Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre III/Chapitre 4

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Livre III

Chapitre IV

LE CULTE POSITIF
(Suite)

III. — Les rites représentatifs ou commémoratifs

L’explication que nous avons donnée des rites positifs dont il vient d’être question dans les deux chapitres précédents leur attribue une signification, avant tout, morale et sociale. L’efficacité physique que leur prête le fidèle serait le produit d’une interprétation qui dissimulerait leur raison d’être essentielle : c’est parce qu’ils servent à refaire moralement les individus et les groupes qu’ils passent pour avoir une action sur les choses. Mais si cette hypothèse nous a permis de rendre compte des faits, on ne peut dire qu’elle ait été directement démontrée ; elle semble même, au premier abord, se concilier assez mal avec la nature des mécanismes rituels que nous avons analysés. Qu’ils consistent en oblations ou en pratiques imitatives, les gestes dont ils sont faits visent des fins purement matérielles ; ils ont ou semblent avoir uniquement pour objet de provoquer l’espèce totémique à renaître. Dans ces conditions, n’est-il pas surprenant que leur véritable rôle soit de servir à des fins morales ?

Il est vrai que leur fonction physique pourrait bien avoir été exagérée par Spencer et Gillen, même dans les cas ou elle est le plus incontestable. Suivant ces auteurs, chaque clan célébrerait son Intichiuma en vue d’assurer aux autres clans un aliment utile, et tout le culte consisterait en une sorte de coopération économique des différents groupes totémiques ; chacun travaillerait pour tous les autres. Mais, d’après Strehlow, cette conception du totémisme australien serait tout à fait étrangère à la mentalité indigène. « Si, dit-il, les membres d’un groupe totémique, en s’efforçant de multiplier les animaux ou les plantes de l’espèce consacrée, paraissent travailler pour leurs compagnons des autres totems, il faut se garder de voir dans cette collaboration le principe fondamental du totémisme arunta ou loritja. Jamais les noirs ne m’ont dit d’eux-mêmes que tel était l’objet de leurs cérémonies. Sans doute, quand je leur en suggérais l’idée et que je la leur exposais, ils la comprenaient et y acquiesçaient. Mais on ne me blâmera pas d’avoir quelque méfiance pour des réponses obtenues dans ces conditions. » Strehlow fait, d’ailleurs, remarquer que cette manière d’interpréter le rite est contredite par ce fait que les animaux ou les végétaux totémiques ne sont pas tous comestibles ou utiles ; il en est qui ne servent à rien ; il y en a même de dangereux. Les cérémonies qui les concernent ne sauraient donc avoir des fins alimentaires[1].

« Quand, conclut notre auteur, on demande aux indigènes quelle est la raison déterminante de ces cérémonies, ils sont unanimes pour répondre : C’est que les ancêtres ont institué les choses ainsi. Voilà pourquoi nous agissons de cette manière, et non pas autrement. » Mais dire que le rite est observé parce qu’il vient des ancêtres, c’est reconnaître que son autorité se confond avec l’autorité de la tradition, chose sociale au premier chef. On le célèbre pour rester fidèle au passé, pour garder à la collectivité sa physionomie morale, et non à cause des effets physiques qu’il peut produire. Ainsi, la manière même dont les fidèles l’expliquent laisse déjà transpirer les raisons profondes dont il procède.

Mais il y a des cas où cet aspect de cérémonies est immédiatement apparent.

I

C’est chez les Warramunga qu’on peut le mieux l’observer[2].

Chez ce peuple, chaque clan est censé descendre d’un seul et unique ancêtre qui, né en un endroit déterminé, aurait passé son existence terrestre à parcourir la contrée dans tous les sens. C’est lui qui, au cours de ses voyages, aurait donné au pays la forme qu’il présente actuellement ; c’est lui qui aurait fait les montagnes et les plaines, les trous d’eau et les ruisseaux, etc. En même temps, il semait sur sa route des germes vivants qui se dégageaient de son corps et qui sont devenus, par suite de réincarnations successives, les membres actuels du clan. Or, la cérémonie qui, chez les Warramunga, correspond exactement à l’Intichiuma des Arunta, a pour objet de commémorer et de représenter l’histoire mythique de l’ancêtre. Il n’est question ni d’oblation, ni, sauf dans un cas unique[3], de pratiques mimétiques. Le rite consiste uniquement à rappeler le passé et à le rendre, en quelque sorte, présent au moyen d’une véritable représentation dramatique. Le mot est d’autant plus de circonstance que l’officiant, en ce cas, n’est aucunement considéré comme une incarnation de l’ancêtre qu’il représente ; c’est un acteur qui joue un rôle.

Voici, à titre d’exemple, en quoi consiste l’Intichiuma du Serpent noir, tel que l’ont observé Spencer et Gillen[4].

Une première cérémonie ne semble pas se référer au passé ; du moins, la description qu’on nous en donne n’autorise pas à l’interpréter dans ce sens. Elle consiste en courses et en sauts qu’exécutent deux officiants, décorés de dessins qui représentent le serpent noir. Quand, enfin, ils tombent épuisés sur le sol, les assistants passent doucement la main sur les dessins emblématiques dont le dos des deux acteurs est recouvert. On dit que ce geste plaît au serpent noir. — C’est seulement ensuite que commence la série des cérémonies commémoratives.

Elles mettent en action l’histoire mythique de l’ancêtre Thalaualla, depuis qu’il est sorti du sol jusqu’au moment ou il y est définitivement rentré. Elles le suivent à travers tous ses voyages. Dans chacune des localités où il a séjourné, il a, d’après le mythe, célébré des cérémonies totémiques ; on les répète dans l’ordre même où elles passent pour s’être succédé à l’origine. Le mouvement qui revient le plus fréquemment consiste en une sorte de trémoussement rythmé et violent du corps tout entier ; c’est que l’ancêtre s’agitait ainsi aux temps mythiques pour faire sortir de lui les germes de vie qui y étaient inclus. Les acteurs ont la peau couverte d’un duvet qui, par suite de ces secousses, se détache et s’envole ; c’est une manière de figurer l’envolée de ces germes mystiques et leur dispersion dans l’espace.

On se rappelle que, chez les Arunta, la place où se déroule la cérémonie est rituellement déterminée : c’est l’endroit où se trouvent les rochers, les arbres, les trous d’eau sacrés, et il faut que les fidèles s’y transportent pour célébrer le culte. Chez les Warramunga, au contraire, le terrain cérémoniel est choisi arbitrairement pour des raisons d’opportunité. C’est une scène conventionnelle. Seulement, le lieu où se sont passés les événements dont la reproduction constitue le thème du rite est lui-même représenté au moyen de dessins. Parfois, ces dessins sont exécutés sur le corps même des acteurs. Par exemple, un petit cercle coloré en rouge, peint sur le dos et sur l’estomac, représente un trou d’eau[5]. Dans d’autres cas, c’est sur le sol que l’image est tracée. Sur la terre, préalablement détrempée et recouverte d’ocre rouge, on dessine des lignes courbes, formées par des séries de points blancs, qui symbolisent un ruisseau ou une montagne. C’est un commencement de décor.

Outre les cérémonies proprement religieuses que l’ancêtre passe pour avoir célébrées autrefois, on représente de simples épisodes, ou épiques ou comiques, de sa carrière terrestre. Ainsi, à un moment donné, tandis que trois acteurs sont en scène, occupés à un rite important, un autre se dissimule derrière un bouquet d’arbres, situé à quelque distance. Autour de son cou est attaché un paquet de duvet qui figure un wallaby. Dès que la cérémonie principale a pris fin, un vieillard trace sur le sol une ligne qui se dirige vers l’endroit où se cache le quatrième acteur. Les autres marchent derrière, les yeux baissés et fixés sur cette ligne, comme s’ils suivaient une piste. En découvrant l’homme, ils prennent un air stupéfait et l’un d’eux le frappe d’un bâton. Toute cette mimique représente un incident de la vie du grand serpent noir. Un jour, son fils s’en alla seul à la chasse, prit un wallaby et le mangea sans en rien donner à son père. Ce dernier suivit ses traces, le surprit et lui fit rendre gorge de force ; c’est à quoi fait allusion la bastonnade qui termine la représentation[6].

Nous ne dirons pas ici tous les événements mythiques qui sont successivement représentés. Les exemples qui précèdent suffisent à montrer quel est le caractère de ces cérémonies : ce sont des drames, mais d’un genre tout particulier : ils agissent, ou, du moins, on croit qu’ils agissent sur le cours de la nature. Quand la commémoration du Thalaualla est terminée, les Warramunga sont convaincus que les serpents noirs ne peuvent manquer de croître et de se multiplier. Ces drames sont donc des rites, et même des rites comparables de tout point, par la nature de leur efficacité, à ceux qui constituent l’Intichiuma des Arunta.

Aussi les uns et les autres sont-ils de nature à s’éclairer mutuellement. Il est même d’autant plus légitime de les rapprocher qu’il n’y a pas entre eux de solution de continuité. Non seulement le but poursuivi est le même dans les deux cas, mais ce qu’a de plus caractéristique le rituel warramunga se trouve déjà dans l’autre à l’état de germe. L’Intichiuma, tel que le pratiquent généralement les Arunta, contient, en effet, en soi une sorte de commémoration implicite. Les lieux où il est célébré sont, obligatoirement, ceux qu’ont illustrés les ancêtres. Les chemins par lesquels passent les fidèles au cours de leurs pieux pèlerinages sont ceux qu’ont parcourus les héros de l’Alcheringa ; les endroits où l’on s’arrête pour procéder aux rites sont ceux où les aïeux eux-mêmes ont séjourné, où ils se sont évanouis dans le sol, etc. Tout rappelle donc leur souvenir à l’esprit des assistants. D’ailleurs, aux rites manuels s’ajoutent très souvent des chants qui racontent les exploits ancestraux[7]. Que ces récits, au lieu d’être dits, soient mimés, que, sous cette forme nouvelle, ils se développent de manière à devenir la partie essentielle de la cérémonie, et l’on aura la cérémonie des Warramunga. Il y a plus ; par un côté, l’Intichiuma arunta est déjà une sorte de représentation. L’officiant, en effet, ne fait qu’un avec l’ancêtre dont il est descendu et qu’il réincarne[8]. Les gestes qu’il fait sont ceux que faisait cet ancêtre dans les mêmes circonstances. Sans doute, à parler exactement, il ne joue pas le personnage ancestral, comme pourrait le faire un acteur ; il est ce personnage même. Il n’en reste pas moins que, en un sens, c’est le héros qui occupe la scène. Pour que le caractère représentatif du rite s’accentue, il suffira que la dualité de l’ancêtre et de l’officiant s’accuse davantage ; c’est précisément ce qui arrive chez les Warramunga[9]. Même chez les Arunta, on cite au moins un Intichiuma où certaines personnes sont chargées de représenter des ancêtres avec lesquels elles n’ont aucun rapport de filiation mythique, et où, par suite, il y a représentation dramatique proprement dite : c’est l’Intichiuma de l’Émou[10]. Dans ce cas également, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire chez ce peuple, il semble bien que le théâtre de la cérémonie soit artificiellement aménagé[11].

De ce que ces deux sortes de cérémonies, malgré les différences qui les séparent, ont ainsi comme un air de parenté, il ne suit pas qu’il y ait entre elles un rapport défini de succession, que l’une soit une transformation de l’autre. Il peut très bien se faire que les ressemblances signalées viennent de ce qu’elles sont toutes deux issues d’une même souche, c’est-à-dire d’une même cérémonie originelle dont elles seraient des modalités divergentes : nous verrons même que cette hypothèse est la plus vraisemblable. Mais, sans qu’il soit nécessaire de prendre un parti sur cette question, ce qui précède suffit à établir que ce sont des rites de même nature. Nous sommes donc fondés à les comparer et à nous servir de l’un pour nous aider à mieux comprendre l’autre.

Or, ce qu’ont de particulier les cérémonies Warramunga dont nous venons de parler, c’est qu’il n’y est pas fait un geste dont l’objet soit d’aider ou de provoquer directement l’espèce totémique à renaître[12]. Si l’on analyse les mouvements effectués comme les paroles prononcées, on n’y trouve généralement rien qui décèle aucune intention de ce genre. Tout se passe en représentations qui ne peuvent être destinées qu’à rendre présent aux esprits le passé mythique du clan. Mais la mythologie d’un groupe, c’est l’ensemble des croyances communes à ce groupe. Ce qu’expriment les traditions dont elle perpétue le souvenir, c’est la manière dont la société se représente l’homme et le monde ; c’est une morale et une cosmologie en même temps qu’une histoire. Le rite ne sert donc et ne peut servir qu’à entretenir la vitalité de ces croyances, à empêcher qu’elles ne s’effacent des mémoires, c’est-à-dire, en somme, à revivifier les éléments les plus essentiels de la conscience collective. Par lui, le groupe ranime périodiquement le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité ; en même temps, les individus sont réaffermis dans leur nature d’êtres sociaux. Les glorieux souvenirs qu’on fait revivre sous leurs yeux et dont ils se sentent solidaires leur donnent une impression de force et de confiance : on est plus assuré dans sa foi quand on voit à quel passé lointain elle remonte et les grandes choses qu’elle a inspirées. C’est ce caractère de la cérémonie qui la rend instructive. Elle tend tout entière à agir sur les consciences et sur elles seules. Si donc on croit cependant qu’elle agit sur les choses, qu’elle assure la prospérité de l’espèce, ce ne peut être que par un contrecoup de l’action morale qu’elle exerce et qui, de toute évidence, est la seule qui soit réelle. Ainsi l’hypothèse que nous avons proposée se trouve vérifiée par une expérience significative, et la vérification est d’autant plus probante que, comme nous venons de l’établir, entre le système rituel des Warrarnunga et celui des Arunta il n’y a pas de différence de nature. L’un ne fait que mettre plus clairement en évidence ce que nous avions déjà conjecturé de l’autre.

II

Mais il existe des cérémonies où ce caractère représentatif et idéaliste est encore plus accentué.

Dans celles dont il vient d’être question, la représentation dramatique n’était pas là pour elle-même : elle n’était qu’un moyen en vue d’une fin toute matérielle, la reproduction de l’espèce totémique. Mais il en est d’autres qui ne diffèrent, pas spécifiquement des précédentes et d’où, pourtant, toute préoccupation de ce genre est absente. On y représente le passé dans le seul but de le représenter, de le graver plus profondément dans les esprits, sans qu’on attende du rite aucune action déterminée sur la nature. Tout au moins, les effets physiques qui lui sont parfois imputés sont tout à fait au second plan et sans rapport avec l’importance liturgique qui lui est attribuée.

C’est le cas notamment des fêtes que les Warrarnunga célèbrent en l’honneur du serpent Wollunqua[13].

Le Wollunqua est, comme nous l’avons déjà dit, un totem d’un genre très particulier. Ce n’est pas une espèce animale ou végétale, mais un être unique : il n’existe qu’un Wollunqua. De plus, cet être est purement mythique. Les indigènes se le représentent comme une sorte de serpent colossal dont la taille est telle que, quand il se dresse sur la queue, sa tête se perd dans les nuages. Il réside, croit-on, dans un trou d’eau, appelé Thapauerlu, qui est caché au fond d’une vallée solitaire. Mais s’il diffère par certains côtés des totems ordinaires, il en a cependant tous les caractères distinctifs. Il sert de nom collectif et d’emblème à tout un groupe d’individus qui voient en lui leur commun ancêtre, et les rapports qu’ils soutiennent avec cette bête mythique sont identiques à ceux que les membres des autres totems croient soutenir avec les fondateurs de leurs dans respectifs. Au temps de l’Alcheringa[14], le Wollunqua parcourait en tous sens le pays. Dans les différentes localités où il s’arrêtait, il essaimait des spirit-children, des principes spirituels, qui servent encore d’âmes aux vivants d’aujourd’hui. Le Wollunqua est même considéré comme une sorte de totem éminent. Les Warramunga sont divisés en deux phratries appelées l’une Uluuru, et l’autre Kingilli. Presque tous les totems de la première sont des serpents d’espèces différentes. Or ils passent tous pour être descendus du Wollunqua : on dit qu’il est leur grand-père[15]. On peut entrevoir par là comment, selon toute vraisemblance, le mythe du Wollunqua a pris naissance. Pour expliquer la présence, dans une même phratrie, de tant de totems similaires, on a imaginé qu’ils étaient tous dérivés d’un seul et même totem ; seulement, on dut nécessairement lui prêter des formes gigantesques afin que, par son aspect même, il fût en rapport avec le rôle considérable qui lui était assigné dans l’histoire de la tribu.

Or le Wollunqua est l’objet de cérémonies qui ne diffèrent pas en nature de celles que nous avons précédemment étudiées : ce sont des représentations où sont figurés les principaux événements de sa vie fabuleuse. On le montre sortant de terre, passant d’une localité dans l’autre ; on représente les divers épisodes de ses voyages, etc. Spencer et Gillen ont assisté à quinze cérémonies de ce genre qui se sont succédé du 27 juillet au 23 août, s’enchaînant les unes aux autres suivant un ordre déterminé, de manière à former un véritable cycle[16]. Par le détail des rites qui la constituent, cette longue fête est donc indistincte de l’Intichiuma ordinaire des Warramunga ; c’est ce que reconnaissent les auteurs qui nous l’ont décrite[17]. Mais, d’un autre côté, c’est un Intichiuma qui ne saurait avoir pour objet d’assurer la fécondité d’une espèce animale ou végétale, puisque le Wollunqua est, à lui seul, sa propre espèce et qu’il ne se reproduit pas. Il est ; et les indigènes ne paraissent pas avoir le sentiment qu’il ait besoin d’un culte pour persévérer dans son être. Non seulement ces cérémonies n’ont pas l’efficacité de l’Intichiuma classique, mais il ne semble pas qu’elles aient une efficacité matérielle d’aucune sorte. Le Wollunqua n’est pas une divinité préposée à un ordre déterminé de phénomènes naturels et, par suite, on n’attend de lui, en échange du culte, aucun service défini. On dit bien que, si les prescriptions rituelles sont mal observées, le Wollunqua se fâche, sort de sa retraite et vient se venger sur ses fidèles de leurs négligences. Inversement, quand tout s’est régulièrement passé, on est porté à croire qu’on s’en trouvera bien et que quelque événement heureux se produira. Mais l’idée de ces sanctions possibles n’est évidemment née qu’après coup, pour rendre compte du rite. Une fois la cérémonie instituée, il parut naturel qu’elle servît à quelque chose et, par suite, que l’omission des observances prescrites exposât à quelque danger. Mais on ne l’a pas instituée pour prévenir ces dangers mythiques ou pour s’assurer des avantages particuliers. Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont représentés dans les esprits que de la manière la plus imprécise. Les anciens, par exemple, annoncent, quand tout est terminé, que le Wollunqua, s’il est satisfait, enverra de la pluie. Mais ce n’est pas pour avoir de la pluie qu’on célèbre la fête[18]. On la célèbre parce que les ancêtres l’ont célébrée, parce qu’on y est attaché comme à une tradition très respectée et parce qu’on en sort avec une impression de bien-être moral. Quant aux autres considérations, elles n’ont qu’un rôle complémentaire ; elles peuvent servir à confirmer les fidèles dans l’attitude que le rite leur prescrit ; elles ne sont pas la raison d’être de cette attitude.

Voilà donc tout un ensemble de cérémonies qui se proposent uniquement de réveiller certaines idées et certains sentiments, de rattacher le présent au passé, l’individu à la collectivité. Non seulement, en fait, elles ne peuvent servir à d’autres fins, mais les fidèles eux-mêmes ne leur demandent rien de plus. C’est une preuve nouvelle que l’état psychique dans lequel se trouve le groupe assemblé constitue bien la seule base, solide et stable, de ce qu’on pourrait appeler la mentalité rituelle. Quant aux croyances qui attribuent aux rites telle ou telle efficacité physique, elles sont choses accessoires et contingentes, puisqu’elles peuvent manquer sans que le rite soit altéré dans ce qu’il a d’essentiel. Ainsi, les cérémonies du Wollunqua, mieux encore que les précédentes, mettent à nu, pour ainsi dire, la fonction fondamentale du culte positif.

Si d’ailleurs, nous avons spécialement insisté sur ces solennités, c’est à cause de leur exceptionnelle importance. Mais il en est d’autres qui ont exactement le même caractère. Ainsi, il existe chez les Warramunga un totem « du garçon qui rit ». Le clan qui porte ce nom a, disent Spencer et Gillen, la même organisation que les autres groupes totémiques. Comme eux, il a ses lieux sacrés (mungai) où l’ancêtre fondateur a célébré des cérémonies aux temps fabuleux, où il a laissé, derrière lui, des spirit-children qui sont devenus les hommes du clan ; et les rites qui se rattachent à ce totem sont indiscernables de ceux qui se rapportent aux totems animaux ou végétaux[19]. Il est pourtant évident qu’ils ne sauraient avoir d’efficacité physique. Ils consistent en une série de quatre cérémonies qui se répètent plus ou moins les unes les autres, mais qui sont uniquement destinées à amuser, à provoquer le rire par le rire, c’est-à-dire, en somme, à entretenir la gaîté et la bonne humeur dans le groupe qui a comme la spécialité de ces dispositions morales[20].

On trouve chez les Arunta eux-mêmes plus d’un totem qui ne comporte pas d’autre Intichiuma. Nous avons vu en effet que, chez ce peuple, les plis ou les dépressions de terrains qui marquent l’endroit où quelque ancêtre a séjourné servent parfois de totems[21]. À ces totems sont attachées des cérémonies qui, manifestement, ne peuvent avoir d’effets physiques d’aucune sorte. Elles ne peuvent consister qu’en représentations dont l’objet est de commémorer le passé et elles ne peuvent viser aucun but, en dehors de cette commémoration[22].

En même temps qu’elles nous font mieux comprendre la nature du culte, ces représentations rituelles mettent en évidence un important élément de la religion : c’est l’élément récréatif et esthétique.

Déjà nous avons eu l’occasion de montrer qu’elles sont proches patentes des représentations dramatiques[23]. Cette parenté apparaît encore avec plus d’évidence dans les dernières cérémonies dont il vient d’être parlé. Non seulement, en effet, elles emploient les mêmes procédés que le drame proprement dit, mais elles poursuivent un but de même genre : étrangères à toute fin utilitaire, elles font oublier aux hommes le monde réel, pour les transporter dans un autre où leur imagination est plus à l’aise ; elles distraient. Il arrive même qu’elles aient jusqu’à l’aspect extérieur d’une récréation : on voit les assistants rire et s’amuser ouvertement[24].

Les rites représentatifs et les récréations collectives sont même des choses tellement voisines qu’on passe d’un genre à l’autre sans solution de continuité. Ce que les cérémonies proprement religieuses ont de caractéristique, c’est qu’elles doivent être célébrées sur un terrain consacré d’où les femmes et les non-initiés sont exclus[25]. Mais il en est d’autres où ce caractère religieux s’efface quelque peu sans disparaître complètement. Elles ont lieu en dehors du terrain cérémoniel, ce qui prouve qu’elles sont déjà laïques à quelque degré ; et cependant, les profanes, femmes et enfants, n’y sont pas encore admis. Elles sont donc sur la limite des deux domaines. En général, elles se rapportent à des personnages légendaires, mais qui n’ont pas de place régulière dans les cadres de la religion totémique. Ce sont des esprits, le plus souvent malfaisants, qui sont plutôt en rapports avec les magiciens qu’avec le commun des fidèles, sortes de croquemitaines auxquels on ne croit pas avec le même degré de sérieux et la même fermeté de conviction qu’aux êtres et aux choses proprement totémique[26]. À mesure que se relâche le lien qui rattache à l’histoire de la tribu les événements et les personnages représentés, à mesure aussi les uns et les autres prennent un air plus irréel et les cérémonies correspondantes changent de nature. C’est ainsi qu’on entre progressivement dans le domaine de la pure fantaisie et qu’on passe du rite commémoratif au corroborai vulgaire, simple réjouissance publique qui n’a plus rien de religieux et à laquelle tout le monde peut indifféremment prendre part. Peut-être même certaines de ces représentations, dont l’unique objet est actuellement de distraire, sont-elles d’anciens rites qui ont changé de qualification. En fait, les frontières sont tellement flottantes entre ces deux sortes de cérémonies qu’il en est dont il est impossible de dire avec précision auquel des deux genres elles ressortissent[27].

C’est un fait connu que les jeux et les principales formes de l’art semblent être nés de la religion et qu’ils ont, pendant longtemps, gardé un caractère religieux[28]. On voit quelles en sont les raisons : c’est que le culte, tout en visant directement d’autres fins, a été en même temps pour les hommes une sorte de récréation. Ce rôle, la religion ne l’a pas joué par hasard, grâce à une heureuse rencontre, mais par une nécessité de sa nature. En effet, bien que, comme nous l’avons établi, la pensée religieuse soit tout autre chose qu’un système de fictions, les réalités auxquelles elle correspond ne parviennent cependant à s’exprimer religieusement que si l’imagination les transfigure. Entre la société telle qu’elle est objectivement et les choses sacrées qui la représentent symboliquement, la distance est considérable. Il a fallu que les impressions réellement ressenties par les hommes et qui ont servi de matière première à cette construction aient été interprétées, élaborées, transformées jusqu’à devenir méconnaissables. Le monde des choses religieuses est donc, mais seulement dans sa forme extérieure, un monde partiellement imaginaire et qui, pour cette raison, se prête plus docilement aux libres créations de l’esprit. D’ailleurs, parce que les forces intellectuelles qui servent à le faire sont intenses et tumultueuses, l’unique tâche qui consiste à exprimer le réel à l’aide de symboles convenables ne suffit pas à les occuper. Un surplus reste généralement disponible qui cherche à s’employer en œuvres supplémentaires, superflues et de luxe, c’est-à-dire en œuvres d’art. Il en est des pratiques comme des croyances. L’état d’effervescence où se trouvent les fidèles assemblés se traduit nécessairement au-dehors par des mouvements exubérants qui ne se laissent pas facilement assujettir à des fins trop étroitement définies. Ils s’échappent, en partie, sans but, se déploient pour le seul plaisir de se déployer, se complaisent en des sortes de jeux. Au reste, dans la mesure ou les êtres auxquels s’adresse le culte sont imaginaires, ils sont impropres à contenir et à régler cette exubérance ; il faut la pression de réalités tangibles et résistantes pour astreindre l’activité à des adaptations exactes et économiques. Aussi s’expose-t-on à des mécomptes quand, pour expliquer les rites, on croit devoir assigner à chaque geste un objet précis et une raison d’être déterminée. Il en est qui ne servent à rien ; ils répondent simplement au besoin d’agir, de se mouvoir, de gesticuler que ressentent les fidèles. On voit ceux-ci sauter, tourner, danser, crier, chanter, sans qu’il soit toujours possible de donner un sens à cette agitation.

Ainsi, la religion ne serait pas elle-même si elle ne faisait pas quelque place aux libres combinaisons de la pensée et de l’activité, au jeu, à l’art, à tout ce qui recrée l’esprit fatigué par ce qu’il y a de trop assujettissant dans le labeur quotidien : les causes mêmes qui l’ont appelée à l’existence lui en font une nécessité. L’art n’est pas simplement un ornement extérieur dont le culte se parerait pour dissimuler ce qu’il peut avoir de trop austère et de trop rude : mais, par lui-même, le culte a quelque chose d’esthétique. À cause des rapports bien connus que la mythologie soutient avec la poésie, on a voulu parfois mettre la première en dehors de la religion[29] ; la vérité est qu’il y a une poésie inhérente à toute religion. Les cérémonies représentatives qui viennent d’être étudiées rendent sensible cet aspect de la vie religieuse ; mais il n’est guère de rites qui ne le présentent à quelque degré.

Assurément, on commettrait la plus grave erreur si l’on ne voyait de la religion que cet unique aspect ou si même on en exagérait l’importance. Quand un rite ne sert plus qu’à distraire, ce n’est plus un rite. Les forces morales qu’expriment les symboles religieux sont des forces réelles, avec lesquelles il nous faut compter et dont nous ne pouvons faire ce qu’il nous plaît. Alors même que le culte ne vise pas à produire des effets physiques, mais se borne délibérément à agir sur les esprits, son action s’exerce dans un autre sens qu’une pure œuvre d’art. Les représentations qu’il a pour fonction d’éveiller et d’entretenir en nous ne sont pas de vaines images qui ne répondent à rien dans la réalité, que nous évoquons sans but, pour la seule satisfaction de les voir apparaître et se combiner sous nos yeux. Elles sont aussi nécessaires au bon fonctionnement de notre vie morale que les aliments à l’entretien de notre vie physique ; car c’est par elles que le groupe s’affirme et se maintient, et nous savons à quel point il est indispensable à l’individu. Un rite est donc autre chose qu’un jeu ; il est de la vie sérieuse. Mais, si l’élément irréel et imaginaire n’est pas essentiel, il ne laisse pas de jouer un rôle qui n’est pas négligeable. Il entre pour une part dans ce sentiment de réconfort que le fidèle retire du rite accompli ; car la récréation est une des formes de cette réfection morale qui est l’objet principal du culte positif. Une fois que nous nous sommes acquittés de nos devoirs rituels, nous rentrons dans la vie profane avec plus de courage et d’ardeur, non seulement parce que nous nous sommes mis en rapports avec une source supérieure d’énergie, mais aussi parce que nos forces se sont retrempées à vivre, pendant quelques instants, d’une vie moins tendue, plus aisée et plus libre. Par là, la religion a un charme qui n’est pas un de ses moindres attraits.

C’est pourquoi l’idée même d’une cérémonie religieuse de quelque importance éveille naturellement l’idée de fête. Inversement, toute fête, alors même qu’elle est purement laïque par ses origines, a certains caractères de la cérémonie religieuse, car, dans tous les cas, elle a pour effet de rapprocher les individus, de mettre en mouvement les masses et de susciter ainsi un état d’effervescence, parfois même de délire, qui n’est pas sans parenté avec l’état religieux. L’homme est transporté hors de lui, distrait de ses occupations et de ses préoccupations ordinaires. Aussi observe-t-on de part et d’autre les mêmes manifestations : cris, chants, musique, mouvements violents, danses, recherche d’excitants qui remontent le niveau vital, etc. On a souvent remarqué que les fêtes populaires entraînent aux excès, font perdre de vue la limite qui sépare le licite et l’illicite[30] ; il est également des cérémonies religieuses qui déterminent comme un besoin de violer les règles ordinairement les plus respectées[31]. Ce n’est pas, certes, qu’il n’y ait pas lieu de différencier les deux formes de l’activité publique. La simple réjouissance, le corroborai profane n’a pas d’objet sérieux, tandis que, dans son ensemble, une cérémonie rituelle a toujours un but grave. Encore faut-il observer qu’il n’y a peut-être pas de réjouissance où la vie sérieuse n’ait quelque écho. Au fond, la différence est plutôt dans la proportion inégale suivant laquelle ces deux éléments sont combinés.

III

Un fait plus général vient confirmer les vues qui précèdent.

Dans leur premier ouvrage, Spencer et Gillen présentaient l’Intichiuma comme une entité rituelle parfaitement définie : ils en parlaient comme d’une opération exclusivement destinée à assurer la reproduction de l’espèce totémique et il semblait qu’elle dût nécessairement perdre toute espèce de sens en dehors de cette unique fonction. Mais dans leurs Northern Tribes of Central Australia, les mêmes auteurs, sans peut-être y prendre garde, tiennent un langage différent. Ils reconnaissent que les mêmes cérémonies peuvent indifféremment prendre place dans les Intichiuma proprement dits ou dans les rites d’initiation[32]. Elles servent donc également ou à faire des animaux et des plantes de l’espèce totémique, ou à conférer aux novices les qualités nécessaires pour qu’ils deviennent membres réguliers de la société des hommes[33]. De ce point de vue, l’Intichiuma apparaît sous un aspect nouveau. Ce n’est plus un mécanisme rituel distinct, reposant sur des principes qui lui sont propres, mais une application particulière de cérémonies plus générales et qui peuvent être utilisées en vue de fins très différentes. C’est pourquoi, dans leur nouvel ouvrage, avant de parler de l’Intichiuma et de l’initiation, ils consacrent un chapitre spécial aux cérémonies totémiques en général, abstraction faite des formes diverses qu’elles peuvent prendre suivant les fins pour lesquelles elles sont employées[34].

Cette indétermination foncière des cérémonies totémiques n’avait été qu’indiquée par Spencer et Gillen et d’une manière assez indirecte ; mais elle vient d’être confirmée par Strehlow dans les termes les plus explicites. « Quand, dit-il, on fait passer les jeunes novices par les différentes fêtes de l’initiation, on exécute devant eux une série de cérémonies qui, tout en reproduisant jusque dans leurs détails les plus caractéristiques, les rites du culte proprement dit (entendez les rites que Spencer et Gillen appellent Intichiuma) n’ont cependant pas pour but de multiplier et de faire prospérer le totem correspondant[35]. » C’est donc la même cérémonie qui sert dans les deux cas ; le nom seul n’est pas le même. Quand elle a spécialement pour objet la reproduction de l’espèce, on l’appelle mbatjalkatiuma et c’est seulement quand elle constitue un procédé d’initiation qu’on lui donnerait le nom d’Intichiuma[36].

Encore, chez les Arunta, ces deux sortes de cérémonies se distinguent-elles l’une de l’autre par certains caractères secondaires. Si la contexture du rite est la même dans les deux cas, nous savons pourtant que les effusions de sang et, plus généralement, les oblations caractéristiques de l’Intichiuma arunta, manquent aux cérémonies d’initiation. De plus, tandis que, chez ce même peuple, l’Intichiuma a lieu à un endroit que la tradition fixe réglementairement et où l’on est obligé de se rendre en pèlerinage, la scène sur laquelle ont lieu les cérémonies de l’initiation est purement conventionnelle[37]. Mais quand, comme c’est le cas chez les Warramunga, l’Intichiuma consiste en une simple représentation dramatique, l’indistinction est complète entre les deux rites. Dans l’un comme dans l’autre, on commémore le passé, on met le mythe en action, on le joue et on ne peut pas le jouer de deux manières sensiblement différentes. Une seule et même cérémonie sert donc, suivant les circonstances, à deux fonctions distinctes[38].

Elle peut même se prêter a bien d’autres emplois. On sait que, le sang étant chose sacrée, les femmes ne doivent pas le voir couler. Il arrive pourtant qu’une querelle éclate en leur présence et, finalement, se termine par une effusion de sang. Une infraction rituelle se trouve ainsi commise. Or, chez les Arunta, l’homme dont le sang a coulé le premier doit, pour réparer cette faute, « célébrer une cérémonie qui se rapporte soit au totem de son père soit à celui de sa mère[39] » ; cette cérémonie porte un nom spécial, Alua uparilima, qui signifie l’effacement du sang. Mais, en elle-même, elle ne diffère pas de celles que l’on célèbre lors de l’initiation ou dans les Intichiuma : elle représente un événement de l’histoire ancestrale. Elle peut donc également servir soit à initier, soit à agir sur l’espèce animale, soit à expier un sacrilège. Nous verrons plus loin qu’une cérémonie totémique peut aussi tenir lieu de rite funéraire[40].

MM. Hubert et Mauss ont déjà signalé une ambiguïté fonctionnelle du même genre dans le cas du sacrifice et, plus spécialement, du sacrifice hindou[41]. Ils ont montré comment le sacrifice communiel, le sacrifice expiatoire, le sacrifice-vœu, le sacrifice-contrat, n’étaient que de simples variantes d’un seul et même mécanisme. Nous voyons maintenant que le fait est beaucoup. plus primitif et qu’il n’est nullement limité à l’institution sacrificielle. Il n’existe peut-être pas de rite qui ne présente une semblable indétermination. La messe sert aux mariages comme aux enterrements ; elle rachète les fautes des morts, elle assure aux vivants les faveurs de la divinité, etc. Le jeûne est une expiation et une pénitence ; mais c’est aussi une prépararation à la communion ; il confère même des vertus positives. Cette ambiguïté démontre que la fonction réelle d’un rite consiste, non dans les effets particuliers et définis qu’il paraît viser et par lesquels on le caractérise d’ordinaire, mais d’une action générale qui, tout en restant toujours et partout semblable à elle-même, est cependant susceptible de prendre des formes différentes suivant les circonstances. Or, c’est précisément ce que suppose la théorie que nous avons proposée. Si le véritable rôle du culte est d’éveiller chez les fidèles un certain état d’âme, fait de force morale et de confiance, si les effets divers qui sont imputés aux rites ne sont dus qu’à une détermination secondaire et variable de cet état fondamental, il n’est pas surprenant qu’un même rite, tout en gardant la même composition et la même structure, paraisse produire de multiples effets. Car les dispositions mentales qu’il a pour fonction permanente de susciter restent les mêmes dans tous les cas ; elles dépendent du fait que le groupe est assemblé, non des raisons spéciales pour lesquelles il s’est assemblé. Mais d’un autre côté, elles sont interprétées différemment suivant les circonstances auxquelles elles s’appliquent. Est-ce un résultat physique qu’on veut obtenir ? La confiance ressentie fera croire que ce résultat est ou sera obtenu par les moyens employés. A-t-on commis quelque faute que l’on veut effacer ? Le même état d’assurance morale fera prêter aux mêmes gestes rituels des vertus expiatoires. Ainsi, l’efficacité apparente semblera changer alors que l’efficacité réelle reste invariable, et le rite paraîtra remplir des fonctions diverses bien qu’en fait il n’en ait qu’une, toujours la même.

Inversement, de même qu’un seul rite peut servir à plusieurs fins, plusieurs rites peuvent produire le même effet et se remplacer mutuellement. Pour assurer la reproduction de l’espèce totémique, on peut également recourir à des oblations, à des pratiques initiatives ou à des représentations commémoratives. Cette aptitude des rites à se substituer les uns aux autres prouve à nouveau, tout comme leur plasticité, l’extrême généralité de l’action utile qu’ils exercent. Ce qui est essentiel, c’est que des individus soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis et qu’ils s’expriment par des actes communs ; mais quant à la nature particulière de ces sentiments et de ces actes, c’est chose relativement secondaire et contingente. Pour prendre conscience de soi, le groupe n’a pas besoin de produire tels gestes plutôt que tels autres. Il faut qu’il communie dans une même pensée et dans une même action ; mais peu importent les espèces sensibles sous lesquelles a lieu cette communion. Sans doute, ce n’est pas au hasard que se déterminent ces formes extérieures ; elles ont leurs raisons ; mais ces raisons ne tiennent pas à ce qu’il y a d’essentiel dans le culte.

Tout nous ramène donc à la même idée : c’est que les rites sont, avant tout, les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement. Et par là, peut-être, pouvons-nous arriver à reconstruire hypothétiquement la manière dont le culte totémique a dû, primitivement, prendre naissance. Des hommes qui se sentent unis, en partie par les liens du sang, mais plus encore par une communauté d’intérêts et de traditions, s’assemblent et prennent conscience de leur unité morale. Pour les raisons que nous avons exposées, ils sont amenés à se représenter cette unité sous la forme d’une sorte très spéciale de consubstantialité : ils se considèrent comme participant tous de la nature d’un animal déterminé. Dans ces conditions, il n’y aura pour eux qu’une manière d’affirmer leur existence collective : c’est de s’affirmer eux-mêmes comme des animaux de cette même espèce, et cela non pas seulement dans le silence de la conscience, mais par des actes matériels. Ce sont ces actes qui constitueront le culte, et ils ne peuvent évidemment consister qu’en mouvements par lesquels l’homme imite l’animal avec lequel il s’identifie. Ainsi entendus, les rites imitatifs apparaissent comme la forme première du culte. On trouvera que c’est attribuer un rôle historique bien considérable à des pratiques qui, au premier abord, font l’effet de jeux enfantins. Mais, comme nous l’avons montré, ces gestes naïfs et gauches, ces procédés grossiers de figuration, traduisent et entretiennent un sentiment de fierté, de confiance et de vénération tout à fait comparable à celui qu’expriment les fidèles des religions les plus idéalistes quand, assemblés, ils se proclament les enfants du Dieu tout-puissant. Car, dans un cas comme dans l’autre, ce sentiment est fait des mêmes impressions de sécurité et de respect qu’éveille, dans les consciences individuelles, cette grande force morale qui les domine et qui les soutient, et qui est la force collective.

Les autres rites dont nous avons fait l’étude ne sont vraisemblablement que des modalités de ce rite essentiel. Une fois admise l’étroite solidarité de l’animal et de l’homme, on sentit vivement la nécessité d’assurer la reproduction régulière de l’espèce totémique et on fit de cette reproduction l’objet principal du culte. Ces pratiques imitatives qui, à l’origine, n’avaient, sans doute, qu’un but moral, se trouvèrent donc subordonnées à une fin utilitaire et matérielle et on les conçut comme des moyens de produire le résultat désiré. Mais, à mesure que, par suite du développement de la mythologie le héros ancestral, primitivement confondu avec l’animal totémique, s’en distingua davantage, à mesure qu’il se fit une figure plus personnelle, limitation de l’ancêtre se substitua à l’imitation de l’animal ou s’y juxtaposa, et les cérémonies représentatives remplacèrent ou complétèrent les rites mimétiques. Enfin, pour atteindre plus sûrement le but où l’on tendait, on éprouva le besoin de mettre en œuvre tous les moyens dont on disposait. On avait sous la main les réserves de forces vives qui étaient accumulées dans les rochers sacrés, on les utilisa ; puisque le sang de l’homme était de même nature que celui de l’animal, on s’en servit dans le même but et on le répandit. Inversement, en raison de cette même parenté, l’homme employa la chair de l’animal pour refaire sa propre substance. De là, les rites d’oblation et de communion. Mais, en définitive, toutes ces pratiques diverses ne sont que des variantes d’un seul et même thème : partout, à la base, on retrouve le même état d’esprit interprété différemment suivant les situations, les moments de l’histoire et les dispositions des fidèles.



  1. Ces cérémonies ne sont naturellement pas suivies d’une communion alimentaire. D’après Strehlow, elles portent, au moins quand il s’agit de plantes non comestibles, un nom générique distinct : on les appelle, non mbatjalkatiuma, mais knujilelama (Strehlow, III, p. 96).
  2. Les Warramunga ne sont pas les seuls où l’Intichiuma présente la forme que nous allons décrire. On l’observe également chez les Tjingilli, les Umbaia, les Wulmala, les Walpari et même chez les Kaitish, bien que le rituel de ces derniers rappelle, par certains côtés, celui des Arunta (North. Tr., p. 291, 309, 311, 317). Si nous prenons les Warramunga comme type, c’est qu’ils ont été mieux étudiés par Spencer et Gillen.
  3. C’est le cas de l’Intichiuma du kakatoès blanc ; v. plus haut, p. 504.
  4. North. Tr., p. 300 et suiv.
  5. North. Tr., p. 302.
  6. Ibid., p. 305.
  7. V. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 188 ; Strehlow, III, p. 5.
  8. C’est ce que reconnaît Strehlow lui-même : « L’ancêtre totémique et son descendant, c’est-à-dire celui qui le représente (der Darsteller), sont présentés dans ces chants sacrés comme ne faisant qu’un » (III, p. 6). Comme ce fait incontestable contredit la thèse d’après laquelle les âmes ancestrales ne se réincarneraient pas, Strehlow, il est vrai, ajoute en note que, « au cours de la cérémonie, il n’y a pas incarnation proprement dite de l’ancêtre dans la personne qui le représente ». Si Strehlow veut dire que l’incarnation n’a pas lieu à l’occasion de la cérémonie, rien n’est plus certain. Mais s’il entend qu’il n’y a pas l’incarnation du tout, nous ne comprenons pas comment l’officiant et l’ancêtre peuvent se confondre.
  9. Peut-être cette différence vient-elle en partie de ce que, chez les Warramunga, chaque clan est censé descendre d’un seul et unique ancêtre autour duquel l’histoire légendaire du clan est venue se concentrer. C’est cet ancêtre que le rite commémore ; or, l’officiant n’en descend pas nécessairement. On peut même se demander si ces chefs mythiques, sorte de demi-dieux, sont soumis à la réincarnation.
  10. Dans cet Intichiuma, trois assistants représentent des ancêtres « d’une considérable antiquité » ; ils jouent un véritable rôle (Nat. Tr., p. l8l-182). Spencer et Gillen ajoutent, il est vrai, qu’il s’agit d’ancêtres postérieurs à l’époque de l’Alcheringa. Mais ils ne laissent pas d’être des personnages mythiques, représentés au cours d’un rite.
  11. On ne nous parle pas, en effet, de rochers ou de trous d’eau sacrés. Le centre de la cérémonie est une image de l’émou qui est dessinée sur le sol et qui peut être exécutée en un endroit quelconque.
  12. Nous n’entendons pas dire, d’ailleurs, que toutes les cérémonies des Warramunga soient de ce type. L’exemple du kakatoès blanc, dont il a été question plus haut, prouve qu’il y a des exceptions.
  13. North. Tr., p. 226 et suiv. Cf. sur le même sujet quelques passages de Eylmann qui se rapportent évidemment au même être mythique (Die Eingeborenen, etc., p. 185). Strehlow nous signale également chez les Arunta un serpent mythique (Kulaia, serpent d’eau) qui pourrait bien n’être pas très différent du Wollunqua (Strehlow, I, p. 78 ; cf. II, p. 71 où le Kulaia figure sur la liste des totems).
  14. Pour ne pas compliquer la terminologie, nous nous servons du mot arunta : chez les Warramunga, on appelle Wingara cette période mythique.
  15. Il n’est pas aisé, disent Spencer et Gillen, d’exprimer avec des mots ce qui est plutôt chez les indigènes un vague sentiment. Mais après avoir observé attentivement les différentes cérémonies, nous avons eu très nettement l’impression que, dans l’esprit des indigènes, le Wollunqua répondait à l’idée d’un totem dominant » (North. Tr., p. 248).
  16. L’une des plus solennelles de ces cérémonies est celle que nous avons eu l’occasion de décrire plus haut (p. 311-312), au cours de laquelle une image du Wollunqua est dessinée sur une sorte de tumulus qui est ensuite mis en pièces au milieu d’une effervescence générale.
  17. North. Tr., p. 227, 248.
  18. Voici en quels termes s’expriment Spencer et Gillen dans le seul passage où il soit question d’un rapport possible entre le Wollunqua et le phénomène de la pluie. Quelques jours après le rite célébré autour du tumulus, « les vieillards déclarèrent qu’ils avaient entendu parler le Wollunqua, qu’il était satisfait de ce qui s’était passé et qu’il allait envoyer de la pluie. La raison de cette prophétie, c’est qu’ils avaient entendu, comme nous-mêmes, le tonnerre retentir à quelque distance de là ». La production de la pluie est si peu l’objet immédiat de la cérémonie qu’on ne l’imputa au Wollunqua que plusieurs jours après la célébration du rite et à la suite de circonstances accidentelles. Un autre fait montre combien les idées des indigènes sont vagues sur ce point. Quelques lignes plus loin, le tonnerre est présenté comme un signe, non de la satisfaction du Wollunqua, mais de son mécontentement. Malgré les pronostics, continuent nos auteurs, « la pluie ne tomba point. Mais quelques jours après, on entendit de nouveau le tonnerre retentir au loin. Les anciens dirent que le Wollunqua grondait parce qu’il n’était pas content » de la manière dont le rite avait été accompli. Ainsi, un même phénomène, le bruit du tonnerre, est tantôt interprété comme un signe de dispositions favorables, tantôt comme un indice d’intentions malveillantes.
    Il y a cependant un détail rituel qui, si l’on acceptait l’explication qu’en proposent Spencer et Gillen, serait directement efficace. Suivant eux, la destruction du tumulus serait destinée à effrayer le Wollunqua et à l’empêcher, par une contrainte magique, de quitter sa retraite. Mais cette interprétation nous paraît très suspecte. En effet, dans la circonstance dont il vient d’être question et où l’on annonça que le Wollunqua était mécontent, ce mécontentement était attribué à ce que l’on avait négligé de faire disparaître les débris du tumulus. Cette disparition est donc réclamée par le Wollunqua lui-même, bien loin qu’elle soit destinée à l’intimider et à exercer sur lui une influence coercitive. Ce n’est probablement qu’un cas particulier d’une règle plus générale qui est en vigueur chez les Warramunga : les instruments du culte doivent être détruits après chaque cérémonie. C’est ainsi que les ornements rituels dont sont revêtus les officiants leur sont violemment arrachés, une fois que le rite est déterminé (North. Tr., p. 205).
  19. North. Tr., p. 207-208.
  20. Ibid., p. 210.
  21. V. dans la liste des totems dressée par Strehlow, les nos 432-442 (II, p. 72).
  22. V. Strehlow, III, p. 8. Il y a également chez les Arunta un totem Worra qui ressemble beaucoup au totem du « garçon qui rit » chez les Warramunga (ibid. et III, p. 124). Worra signifie jeunes gens. La cérémonie a pour objet de faire en sorte que les jeunes gens prennent plus de plaisir au jeu de labara (v. sur ce jeu Strehlow, I, p. 55, n. 1).
  23. V. plus haut, p. 534.
  24. On trouvera un cas de ce genre dans North. Tr., p. 204.
  25. Nat. Tr., p. 118 et n. 2, p. 618 et suiv. ; North. Tr., p. 716 et suiv. Il y a toutefois des cérémonies sacrées dont les femmes ne sont pas totalement exclues (v. par exemple, North. Tr., p. 375 et, suiv.) ; mais c’est l’exception.
  26. V. Nat. Tr., p. 329 et suiv. ; North. Tr., p. 210 et suiv.
  27. C’est le cas, par exemple, du corroborai du Molonga chez les Pitta-Pitta du Queensland et les tribus voisines (v. Roth, Ethnog. Studies among the N. W. Central Queensland Aborigines, p. 120 et suiv.). On trouvera sur les corrobbori ordinaires des renseignements dans Stirling, Rep. of the Horn Expedition to Central Australia, Part. IV, p. 72 et dans Roth, op. cit., p. 117 et suiv.
  28. Voir notamment sur cette question le beau travail de Culin, Games of the North American Indiens (XXIVth Rep. of the Bureau of Amer. Ethnol.).
  29. V. plus haut, p. 115.
  30. Notamment en matière sexuelle. Dans les corrobbori ordinaires, les licences sexuelles sont fréquentes (v. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 96-97 et North. Tr., p. 136-137). Sur les licences sexuelles dans les fêtes populaires en général, v. Hagelstange, Süddeutsches Bauernleben im Mittelatter, p. 221 et suiv.
  31. C’est ainsi que les règles de l’exogamie sont violées obligatoirement au cours de certaines cérémonies religieuses (v. plus haut, p. 309, n.). Il ne faut probablement pas chercher à ces licences un sens rituel précis. C’est simplement une conséquence mécanique de l’état de surexcitation provoqué par la cérémonie. C’est un exemple de ces rites qui n’ont pas, par eux-mêmes, d’objet défini, qui sont de simples décharges d’activité (v. plus haut, p. 545). L’indigène lui-même ne lui assigne pas de fin déterminée : on dit seulement que, si ces licences ne sont pas commises, le rite ne produira pas ses effets ; la cérémonie sera manquée.
  32. Voici les expressions mêmes dont se servent Spencer et Gillen : « Elles (les cérémonies qui se rapportent aux totems) sont souvent, mais non toujours, associées à celles qui concernent l’initiation des jeunes gens, ou bien elles font partie des Intichiuma v (North. Tr., p. 178).
  33. Nous laissons de côté la question de savoir en quoi ce caractère consiste. C’est un problème qui nous entraînerait dans des développements très longs et très techniques et qui, pour cette raison, demanderait à être traité à part. Il n’intéresse pas, d’ailleurs, les propositions qui sont établies au cours du présent ouvrage.
  34. C’est le chapitre VI intitulé Ceremonies connected with the totems.
  35. Strehlow, III, p. l-2.
  36. Ainsi s’expliquerait l’erreur que Strehlow reproche à Spencer et Gillen d’avoir commise : ils auraient appliqué à l’une des modalités du rite le terme qui convient plus spécialement à l’autre. Mais, dans ces conditions, l’erreur ne semble pas avoir la gravité que lui attribue Strehlow.
  37. Elle ne peut même pas avoir un autre caractère. En effet, comme l’initiation est une fête tribale, des novices de totems différents sont initiés au même moment. Les cérémonies qui se succèdent ainsi en un même endroit se rapportent donc toujours à plusieurs totems, et, par conséquent, il faut bien qu’elles aient lieu en dehors des localités auxquelles elles se rattachent d’après le mythe.
  38. On peut s’expliquer maintenant d’où vient que nous n’ayons, nulle part, étudié les rites d’initiation en eux-mêmes : c’est qu’ils ne constituent pas une entité rituelle, mais sont formés par un conglomérat de rites d’espèces différentes. Il y a notamment des interdits, des rites ascétiques, et des cérémonies représentatives qui sont indistinctes de celles qui se célèbrent lors de l’Intichiuma. Nous avons donc dû démembrer ce système composite et traiter séparément de chacun des rites élémentaires qui le composent, en les classant avec les rites similaires dont il est nécessaire de les rapprocher. D’autre part, nous avons vu (p. 409 et suiv.) que l’initiation a servi de point de départ à une religion nouvelle qui tend à dépasser le totémisme. Mais de cette religion il nous a suffi de montrer que le totémisme contenait le germe ; nous n’avions pas à en suivre le développement. L’objet de ce livre est d’étudier les croyances et les pratiques élémentaires ; nous devons donc nous arrêter au moment où elles donnent naissance à des formes plus complexes.
  39. Nat. Tr., p. 463. Si l’individu peut, à son choix, célébrer une cérémonie soit du totem paternel soit du totem maternel, c’est que, pour les raisons exposées plus haut (p. 261), il participe de l’un et de l’autre.
  40. V. plus bas, chap. V, p. 565.
  41. V. Essai sur le sacrifice, in Mélanges d’histoire des religions, p. 83.