts d’une couche de duvet assez épaisse pour les dissimuler aux regards. Le Waninga a ainsi l’aspect d’un véritable drapeau[133].

Or le nurtunja et le waninga, qui figurent dans une multitude de rites importants, sont l’objet d’un respect religieux, tout à fait semblable à celui qu’inspirent les churinga. On procède à leur confection et à leur érection avec la plus grande solennité. Fixés en terre ou portés par un officiant, ils marquent le point central de la cérémonie : c’est autour d’eux qu’ont lieu les danses et que les rites se développent. Au cours de l’initiation, on mène le novice au pied d’un nurtunja qui a été érigé pour la circonstance. « Voilà, lui dit-on, le nurtunja de ton père ; il a déjà servi à faire bien des jeunes hommes. » Après quoi, l’initié doit embrasser le nurtunja[134]. Par ce baiser, il entre en relations avec le principe religieux qui est censé y résider ; c’est une véritable communion qui doit donner au jeune homme la force nécessaire pour supporter la terrible opération de la subincision[135]. D’ailleurs, le nurtunja joue un rôle considérable dans la mythologie de ces sociétés. Les mythes rapportent que, au temps fabuleux des grands ancêtres, le territoire de la tribu était sillonné dans tous les sens par des compagnies exclusivement composées d’individus d’un même totem[136]. Chacune de ces troupes avait avec elle un nurtunja. Quand elle s’arrêtait pour camper, les gens, avant de se disperser pour chasser, fixaient en terre leur nurtunja au sommet duquel étaient suspendus les churinga[137]. C’est dire qu’ils lui confiaient tout ce qu’ils avaient de plus précieux. C’était en même temps une sorte d’étendard qui servait de centre de ralliement au groupe. On ne peut pas n’être pas frappé des analogies que présente le nurtunja avec le poteau sacré des Omaha[138].

Or, ce caractère sacré ne lui peut venir que d’une cause : c’est qu’il représente matériellement le totem. En effet, les lignes verticales ou les anneaux de duvet qui le recouvrent, ou bien encore les cordons, de couleurs également différentes, qui réunissent les bras du waninga à l’axe central, ne sont pas disposés arbitrairement, au gré des opérateurs ; mais ils doivent obligatoirement affecter une forme étroitement déterminée par la tradition et qui, dans la pensée des indigènes, figure le totem[139]. Ici, il n’y a plus à se demander, comme dans le cas des churinga, si la vénération dont cet instrument cultuel est l’objet n’est qu’un reflet de celle qu’inspirent les ancêtres ; car c’est une règle que chaque nurtunja ou chaque waninga ne dure que pendant la cérémonie où il est utilisé. On le confectionne à nouveau et de toutes pièces chaque fois qu’il est nécessaire, et, une fois le rite accompli, on le dépouille de ses ornements et on disperse les éléments dont il est composé[140]. Il n’est donc rien d’autre qu’une image — et même une image temporaire — du totem et, par conséquent, c’est à ce titre, et à ce titre seul, qu’il joue un rôle religieux.

Ainsi, le churinga, le nurtunja, le waninga doivent uniquement leur nature religieuse à ce qu’ils portent sur eux l’emblème totémique. C’est cet emblème qui est sacré. Aussi garde-t-il ce caractère sur quelque objet qu’il soit représenté. On le peint parfois sur les rochers ; or, ces peintures sont appelées des churinga ilkinia, des dessins sacrés[141]. Les décorations dont se parent officiants et assistants dans les cérémonies religieuses portent le même nom : il est interdit aux enfants et aux femmes de les voir[142]. Il arrive, au cours de certains rites, que le totem soit dessiné sur le sol. Déjà, la technique de l’opération témoigne des sentiments qu’inspire ce dessin et de la haute valeur qui lui est attribuée ; il est, en effet, tracé sur un terrain qui a été préalablement arrosé, saturé de sang humain[143] et nous verrons plus loin que le sang est déjà, par lui-même, un liquide sacré qui ne sert qu’à de pieux offices. Puis, une fois que l’image est exécutée, les fidèles restent assis par terre devant elle dans l’attitude de la plus pure dévotion[144]. À condition de donner au mot un sens approprié à la mentalité du primitif, on peut dire qu’ils l’adorent. Voilà ce qui permet de comprendre comment le blason totémique est resté, pour les Indiens de l’Amérique du Nord, une chose très précieuse : il est toujours entouré d’une sorte d’auréole religieuse.

Mais pour comprendre d’où vient que les représentations totémiques sont aussi sacrées, il n’est pas sans intérêt de savoir en quoi elles consistent.

Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, ce sont des images, peintes, gravées ou sculptées, qui s’efforcent de reproduire, aussi fidèlement que possible, l’aspect extérieur de l’animal totémique. Les procédés employés sont ceux dont nous nous servons encore aujourd’hui dans des cas similaires, sauf qu’ils sont, en général, plus grossiers. Mais il n’en est pas de même en Australie et c’est naturellement dans les sociétés australiennes qu’il faut aller chercher l’origine de ces figurations. Bien que l’Australien puisse se montrer assez capable d’imiter, au moins d’une manière rudimentaire, les formes des choses[145], les décorations sacrées semblent, le plus souvent, étrangères à toute préoccupation de ce genre : elles consistent essentiellement en dessins géométriques exécutés soit sur les churinga, soit sur le corps des hommes. Ce sont des lignes, droites ou courbes, peintes de manières différentes[146] et dont l’assemblage n’a et ne peut avoir qu’un sens conventionnel. Le rapport entre la figure et la chose figurée est tellement indirect et lointain qu’on ne peut l’apercevoir quand on n’est pas averti. Seuls, les membres du clan peuvent dire quel est le sens attaché par eux à telle ou telle combinaison de lignes[147]. Généralement, hommes et femmes sont représentés par des demi-cercles, les animaux par des cercles complets ou par des spirales[148] les traces d’un homme ou d’un animal par des lignes de points, etc. La signification des figures que l’on obtient par ces procédés est même tellement arbitraire qu’un dessin identique peut avoir deux sens différents pour les gens de deux totems et représenter ici tel animal, ailleurs un autre animal ou une plante. C’est ce qui est peut-être encore plus apparent dans le cas des nurtunja et des Waninga. Chacun d’eux représente un totem différent. Mais les éléments peu nombreux et très simples qui entrent dans leur composition ne sauraient donner lieu à des combinaisons bien variées. Il en résulte que deux nurtunja peuvent avoir exactement le même aspect et exprimer cependant deux choses aussi différentes qu’un arbre à gomme et un émou[149]. Au moment où l’on confectionne le nurtunja, on lui donne un sens qu’il conserve pendant toute la cérémonie, mais qui, en somme, est fixé par convention.

Ces faits prouvent que, si l’Australien est si fortement enclin à figurer son totem, ce n’est pas pour en avoir sous les yeux un portrait qui en renouvelle perpétuellement la sensation ; mais c’est simplement parce qu’il sent le besoin de se représenter l’idée qu’il s’en fait au moyen d’un signe matériel, extérieur, quel que puisse, d’ailleurs, être ce signe. Nous ne pouvons encore chercher à comprendre ce qui a ainsi nécessité le primitif à écrire sur sa personne et sur différents objets la notion qu’il avait de son totem ; mais il importait de constater tout de suite la nature du besoin qui a donné naissance à ces multiples figurations[150].



  1. C’est la définition que Cicéron donne de la gentilité : Gentiles sunt qui inter se cadem nomine sunt (Top. 6).
  2. On peut dire, d’une manière générale, que le clan est un groupe familial où la parenté résulte uniquement de la communauté du nom ; c’est en ce sens que la gens est un clan. Mais, dans le genre ainsi constitué, le clan totémique est une espèce particulière.
  3. Dans une certaine mesure, ces liens de solidarité s’étendent même par-delà les frontières de la tribu. Quand des individus de tribus différentes ont un même totem, ils ont les uns envers les autres des devoirs particuliers. Le fait nous est expressément affirmé de certaines tribus de l’Amérique du Nord (v. Frazer, Totemism and Exogamy, III, p. 57, 81, 299, 356~357). Les textes relatifs à l’Australie sont moins explicites. Il est cependant probable que la prohibition du mariage entre membres d’un même totem est internationale.
  4. Morgan, Ancient Society, p. 165.
  5. En Australie, les mots employés varient suivant les tribus. Dans les régions observées par Grey, on disait Kobong ; les Dieri disent Murdu (Howitt, Nat. Tr. of S. E. Aust., p. 91), les Narrinyeri, Mgaitye (Taplin in Curr}}, II, p. 244), les Warramunga, Mungai ou Mungaii (North. Tr., p. 754), etc.
  6. Indian Tribes of the United States, IV, p. 86.
  7. Et cependant cette fortune du mot est d’autant plus regrettable que nous ne savons même pas avec exactitude comment il s’orthographie. Les uns écrivent totam, les autres toodaim, ou dodaim ou ododam (v. Frazer, Totemism, p. 1). Le sens même du terme n’est pas exactement déterminé. Si l’on s’en rapporte au langage tenu par le premier observateur des Ojibway, J. Long, le mot de totam désignerait le génie protecteur, le totem individuel dont il sera question plus loin (liv. I, chap. IV) et non le totem de clan. Mais les témoignages des autres explorateurs sont formellement en sens contraire (v. sur ce point Frazer, Totemism and Exogamy, III, p. 49-52).
  8. Les Wotjobaluk (p. 121) et les Buandik (p. 123).
  9. Les mêmes.
  10. Les Wolgal (p. 102), les Wotjobaluk et les Buandik.
  11. Les Muruburra (p. 177), les Wotjobaluk et les Buandik.
  12. Les Buandik et les Kaiabara (p. 116). On remarquera que tous ces exemples sont empruntés à cinq tribus seulement.
  13. De même, sur 204 sortes de totems, relevées par Spencer et Gillen dans un grand nombre de tribus, 188 sont des animaux ou des plantes. Les objets inanimés sont le boomerang, l’eau froide, l’obscurité, le feu, l’éclair, la Lune, l’ocre rouge, la résine, l’eau salée, l’étoile du soir, la pierre, le Soleil, l’eau, le tourbillon, le vent, les grêlons (North. Tr., p. 773. Cf. Frazer, Totemism and Exogamy, I, p. 253-254).
  14. Frazer (Totemism, p. 10 et 13) en cite des cas assez nombreux et en fait même un genre à part qu’il appelle split-totems. Mais ces exemples sont empruntés à des tribus où le totémisme est profondément altéré, comme à Samoa ou dans les tribus du Bengale.
  15. Howitt, Nat. Tr., p. 107.
  16. V. les tableaux relevés par Strehlow, Die Aranda- and Loritja-Stämme, II, p. 61-72 (cf. III, p. xiii-xvii). Il est remarquable que ces totems fragmentaires soient exclusivement des totems animaux.
  17. Strehlow, II, p. 52 et 72.
  18. Par exemple, un de ces totems est une cavité où un ancêtre du totem du Chat sauvage s’est reposé ; un autre est une galerie souterraine ou un ancêtre du clan de la Souris a creusé, etc. (Ibid., p. 72).
  19. Nat. Tr., p. 561 et suiv. Strehlow, II, p. 71, n. 2. Howitt, Nat. Tr., p. 246 et suiv. ; On Australian Medicine Men, J.A.I. XVI, p. 53 ; Further notes on the Australian Class Systems, J.A.I. XVIII, p. 63 et suiv.
  20. Thaballa signifie le garçon qui rit, d’après la traduction de Spencer et Gillen. Les membres du clan qui porte son nom croient l’entendre rire dans les rochers qui lui servent de résidence (North. Tr., p. 207, 215, 227, note). D’après le mythe rapporte p. 422, il y aurait eu un groupe initial de Thaballa mythiques (cf. p. 208). Le clan des Kati, des hommes pleinement développés, full-grown men comme disent Spencer et Gillen, paraît bien être du même genre (North. Tr., p. 207).
  21. North. Tr., p. 226 et suiv.
  22. Strehlow, II, p. 71-72. Strehlow cite chez les Loritja et les Arunta un totem qui rappelle de très près celui du serpent Wollunqua : c’est le totem du serpent mythique d’eau.
  23. C’est le cas de Klaatsch, dans son article déjà cité. (v. plus haut p. 130, n. 3).
  24. Ainsi que nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent, le totémisme intéresse à la fois la question de la religion et la question de la famille, puisque le clan est une famille. Les deux problèmes, dans les sociétés inférieures, sont étroitement solidaires. Mais ils sont tous deux trop complexes pour qu’il ne soit pas indispensable de les traiter séparément. On ne peut, d’ailleurs, comprendre l’organisation familiale primitive avant de connaître les idées religieuses primitives ; car celles-ci servent de principes à celle-là. C’est pourquoi il était nécessaire d’étudier le totémisme comme religion, avant d’étudier le clan totémique comme groupement familial.
  25. V. Taplin, The Narrinyeri Tribe, Gurr, II, p. 244-245 ; Howitt, Nat. Tr., p. 131.
  26. North. Tr., p. 163, 169, 170, 172. Il y a toutefois lieu de noter que dans toutes ces tribus, sauf les Mara et les Anula, la transmission du totem en ligne paternelle ne serait que le fait le plus général, mais comporterait des exceptions.
  27. Suivant Spencer et Gillen (Nat. Tr., p. 123 et suiv.), l’âme de l’ancêtre se réincarnerait dans le corps de la mère et deviendrait l’âme de l’enfant ; suivant Strehlow (II, p. 51 et suiv.) la conception, tout en étant l’œuvre de l’ancêtre, n’impliquerait pas une réincarnation ; mais, dans l’une et l’autre interprétation, le totem propre de l’enfant ne dépend pas nécessairement de celui de ses parents.
  28. Nat. Tr., p. 133 ; Strehlow, II, p. 53.
  29. C’est, en grande partie, la localité où la mère croit avoir conçu qui détermine le totem de l’enfant. Chaque totem, comme nous le verrons, a son centre, et les ancêtres fréquentent de préférence les endroits qui servent de centres à leurs totems respectifs. Le totem de l’enfant est donc celui auquel ressortit la localité où la mère croit avoir conçu. D’ailleurs, comme celle-ci doit se trouver plus souvent dans le voisinage de l’endroit qui sert de centre totémique à son mari, l’enfant doit être le plus généralement du même totem que le père. C’est ce qui explique, sans doute, comment, dans chaque localité, la majeure partie des habitants appartiennent au même totem (Nat. Tr., p. 9).
  30. The secret of the Totem, p. 159 et suiv. Cf. FISON et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 40 et 41 ; John Mathew, Eaglehawk and Crow ; Thomas, Kinship and Marriage in Australia, p. 52 et suiv.
  31. Howitt, Nat. Tr., p. 124.
  32. Howitt, op. cit., p. 121, 123, 124. Curr, III, p. 461.
  33. Howitt, p. 126.
  34. Howitt, p. 98 et suiv.
  35. Curr, II, p. 165 ; Brough Smith, I, p. 423 ; Howitt, op. cit., p. 429.
  36. Howitt, p. 101, 102.
  37. J. Mathew, The Representative Tribes of Queensland, p. 139.
  38. On pourrait, à l’appui de cette hypothèse, donner d’autres raisons ; mais il faudrait faire intervenir des considérations relatives à l’organisation familiale, et nous tenons à séparer les deux études. La question, d’ailleurs, n’intéresse que secondairement notre sujet.
  39. Par exemple, Mukwara, qui désigne une phratrie chez les Barkinji, les Paruinji, les Milpulke, signifie, d’après Brough Smyth, aigle-faucon ; or, parmi les clans compris dans cette phratrie, il en est un qui a pour totem l’aigle-faucon. Mais ici, cet animal est désigné par le mot de Bilyara. On trouvera plusieurs cas du même genre, cités par Lang, op. cit., p. 162.
  40. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 115. D’après Howitt (op. cit., p. 121 et 454), chez les Wotjobaluk, le clan du Pélican serait également représenté dans les deux phratries. Le fait nous paraît douteux. Il serait très possible que ces deux dclans aient pour totems deux espèces différentes de pélicans. C’est ce qui semble ressortir des indications données par Mathew sur la même tribu (Aboriginal Tribes of N. S. Wales a. Victoria in Journal and Proceedings of the Royal Society of N. S. Wales, 1904, p. 287-288).
  41. V. sur cette question notre mémoire sur : Le totémisme, in Année sociologique, t. V, p. 82 et suiv.
  42. V, sur cette question des classes australiennes en général notre mémoire sur La prohibition de l’inceste, in Année sociol., I, p. 9 et suiv., et plus spécialement sur les tribus à huit classes. L’organisation matrimoniale des sociétés australiennes, in Année sociol., VIII, p. 118~147.
  43. V. Roth, Ethnological Studies among the North- West-Central Queensland Aborigines, p. 56 et suiv. ; Palmer, Notes on some Australian Tribes, J.A.I., XIII (1884), p. 302 et suiv.
  44. Ce principe ne s’est pas maintenu partout avec une égale rigueur. Dans les tribus du centre à huit classes, notamment, outre la classe avec laquelle le mariage est régulièrement permis, il en est une autre avec laquelle on a une sorte de connubium secondaire (Spencer et Gillen, North. Tr., p. 106). Il en est de même dans certaines tribus à quatre classes. Chaque classe a le choix entre les deux classes de l’autre phratrie. C’est le cas des Kahi (v. Mathew, in Curr, III, p. 1762).
  45. On cite cependant quelques tribus où des classes matrimoniales porteraient des noms d’animaux ou de plantes : c’est le cas des Kabi (Mathew, Two Representative Tribes, p. 150), des tribus observées par Mrs Bates (The Marriage Laws a. Cusioms. of the W. Austral. Aborigines, in Victorian Geographical Journal, XXIII-XXIV, p. 47) et peut-être de deux tribus observées par Palmer. Mais ces faits sont très rares, leur signification mal établie. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que les classes, aussi bien que les groupes sexuels, aient parfois adopté des noms d’animaux. Cette extension exceptionnelle des dénominations totémiques ne modifie en rien notre conception du totémisme.
  46. La même explication s’applique peut-être à quelques autres tribus du Sud-Est et de l’Est, où, si l’on en croit les informateurs de Howitt, on trouverait également des totems spécialement affectés à chaque classe matrimoniale. Ce serait le cas chez les Wiradjuri, les Wakelbura, les Bunta-Murra de la rivière Bulloo (Howitt, Nat. Tr., p. 210, 221, 226). Toutefois, les témoignages qu’il a recueillis sont, de son propre aveu, suspects. En fait, des listes mêmes qu’il a dressées, il résulte que plusieurs totems se retrouvent également dans les deux classes de la même phratrie.
    L’explication que nous proposons d’après Frazer (Totemism and Exogamy, p. 531 et suiv.) soulève, d’ailleurs, une difficulté. En principe, chaque clan, et, par conséquent, chaque totem sont indifféremment représentés dans les deux classes d’une même phratrie, puisque l’une de ces classes est celle des enfants et l’autre celle des parents de qui les premiers tiennent leurs totems. Quand donc les clans disparurent, les interdictions totémiques qui survivaient auraient dû rester communes aux deux classes matrimoniales, tandis que, dans les cas cités, chaque classe a les siennes propres. D’où provient cette différenciation ? L’exemple des Kaiabara (tribu du sud du Queensland) permet peut-être d’entrevoir comment cette différenciation s’est produite. Dans cette tribu, les enfants ont le totem de leur mère, mais particularisé au moyen d’un signe distinctif. Si la mère a pour totem l’aigle-faucon noir, celui de l’enfant est l’aigle-faucon blanc (Howitt, Nat. Tr., p. 299). Il y a là comme une première tendance des totems à se différencier suivant les classes matrimoniales.
  47. Une tribu de quelques centaines de têtes compte parfois jusqu’à 50 ou 60 clans et même beaucoup plus. Voir sur ce point Durkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification, in Année sociologique, t. VI, p. 28 n. 1.
  48. Sauf chez les Indiens Pueblo du Sud-Ouest où ils sont plus nombreux. V. Hodge, Pueblo Indian Clans, in American Anlhropologist, lre série, t. IX, p. 345 et suiv. On peut se demander toutefois si les groupes qui portent ces totems sont des clans ou des sous-clans.
  49. V. les tableaux dressés par Morgan dans Ancient Society, p. 153-185.
  50. Krauss, Die Tlinkit-Indianer, p. 112 ; Swanton, Social Condition, Beliefs a. Linguistic Relationship of the Tlingit Indians in XXVIth Rep., p. 398.
  51. Swanton, Contributions to the Ethnology of the Haida, p. 62.
  52. « The distinction between the two clans is absolute in every respect », dit Swanton, p. 68 ; il appelle clans ce que nous nommons phratries. Les deux phratries, dit-il ailleurs, sont, l’une par rapport à l’autre, comme deux peuples étrangers.
  53. Le totem des clans proprement dits est même, au moins chez les Haida, plus altéré que le totem des phratries. L’usage, en effet, permettant à un clan de donner ou de vendre le droit de porter son totem, il en résulte que chaque clan a une pluralité de totems dont quelques-uns lui sont communs avec d’autres clans (v. Swanton, p. 107 et 268). Parce que Swanton appelle clans les phratries, il est obligé de donner le nom de famille aux clans proprement dits, et de houssehold aux familles véritables. Mais le sens réel de la terminologie qu’il adopte n’est pas douteux.
  54. Journals of two Expeditions in N. W. and W. Australia, II, p. 228.
  55. Kamilaroi and Kurnai, p. 165.
  56. Indian Tribes, I, p. 420. Cf. I, p. 52. Cette étymologie est d’ailleurs très contestable. Cf. Handbook of American Indians North of Mexico (Smithsonian Instit., Bur. of. Ethnol., 2e Partie, s. v. Totem, p. 787).
  57. Schoolcraft, Indian Tribes, III, p. 184. Garrick Mallery, Picture-Writing of the American Indians, in Tenth Rep., 1893, p. 377.
  58. Hearne, Journey to the Northern Ocean, p. 148 (cité d’après Frazer, Totemism, p. 30).
  59. Charlevoix, Histoire et description de la Nouvelle France, V, p. 329.
  60. Krauss, Tlinkit-Indianer, p. 248.
  61. Erminnie A. Smith, Myths of the Iroquois, in Second Rep. of the Bureau of Ethnol., p. 78.
  62. Dodge, Our Wild Indiana, p. 225.
  63. Powell, Wyandot Government, in I. Annual Report of the Bureau of Ethnology (1881), p. 64.
  64. Dorsey, Omaha Sociology, Third Rep., p. 229, 240, 248.
  65. Krause, op. cit., p. 130-131.
  66. Krause, p. 308.
  67. V. une photographie d’un village Haida dans Swanton, op. cit., Pl. IX. Cf. Tylor, Totem Post of the Haida Village of Masset, J.A.I., nouvelle série, I, p. 133.
  68. Hill Tout, Report of the Ethnology of the Statlumh of British Columbia, J. A. I., t. XXXV, 1905, p. 155.
  69. Krause, op. cit., p. 230 ; Swanton, Haida, p. 129, 135 et suiv. ; Schoolcraft, Indian Tribes, I, p. 52-53, 337, 356. Dans ce dernier cas, le totem est représenté renversé, en signe de deuil. On troue des usages similaires chez les Creek (C. Swan, in Schoolcraft, Indian Tribes of the United States, V, p. 265), chez les Delaware (Heckewelder, An Account of the History, Manners a. Customs of the Indian Nations who once inhabiled Pennsylvania, p. 246-247).
  70. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 168, 537, 540.
  71. Spencer et Gillen, ibid., p. 174.
  72. Brough Smyth, The Aborigines of Victoria, I, p. 99, n.
  73. Brough Smyth, I, p. 284. Strehlow cite un fait du même genre chez les Arunta (III, p. 68).
  74. An Account of the English Colony in N. S. Wales, II, p. 381.
  75. Krause, p. 327.
  76. Swanton, Social Condition, Beliefs a. linguistic Relationship of the Tlingit Indians, in XXIVth Rep., p. 435 et suiv. ; Boas, The Social organization and the Secret Societies of the Kwakiutl Indians, p. 358.
  77. Frazer, Totemism, p. 26.
  78. Bourk, The Snake Dance of the Moquis of Arizona, p. 229 ; J. W. Fewkes, The Group of Tusayan Ceremonials called Katcinas, in XVth Rep., 1897, p. 251-263.
  79. Müller, Geschichte der Amerikanischen Urreligionen, p. 327.
  80. Schoolcraft, Indian Tribes, III, p. 269.
  81. Dorsey, Omaha Sociol, Third Rep., p. 229, 238, 240, 245.
  82. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 451.
  83. Spencer et Gillen, ibid., p. 257.
  84. On verra plus loin (I. I, chap. IV), ce que signifient ces rapports de parenté.
  85. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 296.
  86. Howitt, Nat. Tr., p. 744-746 ; cf. p. 129.
  87. Kamiloaroi and Kurnai, p. 66, note. Le fait est, il est vrai, contesté par d’autres informateurs.
  88. Howitt, Nat. Tr., p. 744.
  89. Swanton, Contributions to the Ethnology of the Haida, p. 41 et suiv. Pl. XX et XXI ; Boas, The Social Organization of the Kwakiutl, p. 318 ; Swanton, Tlingit, pl. XVI et sq. — Dans un cas, étranger d’ailleurs aux deux régions ethnographiques que nous étudions plus spécialement, ces tatouages sont pratiqués sur les animaux qui appartiennent au clan. Les Bechuana du sud de l’Afrique sont divisés en un certain nombre de clans : il y a les gens du crocodile, du buffle, du singe, etc. Or, les gens du crocodile, par exemple, font aux oreilles de leurs bestiaux, une incision, qui rappelle par sa forme la gueule de l’animal (Casalis, Les Basoutos, p. 221). Suivant Robertson Smith, le même usage aurait existé chez les anciens Arabes (Kinship and Marriage in early Arabia, p. 212-214).
  90. Il en est qui, suivant Spencer et Gillen, n’auraient aucun sens religieux (v. Nat. Tr., p. 41-42 ; North. Tr., p. 45, 54-56).
  91. Chez les Arunta, la règle comporte des exceptions qui seront expliquées plus loin.
  92. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 162 ; North. Tr., p. 179, 259, 292, 295-296 ; Schulze, loc. cit., p, 221. Ce qui est ainsi représenté, ce n’est pas toujours le totem lui-même, mais un des objets qui, associés à ce totem, sont considérés comme choses de la même famille.
  93. C’est le cas, par exemple, chez les Warramunga, les Walpari, les Wulmala, les Tjingilli, les Umbaia, les Unmatjera (North. Tr., p. 348, 339). Chez les Warramunga, au moment où le dessin est exécuté, les opérateurs adressent à l’initié les paroles suivantes : «  Cette marque appartient à votre localité (your place) : ne portez pas les yeux sur une autre localité. » « Ce langage signifie, disent Spencer et Gillen, que le jeune homme ne doit pas s’ingérer dans d’autres cérémonies que celles qui concernent son totem ; elles témoignent également de l’étroite association qui est supposée exister entre un homme, son totem et l’endroit spécialement consacré à ce totem » (North. Tr., p. 584). Chez les Warramunga, le totem se transmet du père aux enfants ; par suite, chaque localité a le sien.
  94. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 215, 241, 376.
  95. On se rappelle (v. plus haut, p. 150) que, dans cette tribu, l’enfant peut avoir un autre totem que celui de son père ou de sa mère et, plus généralement, de ses proches. Or les proches, d’un côté ou de l’autre, sont les opérateurs désignés pour les cérémonies de l’initiation. Par conséquent, comme un homme, en principe, n’a qualité d’opérateur ou d’officiant que pour les cérémonies de son totem, il s’ensuit que, dans certains cas, les rites auxquels l’enfant est initié concernent forcément un totem autre que le sien. Voilà comment les peintures exécutées sur le corps du novice ne représentent pas nécessairement le totem de ce dernier : on trouvera des cas de ce genre dans Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 229. Ce qui montre bien, d’ailleurs, qu’il y a là une anomalie, c’est que, néanmoins, les cérémonies de la circoncision ressortissent essentiellement au totem qui prédomine dans le groupe local de l’initié, c’est-à-dire au totem qui serait celui de l’initié lui-même, si l’organisation totémique n’était pas perturbée, si elle était chez les Arunta ce qu’elle est chez les Wairamunga (v. Spencer et Gillen, ibid., p. 219).
    La même perturbation a eu une autre conséquence. D’une manière générale, elle a pour effet de détendre quelque peu les liens qui unissent chaque totem a un groupe déterminé, puisqu’un même totem peut compter des membres dans tous les groupes locaux possibles, et même dans les deux phratries indistinctement. L’idée que les cérémonies d’un totem pouvaient être célébrées par un individu d’un totem différent — idée qui est contraire aux principes mêmes du totémisme, comme nous le verrons mieux encore dans la suite — a pu s’établir ainsi sans soulever trop de résistances. On a admis qu’un homme à qui un esprit révélait la formule d’une cérémonie avait qualité pour la présider, alors même qu’il n’était pas du totem intéressé (Nat. Tr., p. 519). Mais ce qui prouve que c’est là une exception à la règle et le produit d’une sorte de tolérance, c’est que le bénéficiaire de la formule ainsi révélée n’en a pas la libre disposition ; s’il la transmet — et ces transmissions sont fréquentes — ce ne peut être qu’à un membre du totem auquel se rapporte le rite (Nat. Tr., ibid.).
  96. Nat. Tr., p. 140. Dans ce cas, le novice conserve la décoration dont il a été ainsi paré jusqu’à ce que, par l’effet du temps, elle s’efface d’elle-même.
  97. Boas, General Report on the Indians of British Columbia, in British Association for the Advancement of Science, Firth Rep. of the Committee on the N. W. Tribes of the Dominion of Canada, p, 41.
  98. Il y en a aussi chez les Warramunga, mais en plus petit nombre que chez les Arunta, et ils ne figurent pas dans les cérémonies totémiques bien qu’ils tiennent une certaine place dans les mythes (North. Tr., p. 163).
  99. D’autres noms sont employés dans les autres tribus. Nous donnons un sens générique au terme Arunta parce que c’est dans cette tribu que les churinga tiennent le plus de place et ont été le mieux étudiés.
  100. Strehlow, II, p. 81.
  101. Il y en a quelques-uns, mais en petit nombre, qui ne portent aucun dessin apparent (v. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 144).
  102. Nat. Tr., p. 139 et 648 ; Strehlow, II, p. 75.
  103. Strehlow, qui écrit Tjurunga, donne du mot une traduction un peu différente. « Ce mot, dit-il, signifie ce qui est secret et personnel (der eigene geheime). Tju est un vieux mot qui signifie caché, secret, et runga veut dire ce qui m’est propre. » Mais Kempe qui a, en la matière, plus d’autorité que Strehlow, traduit tju par grand, puissant, sacré (Kempe, Vocabulary of the Tribes inhabiting Macdonnell Ranges, s. v. Tju, in Transactions of the R. Society of Victoria, t. XIII). D’ailleurs, au fond, la traduction de Strehlow ne s’éloigne pas de la précédente autant qu’on pourrait le croire au premier abord ; car ce qui est secret, c’est ce qui est soustrait à la connaissance des profanes, c’est-à-dire ce qui est sacré. Quant à la signification attribuée au mot runga, elle nous paraît très douteuse. Les cérémonies de l’émou appartiennent à tous les membres du clan de l’émou ; tous peuvent y participer ; elles ne sont donc la chose personnelle d’aucun d’eux.
  104. Nat. Tr., p. 130-132 ; Strehlow, II, p. 78. Une femme qui a vu churinga et l’homme qui le lui a montré sont également mis à mort.
  105. Strehlow appelle cet endroit, défini exactement dans les termes mêmes qu’emploient Spencer et Gillen, arknanaua au lieu d’ertnatuluriga (Strehlow, II, p. 78).
  106. North. Tr., p. 270 ; Nat. Tr., p. 140.
  107. Nat. Tr., p. 135.
  108. Strehlow, I I, p. 78. Strehlow dit pourtant qu’un meurtrier qui se réfugie près d’un ertnatulunga y est impitoyablement poursuivi et mis à mort. Nous avons quelque mal à concilier ce fait avec le privilège dont jouissent les animaux, et nous nous demandons si la rigueur plus grande avec laquelle le criminel est traité n’est pas récente et si elle ne doit pas être attribuée à un affaiblissement du tabou qui protégeait primitivement l’ertnatulunga.
  109. Nat. Tr., p. 248.
  110. Ibid., p. 545-546. Strehlow, II, p. 79. Par exemple, la poussière détachée par grattage d’un churinga de pierre et dissoute dans de l’eau constitue une potion qui rend la santé aux malades.
  111. Nat. Tr., p. 545-546. Strehlow (II, p. 79) conteste le fait.
  112. Par exemple, un churinga du totem de l’igname, déposé dans le sol, y fait pousser les ignames (North. Tr., p. 275). il a le même pouvoir sur les animaux (Strehlow, II, p. 76, 78 ; III, p. 3, 7).
  113. Nat. Tr., p. 135 ; Strehlow, II, p. 79.
  114. North. Tr., p. 278.
  115. Ibid., p. 180.
  116. Ibid., p. 272-273.
  117. Nat. Tr., p. 135.
  118. Un groupe emprunte à un autre ses churinga, dans cette pensée que ces derniers lui communiqueront quelque chose des vertus qui sont en eux, que leur présence rehaussera la vitalité des individus et de la collectivité (Nat, Tr., p. 158 et suiv.).
  119. Ibid., p. 136.
  120. Chaque individu est uni par un lien particulier d’abord à un churinga spécial qui lui sert de gage à vie, puis à ceux qu’il a reçus de ses parents par voie d’héritage.
  121. Nat. Tr., p. 154 ; North Tr., p. 193. Les churinga ont si bien une marque collective qu’ils remplacent les bâtons des messagers dont sont munis, dans d’autres tribus, les individus envoyés à des groupes étrangers pour les convoquer à quelque cérémonie. (Nat. Tr., p. 141-142).
  122. Ibid., p. 326. Il y a lieu de remarquer que les bull-roarers sont employés de la même manière (Mathews, Aboriginal Tribes of N. S. Wales and Victoria, in Journal of Roy. Soc. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 307-308.
  123. Nat. Tr., p. 161, 250 et suiv.
  124. Ibid., p. 138.
  125. Strehlow, I, Vorworet, in fine ; II, p. 76, 77 et 82. Pour les Arunta, c’est le corps même de l’ancêtre ; pour les Loritja, c’en est seulement une image.
  126. Quand un enfant vient de naître, la mère indique au père où elle croit que l’âme de l’ancêtre a pénétré en elle. Le père, accompagné de quelques parents, se rend à cet endroit et l’on y cherche le churinga que l’ancêtre, croit-on, a laissé tomber au moment où il s’est réincarné. Si l’on y trouve, c’est, sans doute, que quelque ancien du groupe totémique l’y a placé (l’hypothèse est de Spencer et Gillen). Si on ne le découvre pas, on fait un churinga nouveau suivant une technique déterminée (Nat. Tr., p. 132. Cf. Strehlow, II, p. 80).
  127. C’est le cas des Warramunga, des Urabunna, des Worgaia, des Umbaia, des Tjingilli, des Gnanji (North. Tr., p. 258, 275-276). Alors, disent Spencer et Gillen, they were regarded as of especial value because of their association with a totem (ibid., p. 276). Il y a des exemples du même fait chez les Arunta (Nat. Tr., p. 156).
  128. Strehlow écrit Inatanja (op. cit., I, p. 4-5).
  129. Les Kaitish, les Ilpirra, les Unmatjera ; mais il est rare chez ces derniers.
  130. La perche est quelquefois remplacée par des churinga très longs, mis bout à bout.
  131. Parfois, au sommet du nurtunja, un autre plus petit est suspendu. Dans d’autres cas, le nurtunja a la forme d’une croix ou d’un T. Plus rarement, le support central fait défaut (Nat. Tr., p. 298-300, 360-364, 627).
  132. Quelquefois, ces barres transversales sont au nombre de trois.
  133. Nat. Tr., p. 231-234, 306-310, 627. Outre le nurtunja et le waninga, Spencer et Gillen distinguent une troisième sorte de poteau ou drapeau sacré, c’est le kauaua (Nat. Tr., p. 364, 370, 629) dont ils avouent franchement, d’ailleurs, n’avoir pu déterminer exactement les fonctions. Ils notent seulement que le kauaua « est regardé comme quelque chose de commun aux membres de tous les totems ». Mais suivant Strehlow (III, p. 23, n. 2, le kauaua dont parlent Spencer et Gillen, serait simplement le nurtunja du totem du Chat sauvage. Comme cet animal est l’objet d’un culte tribal, on s’explique que la vénération dont est l’objet son nurtunja soit commune à tous les clans.
  134. North. Tr., p. 342 ; Nat. Tr., p. 309.
  135. Nat. Tr., p. 255.
  136. Ibid., chap. X et XI.
  137. Ibid., p. 138, 144.}}
  138. V. Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 413 ; Omaha Sociology, IIIrd Rep., p. 234. Il est vrai qu’il y a un poteau sacré dans la tribu tandis qu’il y a un nurtunja par clan. Mais le principe est le même.
  139. Nat. Tr., p. 232, 308, 313, 334, et. ; North Tr., p. 182, 186, etc.
  140. Nat. Tr., p. 346. On dit, il est vrai, que le nurtunja représente la lance de l’ancêtre qui, au temps de l’Alcheringa, était à la tête de chaque clan. Mais il n’en est qu’une représentation symbolique ; ce n’est pas une sorte de relique, comme le churinza qui est censé émaner de l’ancêtre lui-même. Ici, le caractère secondaire de l’interprétation est particulièrement apparent.
  141. Nat. Tr., p. 614 et suiv., notamment, p. 6l7 ; North. Tr., p. 749.
  142. Nat. Tr., p. 624.
  143. Ibid'., p. 179.
  144. Nat. Tr., p. 181.
  145. V. des exemples dans Spencer et Gillen, Nat. Tr., fig. 131. On y verra des dessins dont plusieurs ont évidemment pour objet de représenter des animaux, des plantes, des têtes d’homme, etc., très schématiquement bien entendu.
  146. Nat. Tr., p. 617 ; North Tr., p. 716 et suiv.
  147. Nat. Tr., p. 145 ; Strehlow, 99, p. 80.
  148. Ibid. p. 151.
  149. Ibid. p. 346.
  150. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que ces dessins et ces peintures n’aient en même temps un caractère esthétique : c’est une première forme d’art. Puisque c’est aussi et même surtout un langage écrit, il s’ensuit que les origines du dessin et celles de l’écriture se confondent. Il paraît bien que l’homme a dû commencer à dessiner moins pour fixer sur le bois ou la pierre de belles formes qui charmaient ses sens, que pour traduire matériellement sa pensée (cf. Schoolcraft, Indian Tribes, I, p. 405 ; Dorsey, Siouan Cults, p. 394 et suiv.).