Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre III/Chapitre 5

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Livre III

Chapitre V

LES RITES PIACULAIRES ET L’AMBIGUÏTÉ DE LA NOTION DU SACRÉ

Si différents qu’ils soient les uns des autres par la nature des gestes qu’ils impliquent, les divers rites positifs que nous venons de passer en revue ont un caractère commun : tous sont accomplis dans un état de confiance, d’allégresse et même d’enthousiasme. Bien que l’attente d’un événement futur et contingent n’aille pas sans quelque incertitude, il est cependant normal que la pluie tombe quand la saison est venue, que les espèces animales et végétales se reproduisent régulièrement. Une expérience, bien des fois répétée, a démontré que, en principe, les rites produisent l’effet qu’on en espère et qui est leur raison d’être. On les célèbre avec sécurité, en jouissant par avance de l’heureux événement qu’ils préparent et qu’ils annoncent. Les mouvements que l’on exécute participent de cet état d’esprit : ils sont, sans doute, empreints de la gravité que suppose toujours une solennité religieuse, mais cette gravité n’exclut ni l’entrain ni la joie.

Ce sont des fêtes joyeuses. Mais il existe aussi des fêtes tristes qui ont pour objet ou de faire face à une calamité ou, tout simplement, de la rappeler et de la déplorer. Ces rites ont une physionomie très particulière que nous allons chercher à caractériser et à expliquer. Il est d’autant plus nécessaire de les étudier à part qu’ils vont nous révéler un aspect nouveau de la vie religieuse.

Nous proposons d’appeler piaculaires les cérémonies de ce genre. Le terme de piaculum a, en effet, cet avantage que, tout en éveillant l’idée d’expiation, il a pourtant une signification beaucoup plus étendue. Tout malheur, tout ce qui est de mauvais augure, tout ce qui inspire des sentiments d’angoisse ou de crainte nécessite un piaculum et, par conséquent, est appelé piaculaire[1]. Le mot paraît donc très propre à désigner des rites qui se célèbrent dans l’inquiétude ou dans la tristesse.

I

Le deuil nous offre un premier et important exemple de rites piaculaires.

Toutefois, entre les différents rites qui constituent le deuil une distinction est nécessaire. Il en est qui consistent en de pures abstentions : il est interdit de prononcer le nom du mort[2], de séjourner à l’endroit où le décès a eu lieu[3] ; les parents, surtout ceux du sexe féminin, doivent s’abstenir de toute communication avec les étrangers[4] les occupations ordinaires de la vie sont suspendues, de même qu’en temps de fête[5], etc. Toutes ces pratiques ressortissent au culte négatif, s’expliquent comme les rites du même genre et, par conséquent, n’ont pas à nous occuper ici. Elles viennent de ce que le mort est un être sacré. Par suite, tout ce qui est ou a été en rapports avec lui se trouve, par contagion, dans un état religieux qui exclut tout contact avec les choses de la vie profane.

Mais le deuil n’est pas fait uniquement d’interdits à observer. Des actes positifs sont exigés dont les parents sont à la fois, les agents et les patients.

Très souvent, ces rites commencent dès le moment où la mort paraît imminente. Voici une scène dont Spencer et Gillen ont été les témoins chez les Warramunga. Une cérémonie totémique venait d’être célébrée et la troupe des acteurs et des spectateurs quittait le terrain consacré quand, tout à coup, un cri perçant s’éleva du campement : un homme était en train d’y mourir. Aussitôt, toute la compagnie se mit à courir aussi vite que possible et la plupart, tout en courant, commençaient déjà à pousser des cris. « Entre nous et le camp, racontent ces observateurs, il y avait un ruisseau profond sur les bords duquel plusieurs hommes étaient assis ; disséminés çà et là, la tête penchée entre les genoux, ils pleuraient et gémissaient. En traversant le ruisseau, nous trouvâmes, suivant l’usage, le camp mis en pièces. Des femmes, venues de toutes les directions, étaient couchées sur le corps du mourant, tandis que d’autres, qui se tenaient tout autour, debout ou agenouillées, s’enfonçaient dans le sommet de la tête la pointe de leurs bâtons à déterrer les ignames, se faisant ainsi des blessures d’où le sang coulait à flots sur leur visage. En même temps, elles faisaient entendre une plainte ininterrompue. Sur ces entrefaites, des hommes accourent ; eux aussi se jettent sur le corps tandis que les femmes se relèvent ; au bout de quelques instants, on ne voit plus qu’une masse grouillante de corps entrelacés. À côté, trois hommes de la classe Thapungarti, qui portaient encore leurs décorations cérémonielles, étaient assis, et, le dos tourné au mourant, poussaient des gémissements aigus. Au bout d’une minute ou deux, un autre homme de la même classe se précipite sur le terrain, hurlant de douleur et brandissant un couteau de pierre. Aussitôt qu’il a atteint le camp, il se fait des incisions profondes à travers les cuisses, dans les muscles, si bien que, incapable de se tenir, il finit par tomber par terre au milieu d’un groupe ; deux ou trois femmes de ses parentes l’en retirent et appliquent leurs lèvres sur ses blessures béantes, tandis qu’il gît inanimé sur le sol. » Le malade ne mourut que tard dans la soirée. Aussitôt qu’il eut rendu le dernier soupir, la même scène recommença à nouveaux frais. Seulement, cette fois, les gémissements étaient encore plus perçants. Hommes et femmes, saisis par une véritable frénésie, couraient, s’agitaient, se faisaient des blessures avec des couteaux, avec des bâtons pointus ; les femmes se frappaient les unes les autres sans qu’aucune cherchât à se garantir des coups. Enfin, au bout d’une heure, une procession se déroula, à la lueur des torches, à travers la plaine, jusqu’à l’arbre dans les branches duquel le corps fut déposé[6].

Quelle que soit la violence de ces manifestations, elles sont étroitement réglées par l’étiquette. Les individus qui se font des incisions sanglantes sont désignés par l’usage : ils doivent soutenir avec le mort des rapports de parenté déterminés. Ainsi, chez les Warramunga, dans le cas observé par Spencer et Gillen, ceux qui se tailladaient les cuisses étaient le grand-père maternel du défunt, son oncle maternel, l’oncle maternel et le frère de sa femme[7]. D’autres sont tenus de se couper les favoris et les cheveux et de se couvrir ensuite le cuir chevelu de terre de pipe. Les femmes ont des obligations particulièrement sévères. Elles doivent se couper les cheveux, s’enduire de terre de pipe le corps tout entier ; de plus, un silence absolu leur est imposé pendant tout le temps du deuil qui peut durer jusqu’à deux ans. Par suite de cette interdiction, il n’est pas rare que, chez les Warrarnunga, toutes les femmes d’un campement soient condamnées au silence le plus complet. Elles en prennent si bien l’habitude que, même après l’expiration de la période de deuil, elles renoncent volontairement au langage parlé et emploient de préférence le langage par gestes qu’elles manient, d’ailleurs, avec une remarquable habileté. Spencer et Gillen ont connu une vieille femme qui était restée sans parler pendant plus de vingt-quatre ans[8].

La cérémonie que nous avons décrite ouvre une longue série de rites qui se succèdent pendant des semaines et des mois. On la renouvelle les jours suivants, sous des formes diverses. Des groupes d’hommes et de femmes se tiennent assis par terre, pleurant, se lamentant, s’embrassant à des moments déterminés. Ces embrassements rituels se répètent fréquemment pendant la durée du deuil. Les individus éprouvent, semble-t-il, le besoin de se rapprocher et de communier plus étroitement ; on les voit serrés les uns contre les autres et entrelacés au point de former une seule et même masse d’où s’échappent de bruyants gémissements[9]. Entre temps, les femmes recommencent à se lacérer la tête, et, pour exaspérer les blessures qu’elles se font, elles vont jusqu’à y appliquer des pointes de bâtons rougies au feux[10].

Ces sortes de pratiques sont générales dans toute l’Australie. Les rites funéraires, c’est-à-dire les soins rituels donnés au cadavre, la manière dont il est enseveli, etc., changent avec les tribus[11] et, dans une même tribu, ils varient avec l’âge, le sexe, la valeur sociale des individus[12]. Mais les cérémonies du deuil proprement dit reproduisent partout le même thème ; les variantes ne sont que de détail. Partout, c’est le même silence entrecoupé de gémissements[13], la même obligation de se couper les cheveux ou la barbe[14], de s’enduire la tête de terre de pipe, ou de se la couvrir de cendres, voire même d’excréments[15] ; partout, enfin, c’est la même fureur à se frapper, à se lacérer, à se brûler. Dans le centre de Victoria, « quand un cas de mort survient, les femmes pleurent, se lamentent, se déchirent la peau de tempes avec leurs ongles. Les parents du défunt se lacèrent avec rage, spécialement si c’est un fils qu’ils ont perdu. Le père se frappe la tête avec un tomahawk et pousse d’amers gémissements. La mère, assise près du feu, se brûle la poitrine et le ventre avec un bâton rougi au feu… Parfois, ces brûlures sont si cruelles que la mort en résulte »[16]. D’après un récit de Brough Smyth, voici ce qui se passe dans les tribus méridionales du même État. Une fois que le corps est descendu dans la fosse, « la veuve commence ses funèbres cérémonies. Elle se coupe les cheveux sur le devant de la tête et, parvenue à un véritable état de frénésie, elle saisit des bâtons rougis au feu et se les applique sur la poitrine, sur les bras, les jambes, les cuisses. Elle semble se délecter aux tortures qu’elle s’inflige. Il serait téméraire et, d’ailleurs, inutile de chercher à l’arrêter. Quand, épuisée, elle ne peut plus marcher, elle s’efforce encore de donner des coups de pieds dans les cendres du foyer et de les lancer dans toutes les directions. Tombée par terre, elle prend les cendres dans ses mains et en frotte ses blessures ; puis elle s’égratigne la figure (la seule partie du corps que les bâtons passés au feu n’aient pas touchée). Le sang qui coule vient se mêler aux cendres qui recouvrent ses plaies et, tout en s’égratignant, elle pousse des cris et des lamentations[17] ».

La description que nous donne Howitt des rites du deuil chez les Kurnai ressemble singulièrement aux précédentes. Une fois que le corps a été enveloppé dans des peaux d’opossum et enfermé dans un linceul d’écorce, une hutte est construite où les parents se réunissent. « Là, étendus par terre, ils se lamentent sur leur sort, disant par exemple : « Pourquoi nous as-tu laissés ? » De temps en temps, leur douleur est exaspérée par les gémissements perçants que pousse l’un d’eux : la femme du défunt crie mon mari est mort, ou la mère, mon enfant est mort. Chacun des assistants répète le même cri : les mots seuls changent suivant le lien de parenté qui les unit au mort. Avec des pierres tranchantes ou des tomahawks, ils se frappent et se déchirent jusqu’à ce que leurs têtes et leurs corps ruissellent de sang. Les pleurs et les gémissements continuent toute la nuit »[18].

La tristesse n’est pas le seul sentiment qui s’exprime au cours de ces cérémonies ; une sorte de colère vient généralement s’y mêler. Les parents ont comme un besoin de venger, par un moyen quelconque, la mort survenue. On les voit se précipiter les uns sur les autres et chercher à se blesser mutuellement. Quelquefois l’attaque est réelle ; quelquefois, elle est feinte[19]. Il y a même des cas où des sortes de combats singuliers sont régulièrement organisés. Chez les Kaitish, la chevelure du défunt revient de droit à son gendre. Celui-ci, en retour, est tenu de s’en aller, accompagné par une troupe de parents et d’amis, provoquer un de ses frères tribaux, c’est-à-dire un homme qui appartient à la même classe matrimoniale que lui et qui, à ce titre, aurait pu épouser également la fille du mort. La provocation ne peut être refusée et les deux combattants s’infligent de sérieuses blessures aux épaules et aux cuisses. Le duel terminé, le provocateur remet à son adversaire la chevelure dont il avait provisoirement hérité. Ce dernier s’en va, à son tour, provoquer et combattre un autre de ses frères tribaux à qui la précieuse relique est ensuite transmise, mais toujours à titre provisoire ; elle passe ainsi de mains en mains et circule de groupe en groupe[20]. D’ailleurs, dans l’espèce de rage avec laquelle chaque parent se frappe, se brûle ou se taillade, il entre déjà quelque chose de ces mêmes sentiments : une douleur qui atteint ce paroxysme ne va pas sans colère. On ne peut pas n’être pas frappé des ressemblances que représentent ces pratiques avec celles de la vendetta. Les unes et les autres procèdent de ce même principe que la mort appelle des effusions de sang. Toute la différence est que, dans un cas, les victimes sont des parents et, dans l’autre, des étrangers. Nous n’avons pas à traiter spécialement de la Vendetta qui ressortit plutôt à l’étude des institutions juridiques ; il convenait pourtant de montrer comment elle se rattache aux rites du deuil dont elle annonce la fin[21].

Dans certaines sociétés, le deuil se termine par une cérémonie dont l’effervescence atteint ou dépasse encore celle qui se produit lors des cérémonies inaugurales. Chez les Arunta, ce rite de clôture est appelé Urpmilchima. Spencer et Gillen ont assisté à deux de ces rites. L’un était célébré en l’honneur d’un homme, l’autre, d’une femme. Voici la description qu’ils nous donnent du dernier[22].

On commence par fabriquer des ornements d’un genre très particulier, nommés Chimurilia par les hommes et Aramurilia par les femmes. Avec une sorte de résine, on fixe de petits os d’animaux, antérieurement recueillis et mis de côté, à des boucles de cheveux que des parentes de la morte ont fournies. On attache ces sortes de pendentifs à un de ces bandeaux de tête que les femmes portent communément et on y ajoute des plumes de kakatoès blanc et de perroquet. Ces préparatifs terminés, les femmes s’assemblent dans leur camp. Elles se peignent le corps de couleurs différentes suivant leur degré de parenté avec la défunte. Après s’être tenues embrassées les unes les autres pendant une dizaine de minutes, tout en faisant entendre un gémissement ininterrompu, elles se mettent en marche pour le tombeau. À une certaine distance, elles rencontrent un frère de sang de la morte, qu’accompagnent quelques-uns de ses frères tribaux. Tout le monde s’assied par terre et les lamentations recommencent. Un pitchi[23] qui contient les Chimurilia est alors présenté au frère aîné qui le serre contre son estomac ; on dit que c’est un moyen d’apaiser sa douleur. On sort un de ces Chimurilia et la mère de la morte s’en coiffe pendant quelques instants ; puis, il est remis dans le pitchi que les autres hommes serrent, à tour de rôle, contre leur poitrine. Enfin, le frère met les Chimurilia sur la tête des deux sœurs aînées et on reprend le chemin du tombeau. En route, la mère se jette à plusieurs reprises par terre, cherchant à se taillader la tête avec un bâton pointu. À chaque fois, les autres femmes la relèvent et semblent préoccupées de l’empêcher de se faire du mal. Une fois parvenue au tombeau, elle se précipite sur le tertre, s’efforce de le détruire avec ses mains, tandis que les autres femmes dansent littéralement sur elle. Les mères tribales et les tantes (sœurs du père de la morte) suivent son exemple ; elles aussi se jettent sur le sol, se frappent, se déchirent mutuellement ; leur corps finit par être tout ruisselant de sang. Au bout d’un certain temps, on les entraîne à l’écart. Les sœurs aînées font alors dans la terre du tombeau un trou ou elles déposent les Chimurilia, préalablement mis en pièces. Une fois de plus, les mères tribales se jettent par terre et se tailladent la tête les unes des autres. À ce moment, « les pleurs et les gémissements des femmes qui se tenaient tout autour semblaient les porter au dernier degré de l’excitation. Le sang qui coulait tout le long de leur corps par-dessus la terre de pipe dont il était enduit leur donnait un air de spectres. À la fin, la vieille mère resta seule couchée sur le tombeau, complètement épuisée et gémissant faiblement ». Alors les autres la relevèrent, la débarrassèrent de la terre de pipe dont elle était recouverte ; ce fut la fin de la cérémonie et du deuil[24].

Chez les Warramunga, le rite final présente des caractères assez particuliers. Les effusions de sang ne semblent pas y tenir de place ; mais l’effervescence collective se traduit d’une autre manière.

Chez ce peuple, le corps avant d’être définitivement enterré, est exposé sur une sorte de plate-forme que l’on place dans les branches d’un arbre ; on le laisse s’y décomposer lentement jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os. On les recueille alors, et, à l’exception d’un humérus, on les dépose à l’intérieur d’une fourmilière. L’humérus est enveloppé dans un étui d’écorce que l’on orne de différentes manières. L’étui est apporté au camp au milieu des cris et des gémissements des femmes. Pendant les jours qui suivent, on célèbre une série de cérémonies totémiques qui se rapportent au totem du défunt et à l’histoire mythique des ancêtres dont le clan est descendu. C’est quand toutes ces cérémonies sont terminées qu’on procède au rite de clôture.

Une tranchée, profonde d’un pied et longue de quinze, est pratiquée sur le terrain cérémoniel. Auparavant, on a exécuté sur le sol, à quelque distance de là, un dessin totémique qui représente le totem du mort et certains des endroits où l’ancêtre a séjourné. Tout près de ce dessin, une petite fosse a été creusée dans la terre. Dix hommes décorés s’avancent alors les uns derrière les autres et, les mains croisées derrière la tête, les jambes écartées, ils se tiennent au-dessus de la tranchée. À un signal donné, les femmes accourent du camp dans le plus profond silence ; une fois à proximité, elles se mettent en file indienne, la dernière tenant entre ses mains l’étui qui contient l’humérus. Puis, toutes se jettent par terre et, marchant sur les mains et sur les genoux, elles passent, tout le long de la tranchée, entre les jambes écartées des hommes. La scène dénote un grand état d’excitation sexuelle. Aussitôt que la dernière femme a passé, on lui enlève l’étui, on le porte vers la fosse auprès de laquelle se tient un vieillard ; celui-ci, d’un coup sec, brise l’os et on enterre précipitamment les débris. Pendant ce temps, les femmes sont restées plus loin, le dos tourné à la scène qu’il leur est interdit de regarder. Mais quand elles entendent le coup de hache, elles s’enfuient en poussant des cris et des gémissements. Le rite est accompli ; le deuil est terminé[25].

II

Ces rites ressortissent à un type très différent de ceux que nous avons précédemment constitués. Ce n’est pas à dire que l’on ne puisse trouver entre les uns et les autres des ressemblances importantes que nous aurons à noter ; mais les différences sont peut-être plus apparentes. Au lieu de danses joyeuses, de chants, de représentations dramatiques qui distraient et qui détendent les esprits, ce sont des pleurs, des gémissements, en un mot, les manifestations les plus variées de la tristesse angoissée et d’une sorte de pitié mutuelle, qui tiennent toute la scène. Sans doute, il y a également, au cours de l’Intichiuma, des effusions de sang ; mais ce sont des oblations faites dans un mouvement de pieux enthousiasme. Si les gestes se ressemblent, les sentiments qu’ils expriment sont différents et même opposés. De même, les rites ascétiques impliquent bien des privations, des abstinences, des mutilations, mais qui doivent être supportées avec une fermeté impassible et une sorte de sérénité. Ici, au contraire, l’abattement, les cris, les pleurs sont de règle. L’ascète se torture pour attester, à ses yeux et aux yeux de ses semblables, qu’il est au-dessus de la souffrance. Dans le deuil, on se fait du mal pour prouver que l’on souffre. On reconnaît à tous ces signes les traits caractéristiques des rites piaculaires.

Comment donc s’expliquent-ils ?

Un premier fait est constant : c’est que le deuil n’est pas l’expression spontanée d’émotions individuelles[26]. Si les parents pleurent, se lamentent, se meurtrissent, ce n’est pas qu’ils se sentent personnellement atteints par la mort de leur proche. Sans doute, il peut se faire, dans des cas particuliers, que le chagrin exprimé soit réellement ressenti[27]. Mais, le plus généralement, il n’y a aucun rapport entre les sentiments éprouvés et les gestes exécutés par les acteurs du rite[28]. Si, au moment même où les pleureurs paraissent le plus accablés par la douleur, on leur adresse la parole pour les entretenir de quelque intérêt temporel, il arrive souvent qu’ils changent aussitôt de visage et de ton, prennent un air riant et causent le plus gaiement du monde[29]. Le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe. On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter. C’est une attitude rituelle qu’on est obligé d’adopter par respect pour l’usage, mais qui est, dans une large mesure, indépendante de l’état affectif des individus. Cette obligation est, d’aileurs, sanctionnée par des peines ou mythiques ou sociales. On croit, par exemple, que quand un parent ne porte pas le deuil comme il convient, l’âme du mort s’attache à ses pas et le tue[30]. Dans d’autres cas, la société ne s’en remet pas aux forces religieuses du soin de punir les négligents ; elle intervient elle-même et réprime les fautes rituelles. Si un gendre ne rend pas à son beau-père les devoirs funéraires qu’il lui doit, s’il ne se fait pas les incisions prescrites, ses beaux-pères tribaux lui reprennent sa femme et la donnent à un autre[31]. Aussi, pour se mettre en règle avec l’usage, force-t-on parfois les larmes à couler par des moyens artificiels[32].

D’où vient cette obligation ?

Ethnographes et sociologues se sont généralement contentés de la réponse que les indigènes eux-mêmes font à cette question. On dit que le mort veut être pleuré, qu’en lui refusant le tribut de regrets auxquels il a droit, on l’offense, et que le seul moyen de prévenir sa colère est de se conformer à ses volontés[33].

Mais cette explication mythologique ne fait que modifier les termes du problème, sans le résoudre ; car encore faudrait-il savoir pourquoi le mort réclame impérativement le deuil. On dira qu’il est dans la nature de l’homme de vouloir être plaint et regretté. Mais expliquer par ce sentiment l’appareil complexe de rites qui constitue le deuil, c’est prêter à l’Australien des exigences affectives dont le civilisé lui-même ne fait pas preuve. Admettons — ce qui n’est pas évident a priori — que l’idée de n’être pas oublié trop vite soit naturellement douce à l’homme qui pense à l’avenir. Il resterait à établir qu’elle a jamais tenu assez de place dans le cœur des vivants pour qu’on ait pu raisonnablement attribuer aux morts une mentalité qui procéderait presque tout entière de cette préoccupation. Surtout, il paraît invraisemblable qu’un tel sentiment ait pu obséder et passionner à ce point des hommes qui ne sont guère habitués à penser au-delà de l’heure présente. Loin que le désir de se survivre dans la mémoire de ceux qui restent en vie doive être considéré comme l’origine du deuil, on en vient bien plutôt à se demander si ce ne serait pas le deuil lui-même qui, une fois institué, aurait éveillé l’idée et le goût des regrets posthumes.

L’interprétation classique apparaît comme plus insoutenable encore quand on sait ce qui constitue le deuil primitif. Il n’est pas fait simplement de pieux regrets accordés à celui qui n’est plus, mais de dures abstinences et de cruels sacrifices. Le rite n’exige pas seulement qu’on pense mélancoliquement au défunt, mais qu’on se frappe, qu’on se meurtrisse, qu’on se lacère, qu’on se brûle. Nous avons même vu que les gens en deuil mettent à se torturer un tel emportement que, parfois, ils ne survivent pas à leurs blessures. Quelle raison le mort a-t-il de leur imposer ces supplices ? Une telle cruauté dénote de sa part autre chose que le désir de n’être pas oublié. Pour qu’il trouve du plaisir à voir souffrir les siens, il faut qu’il les haïsse, qu’il soit avide de leur sang. Cette férocité paraîtra, sans doute, naturelle à ceux pour qui tout esprit est nécessairement une puissance malfaisante et redoutée. Mais nous savons qu’il y a des esprits de toute sorte ; comment se fait-il que l’âme du mort soit nécessairement un esprit mauvais ? Tant que l’homme est en vie, il aime ses parents, il échange avec eux des services. N’est-il pas étrange que son âme, aussitôt qu’elle est libérée du corps, se dépouille instantanément de ses sentiments anciens pour devenir un génie méchant et tourmenteur ? C’est pourtant une règle générale que le mort continue la personnalité du vivant, qu’il a le même caractère, les mêmes haines et les mêmes affections. Il s’en faut donc que la métamorphose se comprenne d’elle-même. Il est vrai que les indigènes l’admettent implicitement, quand ils expliquent le rite par les exigences du mort ; mais il s’agit précisément de savoir d’où leur est venue cette conception. Bien loin qu’elle puisse être regardée comme un truisme, elle est aussi obscure que le rite lui-même et, par suite, elle ne peut suffire à en rendre compte.

Enfin, alors même qu’on aurait trouvé les raisons de cette surprenante transformation, il resterait à expliquer pourquoi elle n’est que temporaire. Car elle ne dure pas au-delà du deuil ; une fois les rites accomplis, le mort redevient ce qu’il était de son vivant, un parent affectueux et dévoué. Il met au service des siens les pouvoirs nouveaux qu’il tient de sa nouvelle condition[34]. Désormais, on voit en lui un bon génie, toujours prêt à assister ceux que naguère il tourmentait. D’où peuvent venir ces revirements successifs ? Si les mauvais sentiments que l’on prête à l’âme viennent uniquement de ce qu’elle n’est plus en vie, ils devraient rester invariables et, si le deuil en dérive, il devrait être sans terme.

Ces explications mythiques expriment l’idée que l’indigène se fait du rite, non le rite lui-même. Nous pouvons donc les écarter pour nous mettre en face de la réalité qu’elles traduisent, mais en la défigurant. Si le deuil diffère des autres formes du culte positif, il est un côté par où il leur ressemble : lui aussi est fait de cérémonies collectives qui déterminent, chez ceux qui y participent, un état d’effervescence. Les sentiments surexcités sont différents ; mais la surexcitation est la même. Il est donc présumable que l’explication des rites joyeux est susceptible de s’appliquer aux rites tristes, à condition que les termes en soient transportés.

Quand un individu meurt, le groupe familial auquel il appartient se sent amoindri et, pour réagir contre cet amoindrissement, il s’assemble. Un commun malheur a les mêmes effets que l’approche d’un événement heureux : il avive les sentiments collectifs qui, par suite, inclinent les individus à se rechercher et à se rapprocher. Nous avons même vu ce besoin de concentration s’affirmer parfois avec une énergie particulière : on s’embrasse, on s’enlace, on se serre le plus possible les uns contre les autres. Mais l’état affectif dans lequel se trouve alors le groupe reflète les circonstances qu’il traverse. Non seulement les proches le plus directement atteints apportent à l’assemblée leur douleur personnelle, mais la société exerce sur ses membres une pression morale pour qu’ils mettent leurs sentiments en harmonie avec la situation. Permettre qu’ils restent indifférents au coup qui la frappe et la diminue, ce serait proclamer qu’elle ne tient pas dans leurs cœurs la place à laquelle elle a droit ; ce serait la nier elle-même. Une famille qui tolère qu’un des siens puisse mourir sans être pleuré témoigne par là qu’elle manque d’unité morale et de cohésion : elle abdique ; elle renonce à être. De son côté, l’individu, quand il est fermement attaché à la société dont il fait partie, se sent moralement tenu de participer à ses tristesses et à ses joies ; s’en désintéresser, ce serait rompre les liens qui l’unissent à la collectivité ; ce serait renoncer à la vouloir, et se contredire. Si le chrétien, pendant les fêtes commémoratives de la Passion, si le juif, au jour anniversaire de la chute de Jérusalem, jeûnent et se mortifient, ce n’est pas pour donner cours à une tristesse spontanément éprouvée. Dans ces circonstances, l’état intérieur du croyant est hors de proportions avec les dures abstinences auxquelles il se soumet. S’il est triste, c’est, avant tout, parce qu’il s’astreint à être triste et il s’y astreint pour affirmer sa foi. L’attitude de l’Australien pendant le deuil s’explique de la même manière. S’il pleure, s’il gémit, ce n’est pas simplement pour traduire un chagrin individuel ; c’est pour remplir un devoir au sentiment duquel la société ambiante ne manque pas de le rappeler à l’occasion.

On sait d’autre part comment les sentiments humains s’intensifient quand ils s’affirment collectivement. La tristesse, comme la joie, s’exalte, s’amplifie en se répercutant de conscience en conscience et vient, par suite, s’exprimer au-dehors sous forme de mouvements exubérants et violents. Ce n’est plus l’agitation joyeuse que nous observions naguère ; ce sont des cris, des hurlements de douleur. Chacun est entraîné par tous ; il se produit comme une panique de tristesse. Quand la douleur en arrive à ce degré d’intensité, il s’y mêle une sorte de colère et d’exaspération. On éprouve le besoin de briser, de détruire quelque chose. On s’en prend à soi-même ou aux autres. On se frappe, on se blesse, on se brûle, ou bien on se jette sur autrui pour le frapper, le blesser et le brûler. Ainsi s’est établi l’usage de se livrer, pendant le deuil, à de véritables orgies de tortures. Il nous paraît très vraisemblable que la vendetta et la chasse aux têtes n’ont pas d’autre origine. Si tout décès est attribué à quelque sortilège magique et si, pour cette raison, on croit que le mort doit être vengé, c’est qu’on éprouve le besoin de trouver, à tout prix, une victime sur laquelle puissent se décharger la douleur et la colère collectives. Cette victime, on va naturellement la chercher au-dehors ; car un étranger est un sujet minoris resistentiae ; comme il n’est pas protégé par les sentiments de sympathie qui s’attachent à un parent ou à un voisin, il n’y a rien en lui qui repousse et neutralise les sentiments mauvais et destructifs que la mort a éveillés. C’est, sans doute, pour la même raison que la femme sert, plus souvent que l’homme, d’objet passif aux rites les plus cruels du deuil ; parce qu’elle a une moindre valeur sociale, elle est plus directement désignée pour l’office de bouc émissaire.

On voit que cette explication du deuil fait complètement abstraction de la notion d’âme ou d’esprit. Les seules forces qui sont réellement en jeu sont de nature tout impersonnelle : ce sont les émotions que soulève dans le groupe la mort d’un de ses membres. Mais le primitif ignore le mécanisme psychique d’où résultent toutes ces pratiques. Quand donc il essaie de s’en rendre compte, il est obligé de s’en forger une tout autre explication. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est tenu de se mortifier douloureusement. Comme toute obligation éveille l’idée d’une volonté qui oblige, il cherche autour de lui d’où peut provenir la contrainte qu’il subit. Or, il est une puissance morale dont la réalité lui paraît certaine et qui semble tout indiquée pour ce rôle : c’est l’âme que la mort a mise en liberté. Car, qui peut s’intéresser plus qu’elle aux contrecoups que sa propre mort peut avoir sur les vivants ? On imagine donc que, si ces derniers s’infligent un traitement contre nature, c’est pour se conformer à ses exigences. C’est ainsi que l’idée d’âme a dû intervenir après coup dans la mythologie du deuil. D’autre part, comme on lui prête, à ce titre, des exigences inhumaines, il faut bien supposer qu’en quittant le corps qu’elle animait, elle a dépouillé tout sentiment humain. Ainsi s’explique la métamorphose qui fait du parent d’hier un ennemi redouté. Cette transformation n’est pas à l’origine du deuil ; c’en est plutôt la conséquence. Elle traduit le changement qui est survenu dans l’état affectif du groupe : on ne pleure pas le mort parce qu’on le craint ; on le craint parce qu’on le pleure.

Mais ce changement de l’état affectif ne peut être que temporaire ; car les cérémonies du deuil, en même temps qu’elles en résultent, y mettent un terme. Elles neutralisent peu à peu les causes mêmes qui leur ont donné naissance. Ce qui est à l’origine du deuil, c’est l’impression d’affaiblissement que ressent le groupe quand il perd un de ses membres. Mais cette impression même a pour effet de rapprocher les individus les uns des autres, de les mettre plus étroitement en rapports, de les associer dans un même état d’âme, et, de tout cela, se dégage une sensation de réconfort qui compense l’affaiblissement initial. Puisqu’on pleure en commun, c’est qu’on tient toujours les uns aux autres et que la collectivité, en dépit du coup qui l’a frappée, n’est pas entamée. Sans doute, on ne met alors en commun que des émotions tristes ; mais communier dans la tristesse, c’est encore communier, et toute communion des consciences, sous quelques espèces qu’elle se fasse, rehausse la vitalité sociale. La violence exceptionnelle des manifestations par lesquelles s’exprime nécessairement et obligatoirement la douleur commune atteste même que la société est, à ce moment, plus vivante et plus agissante que jamais. En fait, quand le sentiment social est froissé douloureusement, il réagit avec plus de force qu’à l’ordinaire : on ne tient jamais autant à sa famille que quand elle vient d’être éprouvée. Ce surcroît d’énergie efface d’autant plus complètement les effets du désemparement qui s’était produit à l’origine, et ainsi se dissipe la sensation de froid que la mort apporte partout avec elle. Le groupe sent que les forces lui reviennent progressivement ; il se reprend à espérer et à vivre. On sort du deuil et on en sort grâce au deuil lui-même. Mais, puisque l’idée qu’on se fait de l’âme reflète l’état moral de la société, cette idée doit changer quand cet état change. Quand on était dans la période d’abattement et d’angoisse, on se représentait l’âme sous les traits d’un être malfaisant, tout occupé à persécuter les hommes. Maintenant qu’on se sent de nouveau en confiance et en sécurité, on doit admettre qu’elle a repris sa nature première et ses premiers sentiments de tendresse et de solidarité. Ainsi peut s’expliquer la manière très différente dont elle est conçue aux différents moments de son existence[35].

Non seulement les rites du deuil déterminent certains des caractères secondaires qui sont attribués à l’âme, mais ils ne sont peut-être pas étrangers à l’idée qu’elle survit au corps. Pour pouvoir comprendre les pratiques auxquelles il se soumet à la mort d’un parent, l’homme est obligé de croire qu’elles ne sont pas indifférentes au défunt. Les effusions de sang qui se pratiquent si largement pendant le deuil sont de véritables sacrifices offerts au mort[36]. C’est donc que, du mort, il survit quelque chose ; et comme ce n’est pas le corps, qui, manifestement, est immobile et se décompose, ce ne peut être que l’âme. Sans doute, il est impossible de dire avec exactitude quelle a été la part de ces considérations dans la genèse de l’idée de survie. Mais il est vraisemblable que l’influence du culte a été ici ce qu’elle est ailleurs. Les rites sont plus aisément explicables quand on s’imagine qu’ils s’adressent à des êtres personnels ; les hommes ont donc été induits à étendre l’influence des personnalités mythiques dans la vie religieuse. Pour pouvoir rendre compte du deuil, ils ont prolongé l’existence de l’âme au-delà du tombeau. C’est un nouvel exemple de la manière dont les rites réagissent sur les croyances.

III

Mais la mort n’est pas le seul événement qui puisse troubler une communauté. Il y a, pour les hommes, bien d’autres occasions de s’attrister ou de s’angoisser, et, par conséquent, on peut prévoir que même les Australiens connaissent et pratiquent d’autres rites piaculaires que le deuil. Il est, cependant, remarquable qu’on n’en trouve, dans les récits des observateurs, qu’un petit nombre d’exemples.

Un premier rite de ce genre ressemble de très près à ceux qui viennent d’être étudiés. On se rappelle comment, chez les Arunta, chaque groupe local attribue des vertus exceptionnellement importantes à sa collection de churinga : c’est un palladium collectif au sort duquel le sort même de la collectivité passe pour être lié. Aussi, quand des ennemis ou des blancs réussissent à dérober un de ces trésors religieux, cette perte est-elle considérée comme une calamité publique. Or ce malheur est l’occasion d’un rite qui a tous les caractères d’un deuil : on s’enduit le corps de terre de pipe blanche et on reste au camp pendant deux semaines à pleurer et à se lamenter[37]. C’est une preuve nouvelle que le deuil est déterminé non par la manière dont est conçue l’âme du mort, mais par des causes impersonnelles, par l’état moral du groupe. Voilà, en effet, un rite qui, par sa structure, est indistinct du deuil proprement dit et qui, pourtant, est indépendant de toute notion d’esprit ou de démon malfaisant[38].

Une autre circonstance qui donne lieu à des cérémonies de même nature est l’état de détresse ou se trouve la société à la suite de récoltes insuffisantes. « Les indigènes qui habitent les environs du lac Eyre, dit Eylmann, cherchent également à conjurer l’insuffisance des ressources alimentaires au moyen de cérémonies secrètes. Mais plusieurs des pratiques rituelles qu’on observe dans cette région se distinguent de celles dont il a été précédemment question : ce n’est pas par des danses symboliques, par des mouvements mimétiques ni par des décorations éblouissantes que l’on cherche à agir sur les puissances religieuses ou sur les forces de la nature, mais au moyen de souffrances que les individus s’infligent à eux-mêmes. Dans les territoires du nord, c’est aussi par des tortures, telles que jeûnes prolongés, veilles, danses poursuivies jusqu’à l’épuisement des danseurs, douleurs physiques de toute sorte, que l’on s’efforce d’apaiser les puissances qui sont mal disposées pour les hommes »[39]. Les supplices auxquels les indigènes se soumettent dans ce but les laissent parfois dans un tel état de fatigue qu’ils sont, pendant de longs jours, incapables d’aller à la chasse[40].

C’est surtout pour lutter contre la sécheresse que ces pratiques sont employées. C’est que le manque d’eau a pour conséquence une disette générale. Pour remédier au mal, on recourt aux moyens violents. Un de ceux qui sont en usage est l’extraction d’une dent. Chez les Kaitish, par exemple, on arrache à un individu une incisive que l’on suspend à un arbre[41]. Chez les Dieri, l’idée de la pluie est étroitement associée à celle d’incisions sanglantes qui sont pratiquées dans la peau du thorax et des bras[42]. Chez ce même peuple, quand la sécheresse est très grande, le grand conseil se réunit et convoque toute la tribu. C’est un véritable événement tribal. Des femmes sont envoyées dans toutes les directions pour avertir les gens de se réunir à un endroit et à un moment déterminés. Une fois qu’ils sont assemblés, ils font entendre des gémissements, ils crient d’une voix perçante l’état misérable de la contrée et ils demandent aux Mura-mura (ancêtres mythiques) de leur conférer le pouvoir de faire tomber une pluie abondante[43]. Dans les cas, très rares d’ailleurs, où il y a eu excès d’humidité, une cérémonie analogue a lieu pour arrêter la pluie. Les vieillards entrent alors dans un véritable état de frénésie[44] et les cris que pousse la foule sont pénibles à entendre[45].

Spencer et Gillen nous décrivent, sous le nom d’Intichiuma, une cérémonie qui pourrait bien avoir le même objet et la même origine que les précédentes : une torture physique est employée pour déterminer une espèce animale à se multiplier. Il y a, chez les Urabanna, un clan qui a pour totem une sorte de serpent appelé wadnungadni. Voici comment procède le chef du clan pour empêcher que cet animal ne vienne à manquer. Après s’être décoré, il s’agenouille par terre, les bras étendus dans toute leur longueur. Un assistant pince entre ses doigts la peau du bras droit et l’opérateur enfonce, à travers le pli ainsi formé, un os pointu, de cinq pouces de long. On traite de même le bras gauche. Cette auto-mutilation est censée produire le résultat désiré[46]. Chez les Dieri, un rite analogue est employé pour déterminer les poules sauvages à pondre : les opérateurs se percent le scrotum[47]. Dans certaines autres tribus du lac Eyre, on se perce l’oreille pour amener les ignames à se produire[48].

Mais les disettes totales et partielles ne sont pas les seuls fléaux qui puissent s’abattre sur une tribu. D’autres événements se produisent, plus ou moins périodiquement, qui menacent ou paraissent menacer l’existence collective. C’est le cas, par exemple, de l’aurore australe. Les Kurnai croient que c’est un feu allumé dans le ciel par le grand dieu Mungan-ngaua ; c’est pourquoi, quand ils l’aperçoivent, ils ont peur que l’incendie ne s’étende à la terre et ne les dévore. Il en résulte une grande effervescence dans le camp. On agite une main desséchée de mort à laquelle les Kurnai attribuent des vertus variées, et on pousse des cris tels que : « Renvoie-le ; ne nous laisse pas brûler », En même temps, ont lieu, sur l’ordre des vieillards, des échanges de femmes, ce qui est toujours l’indice d’une grande excitation[49]. Les mêmes licences sexuelles sont signalées chez les Wiimbaio toutes les fois qu’un fléau paraît imminent, et notamment en temps d’épidémie[50].

Sous l’influence de ces idées, les mutilations ou effusions de sang sont parfois considérées comme un moyen efficace pour guérir les maladies. Chez les Dieri, quand il arrive un accident à un enfant, ses proches se donnent des coups sur la tête soit avec un bâton soit avec un boomerang, jusqu’à ce que le sang coule sur leur visage. On croit, par ce procédé, soulager l’enfant de son mal[51]. Ailleurs, on s’imagine obtenir le même résultat au moyen d’une cérémonie totémique supplémentaire[52]. On peut rapprocher de ces faits l’exemple, cité plus haut, d’une cérémonie spécialement célébrée pour effacer les effets d’une faute rituelle[53]. Sans doute, dans ces deux derniers cas, il n’y a ni blessures, ni coups, ni souffrances physiques d’aucune sorte ; cependant, le rite ne diffère pas en nature des précédents : il s’agit toujours de détourner un mal ou d’expier une faute au moyen d’une prestation rituelle extraordinaire.

Tels sont, en dehors du deuil, les seuls cas de rites piaculaires que nous ayons réussi à relever en Australie. Il est probable, il est vrai, que certains ont dû nous échapper et on peut présumer également que d’autres sont restés inaperçus des observateurs. Cependant, si les seuls que l’on ait découverts jusqu’à présent sont en petit nombre, c’est vraisemblablement qu’ils ne tiennent pas une grande place dans le culte. On voit combien il s’en faut que les religions primitives soient filles de l’angoisse et de la crainte, puisque les rites qui traduisent des émotions douloureuses y sont relativement rares. C’est, sans doute, que, si l’Australien mène une existence misérable, comparée à celle des peuples plus civilisés, en revanche, il demande si peu de choses à la vie qu’il se contente à peu de frais. Tout ce qu’il lui faut, c’est que la nature suive son cours normal, que les saisons se succèdent régulièrement, que la pluie tombe, à l’époque ordinaire, en abondance et sans excès ; or les grandes perturbations dans l’ordre cosmique sont toujours exceptionnelles. Aussi a-t-on pu remarquer que la plupart des rites piaculaires réguliers dont nous avons plus haut rapporté des exemples ont été observés dans les tribus du centre où les sécheresses sont fréquentes et constituent de véritables désastres. Il reste, il est vrai, surprenant que les rites piaculaires qui sont spécialement destinés à expier le péché semblent faire presque complètement défaut. Cependant l’Australien, comme tout homme, doit commettre des fautes rituelles qu’il a intérêt à racheter ; on peut donc se demander si le silence des textes sur ce point n’est pas imputable aux insuffisances de l’observation.

Mais, si peu nombreux que soient les faits qu’il nous a été possible de recueillir, ils ne laissent pas d’être instructifs.

Quand on étudie les rites piaculaires dans les religions plus avancées, ou les forces religieuses sont individualisées, ils paraissent être étroitement solidaires de conceptions anthropomorphiques. Si le fidèle s’impose des privations, se soumet à des sévices, c’est pour désarmer la malveillance qu’il prête à certains des êtres sacrés dont il croit dépendre. Pour apaiser leur haine ou leur colère, il va au-devant de leurs exigences ; il se frappe lui-même pour n’être pas frappé par eux. Il semble donc que ces pratiques n’ont pu prendre naissance qu’à partir du moment ou dieux et esprits furent conçus comme des personnes morales, capables de passions analogues à celles des humains. C’est pour cette raison que Robertson Smith crut pouvoir reporter à une date relativement récente les sacrifices expiatoires, tout comme les oblations sacrificielles. Suivant lui, les effusions de sang qui caractérisent ces rites auraient été d’abord de simples procédés de communion : l’homme aurait répandu son sang sur l’autel pour resserrer les liens qui l’unissaient à son dieu. Le rite n’aurait pris un caractère piaculaire et pénal que quand sa signification première fut oubliée et quand l’idée nouvelle qu’on se faisait des êtres sacrés permit de lui attribuer une autre fonction[54].

Mais, puisque l’on rencontre des rites piaculaires dès les sociétés australiennes, il est impossible de leur assigner une origine aussi tardive. D’ailleurs, tous ceux que nous venons d’observer, sauf un[55], sont indépendants de toute conception anthropomorphique : il n’y est question ni de dieux ni d’esprits. C’est par elles-mêmes et directement que les abstinences et les effusions de sang arrêtent les disettes et guérissent les maladies. Entre le rite et les effets qu’il est censé produire aucun être spirituel ne vient insérer son action. Les personnalités mythiques n’y sont donc intervenues qu’ultérieurement. Une fois que le mécanisme rituel fut établi, elles ont servi à le rendre plus commodément représentable aux intelligences mais elles ne sont pas conditions de son existence. C’est pour d’autres raisons qu’il s’est institué ; c’est à une autre cause qu’il doit son efficacité.

Il agit par les forces collectives qu’il met en jeu. Un malheur paraît-il imminent qui menace la collectivité ? Celle-ci se réunit, comme à la suite d’un deuil, et c’est naturellement une impression d’inquiétude et d’angoisse qui domine le groupe assemblé. La mise en commun de ces sentiments a, comme toujours, pour effet de les intensifier. En s’affirmant, ils s’exaltent, s’enfièvrent, atteignent un degré de violence qui se traduit par la violence correspondante des gestes qui les expriment. Comme à la mort d’un proche, on pousse des cris terribles, on s’emporte, on sent le besoin de déchirer et de détruire ; c’est pour satisfaire ce besoin qu’on se frappe, qu’on se blesse, qu’on fait couler le sang. Mais quand des émotions ont cette vivacité, elles ont beau être douloureuses, elles n’ont rien de déprimant ; elles dénotent, au contraire, un état d’effervescence qui implique une mobilisation de toutes nos forces actives et même un afflux d’énergies extérieures. Peu importe que cette exaltation ait été provoquée par un événement triste, elle ne laisse pas d’être réelle et elle ne diffère pas spécifiquement de celle qu’on observe dans les fêtes joyeuses. Parfois même, elle se manifeste par des mouvements de même nature : c’est la même frénésie qui saisit les fidèles, c’est le même penchant aux débauches sexuelles, signe certain d’une grande surexcitation nerveuse. Déjà Robertson Smith avait remarqué cette curieuse influence des rites tristes dans les cultes sémitiques : « Dans les temps difficiles, dit-il, alors que les pensées des hommes étaient habituellement sombres, ils recouraient aux excitations physiques de la religion, comme, maintenant, ils se réfugient dans le vin. En règle générale, quand, chez les Sémites, le culte commençait par des pleurs et des lamentations comme dans le deuil d’Adonis on comme dans les grands rites expiatoires qui devinrent fréquents pendant les derniers temps — une brusque révolution faisait succéder, au service funèbre par lequel s’était ouverte la cérémonie, une explosion de gaîté et de réjouissances[56] ». En un mot, alors même que les cérémonies religieuses ont pour point de départ un fait inquiétant ou attristant, elles gardent, sur l’état affectif du groupe et des individus, leur pouvoir stimulant. Par cela seul qu’elles sont collectives, elles élèvent le ton vital. Or, quand on sent en soi de la vie que ce soit sous forme d’irritation pénible ou de joyeux enthousiasme — on ne croit pas à la mort ; on se rassure donc, on reprend courage et, subjectivement, tout se passe comme si le rite avait réellement écarté le danger que l’on redoutait. Voilà comment on attribue aux mouvements dont il est fait, aux cris poussés, au sang versé, aux blessures qu’on s’inflige ou qu’on inflige à d’autres, des vertus curatives ou préventives ; et, comme ces différents sévices font nécessairement souffrir, la souffrance, par elle-même, finit par être considérée comme un moyen de conjurer le mal, de guérir la maladie[57]. Plus tard, quand la plupart des forces religieuses eurent pris la forme de personnalités morales, on expliqua l’efficacité de ces pratiques en imaginant qu’elles avaient pour objet d’apaiser un dieu malfaisant ou irrité. Mais ces conceptions ne font que refléter le rite et les sentiments qu’il suscite ; elles en sont une interprétation, et non la cause déterminante.

Un manquement rituel n’agit pas d’une autre manière. Lui aussi est une menace pour la collectivité ; il l’atteint dans son existence morale, puisqu’il l’atteint dans ses croyances. Mais que la colère qu’il détermine s’affirme ostensiblement et avec énergie, et elle compense le mal qui l’a causée. Car si elle est vivement ressentie par tous, c’est que l’infraction commise est une exception et que la foi commune reste entière. L’unité morale du groupe n’est donc pas en danger. Or la peine infligée à titre d’expiation n’est que la manifestation de cette colère publique, la preuve matérielle de son unanimité. Elle a donc réellement l’effet réparateur qu’on lui attribue. Au fond, le sentiment qui est à la racine des rites proprement expiatoires ne diffère pas en nature de celui que nous avons trouvé à la base des autres rites piaculaires : c’est une sorte de douleur irritée qui tend à se manifester par des actes de destruction. Tantôt elle se soulage au détriment de celui-là même qui l’éprouve ; tantôt, c’est aux dépens d’un tiers étranger. Mais dans les deux cas, le mécanisme psychique est essentiellement le même[58].

IV

Un des plus grands services que Robertson Smith ait rendus à la science des religions est d’avoir mis en lumière l’ambiguïté de la notion du sacré.

Les forces religieuses sont de deux sortes. Les unes sont bienfaisantes, gardiennes de l’ordre physique et moral, dispensatrices de la vie, de la santé, de toutes les qualités que les hommes estiment : c’est le cas du principe totémique, épars dans toute l’espèce, de l’ancêtre mythique, de l’animal-protecteur, des héros civilisateurs, des dieux tutélaires de toute espèce et de tout degré. Peu importe qu’elles soient conçues comme des personnalités distinctes ou comme des énergies diffuses ; sous l’une et sous l’autre forme, elles jouent le même rôle et affectent de la même manière la conscience des fidèles : le respect qu’elles inspirent est mêlé d’amour et de reconnaissance. Les choses et les personnes qui sont normalement en rapports avec elles participent des mêmes sentiments et du même caractère : ce sont les choses et les personnes saintes. Tels sont les lieux consacrés au culte, les objets qui servent dans les rites réguliers, les prêtres, les ascètes, etc. — Il y a, d’autre part, les puissances mauvaises et impures, productrices de désordres, causes de mort, de maladies, instigatrices de sacrilèges. Les seuls sentiments que l’homme ait pour elles sont une crainte où il entre généralement de l’horreur. Telles sont les forces sur lesquelles et par lesquelles agit le sorcier, celles qui se dégagent des cadavres, du sang des menstrues, celles que déchaîne toute profanation des choses saintes, etc. Les esprits des morts, les génies malins de toute sorte en sont des formes personnifiées.

Entre ces deux catégories de forces et d’êtres, le contraste est aussi complet que possible et va même jusqu’à l’antagonisme le plus radical. Les puissances bonnes et salutaires repoussent loin d’elles les autres qui les nient et les contredisent. Aussi les premières sont-elles interdites aux secondes : tout contact entre elles est considéré comme la pire des profanations. C’est le type, par excellence, de ces interdits entre choses sacrées d’espèces différentes dont nous avons, chemin faisant, signalé l’existence[59]. Les femmes pendant la menstruation, et surtout à la première apparition des menstrues, sont impures ; aussi sont-elles, à ce moment, rigoureusement séquestrées ; les hommes ne doivent avoir avec elles aucun rapport[60]. Les bull-roarers, les churinga ne sont jamais en contact avec le mort[61]. Le sacrilège est exclu de la société des fidèles ; l’accès du culte lui est interdit. Ainsi toute vie religieuse gravite autour de deux pôles contraires entre lesquels il y a la même opposition qu’entre le pur et l’impur, le saint et le sacrilège, le divin et le diabolique.

Mais en même temps que ces deux aspects de la vie religieuse s’opposent l’un à l’autre, il existe entre eux une étroite parenté. D’abord, ils soutiennent tous deux le même rapport avec les êtres profanes : ceux-ci doivent s’abstenir de tout rapport avec les choses impures comme avec les choses très saintes. Les premières ne sont pas moins interdites que les secondes ; elles sont également retirées de la circulation[62]. C’est dire qu’elles aussi sont sacrées. Sans doute, les sentiments qu’inspirent les unes et les autres ne sont pas identiques : autre chose est le respect, autre chose le dégoût et l’horreur. Cependant, pour que les gestes soient les mêmes dans les deux cas, il faut que les sentiments exprimés ne diffèrent pas en nature. Et en effet, il y a de l’horreur dans le respect religieux, surtout quand il est très intense, et la crainte qu’inspirent les puissances malignes n’est généralement pas sans avoir quelque caractère référentiel. Les nuances par lesquelles se différencient ces deux attitudes sont même parfois si fugitives qu’il n’est pas toujours facile de dire dans quel état d’esprit se trouvent, au juste, les fidèles. Chez certains peuples sémitiques, la viande de porc était interdite ; mais on ne savait pas toujours avec précision si c’était à titre de chose impure ou bien de chose sainte et la même remarque peut s’appliquer à un très grand nombre d’interdictions alimentaires.

Il y a plus ; il arrive très souvent qu’une chose impure ou une puissance malfaisante devienne, sans changer de nature, mais par une simple modification des circonstances extérieures, une chose sainte ou une puissance tutélaire, et inversement. Nous avons vu comment l’âme du mort, qui est d’abord un principe redouté, se transforme en génie protecteur, une fois que le deuil est terminé. De même, le cadavre, qui commence par n’inspirer que terreur et éloignement, est traité plus tard comme une relique vénérée : l’anthropophagie funéraire, qui est fréquemment pratiquée dans les sociétés australiennes, est la preuve de cette transformation[63]. L’animal totémique est l’être saint par excellence ; mais il est, pour celui qui en consomme indûment la chair, un principe de mort. D’une manière générale, le sacrilège est simplement un profane qui a été contagionné par une force religieuse bienfaisante. Celle-ci change de nature en changeant d’habitat ; elle souille au lieu de sanctifier[64]. Le sang qui provient des organes génitaux de la femme, bien qu’il soit évidemment impur comme celui des menstrues, est souvent employé comme un remède contre la maladie[65] La victime immolée dans les sacrifices expiatoires est chargée d’impureté, puisqu’on a concentré sur elle les péchés qu’il s’agit d’expier. Cependant, une fois qu’elle est abattue, sa chair et son sang sont employés aux plus pieux usages[66]. Au contraire, quoique la communion soit une opération religieuse qui a normalement pour fonction de consacrer, elle produit parfois les mêmes effets qu’un sacrilège. Des individus qui ont communié sont, dans certains cas, obligés de se fuir comme des pestiférés. On dirait qu’ils sont devenus l’un pour l’autre une source de dangereuse contamination : le lien sacré qui les unit, en même temps les sépare. Les exemples de ces sortes de communions sont nombreux en Australie. Un des plus typiques est celui que l’on observe chez les Narrinyeri et dans les tribus voisines. Quand un enfant vient au monde, ses parents conservent avec soin son cordon ombilical qui est censé recéler quelque chose de son âme. Deux individus qui échangent leur cordon ainsi conservé, communient ensemble par le fait même de cet échange ; car c’est comme s’ils échangeaient leur âme. Mais du même coup, il leur est interdit de se toucher, de se parler, même de se voir. Tout se passe comme s’ils étaient l’un pour l’autre un objet d’horreur[67].

Le pur et l’impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais deux variétés d’un même genre qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux sortes de sacré, l’un faste, l’autre néfaste, et non seulement entre les deux formes opposées il n’y a pas de solution de continuité, mais un même objet peut passer de l’une à l’autre sans changer de nature. Avec du pur, on fait de l’impur, et réciproquement. C’est dans la possibilité de ces transmutations que consiste l’ambiguïté du sacré.

Mais si Robertson Smith a eu un vif sentiment de cette ambiguïté, il n’en a jamais donné d’explication expresse. Il se borne à faire remarquer que, comme toutes les forces religieuses sont indistinctement intenses et contagieuses, il est sage de ne les aborder qu’avec de respectueuses précautions, quel que soit le sens dans lequel s’exerce leur action. Il lui semblait qu’on pouvait ainsi rendre compte de l’air de parenté qu’elles présentent toutes en dépit des contrastes qui les opposent par ailleurs. Mais d’abord, la question n’était que déplacée ; il restait à faire voir d’où vient que les puissances de mal ont l’intensité et la contagiosité des autres. En d’autres termes, comment se fait-il qu’elles soient, elles aussi, de nature religieuse ? Ensuite, l’énergie et la force d’expansion qui leur sont communes ne permettent pas de comprendre comment, malgré le conflit qui les divise, elles peuvent se transformer les unes dans les autres ou se substituer les unes aux autres dans leurs fonctions respectives, comment le pur peut contaminer tandis que l’impur sert parfois à sanctifier[68].

L’explication que nous avons précédemment proposée des rites piaculaires permet de répondre à cette double question.

Nous avons vu, en effet, que les puissances mauvaises sont un produit de ces rites et les symbolisent. Quand la société traverse des circonstances qui l’attristent, l’angoissent ou l’irritent, elle exerce sur ses membres une pression pour qu’ils témoignent, par des actes significatifs, de leur tristesse, de leur angoisse ou de leur colère. Elle leur impose comme un devoir de pleurer, de gémir, de s’infliger des blessures ou d’en infliger à autrui ; car ces manifestations collectives et la communion morale qu’elles attestent et qu’elles renforcent restituent au groupe l’énergie que les événements menaçaient de lui soustraire, et elles lui permettent ainsi de se ressaisir. C’est cette expérience que l’homme interprète, quand il imagine, en dehors de lui, des êtres malfaisants dont l’hostilité, constitutionnelle ou temporaire, ne peut être désarmée que par des souffrances humaines. Ces êtres ne sont donc autre chose que des états collectifs objectivés ; ils sont la société elle-même vue sous un de ses aspects. Mais nous savons, d’autre part, que les puissances bienfaisantes ne se sont pas constituées d’une autre manière ; elles aussi résultent de la vie collective et l’expriment ; elles aussi représentent la société, mais saisie dans une attitude très différente, à savoir au moment où elle s’affirme avec confiance et presse avec ardeur les choses de concourir à la réalisation des fins qu’elle poursuit. Puisque ces deux sortes de forces ont une commune origine, il n’est pas surprenant que, tout en étant dirigées dans des sens opposés, elles aient une même nature, qu’elles soient également intenses et contagieuses, par conséquent interdites et sacrées.

Par cela même on peut comprendre comment elles se transforment les unes dans les autres. Puisqu’elles reflètent l’état affectif dans lequel se trouve le groupe, il suffit que cet état change pour qu’elles changent elles-mêmes de sens. Une fois que le deuil est terminé, la société domestique est rassérénée par le deuil lui-même ; elle reprend confiance ; les individus sont allégés de la pression pénible qui s’exerçait sur eux ; ils se sentent plus à l’aise. Il leur semble donc que l’esprit du mort a déposé ses sentiments hostiles pour devenir un protecteur bienveillant. Les autres transmutations dont nous avons cité des exemples s’expliquent de la même manière. Ce qui fait la sainteté d’une chose, c’est, comme nous l’avons montré, le sentiment collectif dont elle est l’objet. Que, en violation des interdits qui l’isolent, elle entre en contact avec une personne profane, ce même sentiment s’étendra contagieusement à cette dernière et lui imprimera un caractère spécial. Seulement, quand il y parvient, il se trouve dans un état très différent de celui où il était à l’origine. Froissé, irrité par la profanation qu’implique cette extension abusive et contre nature, il est devenu agressif et enclin aux violences destructives ; il tend à se venger de l’offense subie. Pour cette raison, le sujet contagionné apparaît comme envahi par une force virulente et novice, qui menace tout ce qui l’approche ; par suite, il n’inspire qu’éloignement et répugnance ; il est comme marqué d’une tare, d’une souillure. Et cependant, cette souillure a pour cause ce même état psychique qui, dans d’autres circonstances, consacrait et sanctifiait. Mais que la colère ainsi soulevée soit satisfaite par un rite expiatoire et, soulagée, elle tombe ; le sentiment offensé s’apaise et revient à son état initial. Il agit donc, de nouveau, comme il agissait dans le principe ; au lieu de contaminer, il sanctifie. Comme il continue à contagionner l’objet auquel il s’est attaché, celui-ci ne saurait redevenir profane et religieusement indifférent. Mais le sens de la force religieuse qui paraît l’occuper s’est transformé : d’impur, il est devenu pur et instrument de purification.

En résumé, les deux pôles de la vie religieuse correspondent aux deux états opposés par lesquels passe toute vie sociale. Il y a entre le sacré faste et le sacré néfaste le même contraste qu’entre les états d’euphorie et de dysphorie collective. Mais parce que les uns et les autres sont également collectifs, il y a, entre les constructions mythologiques qui les symbolisent, une intime parenté de nature. Les sentiments mis en commun varient de l’extrême abattement à l’extrême allégresse, de l’irritation douloureuse à l’enthousiasme extatique ; mais, dans tous les cas, il y a communion des consciences et réconfort mutuel par suite de cette communion. Le processus fondamental est toujours le même ; seules, les circonstances le colorent différemment. C’est donc, en définitive, l’unité et la diversité de la vie sociale qui font, à la fois, l’unité et la diversité des êtres et des choses sacrées.

Cette ambiguïté, d’ailleurs, n’est pas particulière à la seule notion du sacré ; on trouve quelque chose de ce même caractère dans tous les rites qui viennent d’être étudiés. Certes, il était essentiel de les distinguer ; les confondre eût été méconnaître les multiples aspects de la vie religieuse. Mais d’un autre côté, si différents qu’ils puissent être, il n’y a pas entre eux de solution de continuité. Tout au contraire, ils chevauchent les uns sur les autres et peuvent même se remplacer mutuellement. Nous avons déjà montré que rites d’oblation et de communion, rites mimétiques, rites commémoratifs remplissent souvent les mêmes fonctions. On pourrait croire que le culte négatif, tout au moins, est plus nettement séparé du culte positif ; et cependant, nous avons vu que le premier peut produire des effets positifs, identiques à ceux que produit le second. Avec des jeûnes, des abstinences, des auto-mutilations, on obtient les mêmes résultats qu’avec des communions, des oblations, des commémorations. Inversement, les offrandes, les sacrifices impliquent des privations et des renoncements de toute sorte. Entre les rites ascétiques et les rites piaculaires, la continuité est encore plus apparente : les uns et les autres sont faits de souffrances, acceptées ou subies, et auxquelles est attribuée une efficacité analogue. Ainsi, les pratiques, tout comme les croyances, ne se rangent pas en des genres séparés. Si complexes que soient les manifestations extérieures de la vie religieuse, elle est, dans son fond, une et simple. Elle répond partout à un même besoin et dérive partout d’un même état d’esprit. Sous toutes ses formes, elle a pour objet d’élever l’homme au-dessus de lui-même et de lui faire vivre une vie supérieure à celle qu’il mènerait s’il obéissait uniquement à ses spontanéités individuelles : les croyances expriment cette vie en termes de représentations ; les rites l’organisent et en règlent le fonctionnement.



  1. Piacularia auspicia appellabant quae sacrificantibus tritia portendebant (Paul ex fest., p. 244, éd. Muller). Le mot de piaculum est même employé comme synonyme de malheur. « Vetonica herba, dit Pline, tantum gloriae habet ut domus in qua sata sit tuta existimetur a piaculis omnibus » (XXV, 8, 46).
  2. North Tr., p. 526 ; Eylmann, p. 239. Cf. plus haut, p. 436.
  3. Brough Smyth, 9, p. 106 ; Dawson, p. 64 ; Eylmann, p. 239.
  4. Dawson, p. 66 ; Eylmann, p. 241.
  5. Nat. Tr., p. 502 ; Dawson, p. 67.
  6. North Tr., p. 516-517.
  7. Ibid., p. 520-521. Les auteurs ne nous disent pas s’il s’agit de parents tribaux ou de parents de sang. La première hypothèse est la plus vraisemblable.
  8. North Tr., p. 525-526. Cette interdiction de parler, spéciale aux femmes, bien qu’elle consiste en une simple abstention, a tout l’air d’un rite paculaire : c’est une manière de se gêner. C’est pourquoi nous le mentionnons ici. Le jeûne également peut, selon les circonstances, consister un rite piaculaire ou un rite ascétique. Tout dépend des conditions dans lesquelles il a lieu et du but poursuivi (v. sur la différence entre ces deux sortes de rites, plus bas, p. 567).
  9. On trouvera dans North Tr., p. 525, une gravure très expressive où ce rite est représenté.
  10. Ibid. p. 522.
  11. V. sur les principales sortes de rites funéraires, Howitt, Nat. Tr., p. 446-508, pour les tribus du Sud-Est : Spencer et Gillen, North. Tr., p. 505 et Nat. Tr., p. 497 et suiv. pour les tribus du centre ; Roth, North Queensland ethnog. Bull. n° 9, in Records of the Australian Museum, VI, n° 5, p. 365 et suiv. (Burial Ceremonies and Disposal of the Dead).
  12. V. notamment Roth, loc. cit., p. 368 ; Eyre, Journals of Exped. into Central Australia, II, p. 344-345, 347.
  13. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 500 ; North Tr., p. 507, 508 ; Eylmann, p. 241 ; Langloh Parker, The Eulahlayi, p. 83 et suiv. ; Brough Smyth, I, p. 118.
  14. Dawson, p. 66 ; Howitt, Nat. Tr., p. 466 ; Eylmann, p. 239-240.
  15. Brough Smyth, I, p. 113.
  16. W. E. Stanbridge, Trans. Ethnological Society of London, n. s., t. I, p. 286.
  17. Brough Smyth, I, p. 104.
  18. Howitt, Nat. Tr., p. 459. On trouvera des scènes analogues dans Eyre, op. cit., II, p. 255 n. et p. 347 ; Roth, loc. cit., p. 394, 395, notamment ; Grey, II, p. 320 et suiv.
  19. Brough Smyth, I, p. 104, 112 ; Roth, loc. cit. p. 382.
  20. North Tr., p. 511-512.
  21. Dawson, p. 67 ; Roth, loc. cit., p. 366-367.
  22. Nat. Tr., p. 508-510.
  23. Petit vaisseau en bois dont il a déjà été question plus haut, p. 477.
  24. Nat. Tr., p. 508-510. L’autre rite final auquel assistèrent Spencer et Gillen est décrit aux p. 503-508 du même ouvrage. Il ne diffère pas essentiellement de celui que nous venons d’analyser.
  25. North Tr., p. 531-540.
  26. Contrairement à ce que dit Jevons, Introd. to the History of Relig., p. 46 et suiv.
  27. C’est ce qui fait dire à Dawson que le deuil est sincèrement porté (p. 66). Mais Eylmann assure n’avoir connu qu’un seul cas où il y ait eu blessure par chagrin réellement ressenti (op. cit. p. 113.)
  28. Nat. Tr., p. 510.
  29. Eylmann, p. 238-239.
  30. North Tr., p. 507 ; Nat. Tr., p. 498.
  31. Nat. Tr., p. 500 ; Eylmann, p. 227.
  32. Brough Smyth, I, p. 114.
  33. Nat. Tr., p. 510.
  34. On trouve plusieurs exemples de cette croyance dans Howitt, Nat. Tr., p. 435. Cf. Strehlow, I, p. 15-16, et II, p. 7.
  35. On se demandera peut-être pourquoi ces cérémonies répétées sont nécessaires pour produire l’apaisement qui suit le deuil. Mais c’est, d’abord, que les funérailles sont souvent très longues ; elles comprennent des opérations multiples qui s’échelonnent sur de longs mois. Elles prolongent et entretiennent ainsi le trouble moral déterminé par la mort (cf. Hertz, La représentation collective de la mort, in Année sociol., X, p. 48 et suiv.) D’une manière générale, la mort est un changement d’état grave qui a, dans le groupe, des répercussions étendues et durables. Il faut du temps pour en neutraliser les effets.
  36. Dans un cas que rapporte Grey d’après une observation de Bussel, le rite a tout l’aspect d’un sacrifice : le sang est répandu sur le corps même du mort (Grey, II, p. 330). Dans d’autres cas, il y a comme une offrande de la barbe : les gens en deuil coupent une partie de leur barbe qu’ils jettent sur le cadavre (ibid., p. 335).
  37. Nat. Tr., p. 135-136.
  38. Sans doute, chaque churinga passe pour être en rapport avec un ancêtre. Mais ce n’est pas pour apaiser les esprits des ancêtres qu’on porte le deuil des churinga perdus. Nous avons montré d’ailleurs (p. 173) que l’idée d’ancêtre n’est intervenue que secondairement et après coup dans la notion du churinga.
  39. Op. cit., p. 207 ; cf. p. 116.
  40. Eylmann, p. 208.
  41. Ibid., p. 211.
  42. Howitt, The Dieri, in J.A.I., XX (1891), p. 93.
  43. Howitt, Nat. Tr., p. 394.
  44. Howitt, ibid., p. 396.
  45. Communication de Gason, in J.A.I., XXIV (1895), p. 175.
  46. North Tr., p. 286.
  47. Gason, The Dieyerie Tribe, in Curr, II, p. 68.
  48. Gason, ibid. ; Eylmann, p. 208.
  49. Howitt, Nat. Tr., p. 277 et 430.
  50. Ibid., p. 195.
  51. Gason, The Dieyerie Tribe, in Curr, II, p. 69. Le même procédé est employé pour expier un ridicule. Quand une personne, par sa maladresse ou autrement, a excité le rire des assistants, elle demande à l’un d’eux de la frapper sur la tête jusqu’à ce que le sang coule. À ce moment, les choses sont remises en l’état et la personne dont on se moquait participe elle-même à la gaieté de son entourage (ibid., p. 70).
  52. Eylmann, p. 212 et 447.
  53. V. plus haut, p. 551.
  54. The Religion of the Semites, lect. XI.
  55. C’est le cas des Dieri invoquant, d’après Gason, les Mura-Mura de l’eau, en temps de sécheresse.
  56. Op. cit., p. 262.
  57. Il est d’ailleurs possible que la croyance aux vertus moralement tonifiantes de la souffrance (v. plus haut p. 446) ait ici joué quelque rôle. Puisque la douleur sanctifie, puisqu’elle élève le niveau religieux du fidèle, elle peut aussi le relever quand il est tombé au-dessous de la normale.
  58. Cf. ce que nous avons dit sur l’expiation dans notre Division du travail social, 3e éd., p. 64 et suiv.
  59. V. plus haut, p. 430-431.
  60. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 460 ; North Tr., p. 602 ; Roth, North Queensland Ethnography, Bulletin n° 5, p. 24. Il est inutile de multiplier les références à l’appui d’un fait aussi connu.
  61. Spencer et Gillen citent cependant un cas où des churinga seraient placés sous la tête du mort (Nat. Tr. p. 156). Mais, de leur aveu, le fait est unique, anormal (ibid., p. 157), et il est énergiquement nié par Strehlow (II, p. 79).
  62. Robertson Smith, Rel. of Semites, p. 153, cf. p. 446, la note additionnelle intitulée Holiness, Uncleanness and Taboo.
  63. Howitt, Nat. Tr., p. 448-450 ; Brough Smyth, I, p. 118, 120 ; Dawson, p. 67 ; Eyre, II, p. 257 ; Roth, North Queensland Ethn., Bull. n° 9, in Rec. of the Australian Museum, VI, n° 5, p. 367.
  64. V. plus haut, p. 457-458.
  65. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 464 ; North Tr., p. 599.
  66. Par exemple, chez les Hébreux, avec le sang de la victime expiatoire on lustre l’autel (Lévitique, IV, 5 et suiv.) ; on brûle les chairs et les produits de la combustion servent à faire une eau de purification (Nombres, XIX).
  67. Taplin, The Narrinyeri Tribe, p. 32-34. Quand les deux individus qui ont ainsi échangé leurs cordons ombilicaux appartiennent à des tribus différentes, ils sont employés comme agents du commerce inter-tribal. Dans ce cas, l’échange des cordons a lieu peu de temps après leur naissance et par l’intermédiaire de leurs parents respectifs.
  68. Smith, il est vrai, n’admet pas la réalité de ces substitutions et de ces transformations. Suivant lui, si la victime expiatoire servait à purifier, c’est que, par elle-même, elle n’avait rien d’impur. Primitivement, c’était une chose sainte ; elle était destinée à rétablir, par le moyen d’une communion, les liens de parenté qui unissaient le fidèle à son dieu quand un manquement rituel les avait détendus ou brisés. On choisissait même, pour cette opération, un animal exceptionnellement saint afin que la communion soit plus efficace et effaçât plus complètement les effets de la faute. C’est seulement quand on eut cessé de comprendre le sens du rite que l’animal sacro-saint fut considéré comme impur (op. cit., p. 347 et suiv.). Mais il est inadmissible que des croyances et des pratiques aussi universelles que celles que nous trouvons à la base du sacrifice expiatoire soient le produit d’une simple erreur d’interprétation. En fait, il n’est pas douteux que la victime expiatoire ne soit chargée de l’impureté du péché. D’ailleurs, nous venons de voir que ces transformations du pur ou impur ou inversement se rencontrent dès les sociétés les plus inférieures que nous connaissions.