Les Foules de Lourdes/Chapitre I

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P.-V. Stock (p. 9-32).

I


Les apparitions de la Sainte Vierge à notre époque n’ont rien qui puisse surprendre ; Lourdes n’est, dans l’histoire de la France, ni une exception, ni une nouveauté ; toujours la Mère du Christ a considéré ce pays comme son fief. En aucun temps, sauf au xviiie siècle, Elle ne l’a déshérité de l’aubaine continue de sa présence ; mais si l’on songe à l’effrayante bassesse des Bourbons et à l’inexorable infamie des Jacobins, cet abandon s’explique.

Il fallut même attendre la fin de la première moitié du xixe siècle, pour la voir réapparaître aux âmes privilégiées, dans certains coins réservés de ses domaines.

La dernière de ses apparitions qui ne puisse faire de doute, celle de Lourdes, n’est donc qu’un succédané de manifestations plus anciennes ; il me semble dès lors curieux d’en préciser les antécédents.

Ils dérivent de deux sources :

L’une, purement régionale, l’autre parisienne.

Les précédents de Lourdes dans la région des Pyrénées sont nombreux. Si l’on prenait une carte des diocèses de Bayonne et de Tarbes, l’on pourrait y tracer, autour de Lourdes, un cercle formé par les hameaux ou les chapelles qui furent autrefois des centres de pèlerinages à la Madone ; Lourdes surgirait alors, au milieu de ce rond, tel qu’un astre vivant, entouré de neuf satellites à peu près morts.

Ces satellites sont :

 Notre-Dame de Héas ;
 Notre-Dame de Piétat, à Barbazan ;
 Notre-Dame de Piétat, à Saint-Savin ;
 Notre-Dame de Poueylahün ;
 Notre-Dame de Bourisp ;
 Notre-Dame de Nestès ;
 Notre-Dame de Médoux ;
 Notre-Dame de Bétharram ;
 Notre-Dame de Garaison.

Tous ces sanctuaires, hormis l’avant-dernier qui relève de l’évêché de Bayonne, appartiennent au diocèse de Tarbes.

Voici, en quelques lignes, la biographie de chacun d’eux :

Notre-Dame de Héas, élevée dans un village situé entre Barèges et Saint-Sauveur, près du cirque de Gavarnie, existait avant le xvie siècle, car elle est mentionnée dans un titre daté de 1415. La chapelle aurait été fondée par la famille d’Estrade d’Esquièze, afin de permettre aux bergers perdus dans ses pâturages d’entendre la messe, le dimanche ; elle est aujourd’hui quelquefois visitée par des touristes que tente l’escalade des monts sur la crête desquels elle est perchée.

Notre-Dame de Piétat. L’origine de cette chapelle, sise à Barbazan, disparaît dans le recul des âges et les documents sur sa vie, désormais terminée, manquent : l’autre Notre-Dame de Piétat, érigée à Saint-Savin, se dressait au-dessus de l’abbaye bénédictine de ce nom, construite par un solitaire du Poitou qui possède encore un autel dans l’église abbatiale de Ligugé.

Ses reliques que contient une antique châsse, guignée par les brocanteurs, reposent dans l’église du village de Saint-Savin où, entre parenthèses, subsiste un vieil orgue démantibulé du Moyen Âge, bien étrange. Les pédales, quand on les remue, mettent en branle les mâchoires de têtes fantastiques qui tirent la langue aux ouailles.

Ces mascarons dont les grimaces, dans un temple, surprennent, sont en bois, gaiement sculptés et violemment peints.

Notre-Dame de Poueylahün, à Arrens, est dominée, de tous côtés, par de hautes montagnes ; sa chapelle est bâtie dans le style de la Renaissance ; la Vierge y fut jadis très adulée, mais elle ne l’est plus guère maintenant que par les bonnes femmes du pays ; quant à sa monographie, elle est nulle.

Notre-Dame de Bourisp, à Vieille-Aure, est née de la légende tant de fois racontée par les historiens du Moyen Âge, d’un bœuf découvrant et adorant une statue de Madone qui, transférée dans plusieurs endroits, revient toujours, miraculeusement, au lieu où elle fut déterrée et force ainsi le peuple à lui construire, là où elle le veut, une église. Cette statue daterait du xiie siècle ; elle n’est plus vénérée, en France, que par les fidèles de Vieille Aure.

Notre-Dame de Nestès, à Montoussé ; l’emplacement de ce sanctuaire fut comme celui de Sainte-Marie Majeure, à Rome, désigné par une nappe de neige qui tomba du ciel, en plein été ; il était à l’état de ruines et depuis longtemps abandonné, lorsqu’en 1848, pendant les journées de juin, trois petites filles ayant vu, au milieu d’un buisson de ronces poussé dans les débris de ses pierres, une image lumineuse de la Vierge, l’on décida de réédifier la chapelle et l’on y replaça son ancienne statue qui avait été recueillie, en 1793, par l’église paroissiale du bourg ; si l’on excepte les terriens des alentours, les croyants n’y affluent guère et les pèlerinages l’ignorent.

Notre-Dame de Médoux, à 3 kilomètres au sud de Bagnères-de-Bigorre, en face du hameau d’Asté, dut sa vogue, désormais périmée, à deux légendes.

La première rappelle, en partie, la légende de Notre-Dame de Bourisp ; le bœuf n’y est pas, mais la statue, revenant d’elle-même dans le sanctuaire d’où elle fut enlevée, s’y retrouve. En effet, les habitants de Bagnères-de-Bigorre s’en emparèrent, en 1562 et l’attachèrent sur un chariot pour l’emmener dans leur ville, mais, arrivée au petit pont du Martinet, elle rompit ses liens et fendit l’air pour retourner dans son église.

La seconde est plus intéressante et plus neuve. En 1648, la Vierge apparut à une pauvre bergère du nom de Liloye qui priait devant son effigie et lui intima l’ordre d’avertir le clergé et le peuple de Bagnères qu’ils eussent à faire pénitence de leurs péchés. Liloye s’acquitta vainement de ce message et revint, bafouée, près de la Vierge qui renouvela ses injonctions, déclarant que, si on ne les écoutait pas, Elle décimerait, par une peste effroyable, la ville.

Liloye obéit de nouveau, mais ses remontrances échouèrent ; alors, la peste sévit et tua tous ceux des habitants qui ne purent s’enfuir ; Bagnères demeura désert pendant une année ; puis, peu à peu, les coupables qui s’étaient soustraits au châtiment, en s’éloignant du lieu contaminé, revinrent. Une de ces émigrées, Simone de Souville rencontra Liloye dans la rue et, gouailleuse, lui dit : cette épidémie providentielle que vous aviez annoncée n’a pu atteindre que les malheureux qui n’avaient pas les moyens de déguerpir ; nous autres, nous avons pu facilement y échapper. La leçon est donc incomplète et nous attendrons des semonces moins maladroites pour nous convertir.

— Va, fit aussitôt la Vierge à Liloye, va prévenir cette mauvaise brebis que le fléau se déchaînera sur les riches, cette fois, et qu’elle en sera la première victime.

Et la prédiction s’accomplit à la lettre, et Simone mourut.

Le peuple, terrifié, se repentit et de nombreuses processions défilèrent, durant des années, devant l’autel voué à Notre-Dame. Quant à Liloye, elle entra comme religieuse, dans un couvent de Balbonne, près de Montserrat, en Espagne, car tous les monastères du pays avaient été brûlés par les huguenots.

Ce sanctuaire de Médoux, que desservaient des Capucins, parmi lesquels vécut le P. Antoine de Lombez qui trépassa, l’an 1778, en odeur de sainteté, fut l’un des pèlerinages célèbres des Pyrénées. Des guérisons, des miracles de toute espèce, y attirèrent les foules, puis vint la Révolution qui les dispersa ; la chapelle fut fermée et la statue transférée dans l’église de la commune.

Notre-Dame de Bétharram est, elle, située dans le village de ce nom que le chemin de fer relie à Lourdes ; c’est un des lieux d’excursion les plus connus des pèlerins qui y vont passer quelques heures, afin de changer leur piété de place. Bâtie on ne sait quand, à la suite d’un miracle qui, sauf que ce furent des bergers au lieu de petites bergères qui découvrirent une image lumineuse de la Vierge dans un buisson, évoque, presque mots pour mots, la légende de Notre-Dame de Nestès, l’église fut incendiée par les protestants, en 1569, mais la statue, retirée intacte du brasier, fut sauvée par un prêtre qui l’emporta à Tauste, près de Saragosse, en Espagne, où elle se trouverait encore.

L’église n’était plus qu’un amas de décombres et cependant des guérisons de maladies incurables s’y opéraient encore et des multitudes s’y pressaient pour implorer la Vierge.

Louis XIII restaura le sanctuaire et messire Léonard de Trapes, archevêque d’Auch, y plaça le 14 juillet 1616 une nouvelle statue destinée à remplacer celle que les habitants de Tauste se refusaient à rendre ; et, la veille de l’Assomption de l’an 1622, une fontaine, depuis des années tarie, se reprit à couler en abondance, dans une petite grotte creusée près de l’église et de nombreux miracles furent effectués avec cette eau, comme si la Madone voulait préluder aux guérisons qu’Elle devait pratiquer, par ce moyen, deux siècles plus tard, à Lourdes.

L’église actuelle qui rappelle à la fois le style Renaissance et le style Jésuite, tel qu’il existe à Anvers, vaut qu’on la visite. L’intérieur est bizarre, avec ses cintres supportés par des piliers très bas, d’une taille d’homme, ses grandes figures d’anges en bois doré, coupés à mi-corps, tels que les bustes mythologiques des Termes et enguirlandés, à partir de la ceinture, de feuillages de rosiers et de chênes. L’autel est une énorme pièce montée, dorée sur toutes les coutures, soutenue par de superbes colonnes torses enroulées de pampres, décorée de colombes, d’anges, d’amours nus et gras, à la Rubens, entourant une effigie placide et atone de Vierge. La nef, surmontée d’un plafond arqué de bois peint en bleu de ciel, semé d’étoiles, est parée de tableaux naïfs relatant les miracles de naguères et, dans une chapelle, à droite, un bas-relief raconte l’épisode de l’Apparition aux bergers, de Marie souriant dans un buisson de feu.

La Châtelaine, qui distribuait autrefois si largement l’aumône de ses grâces dans cette demeure de Bétharram, a déménagé et fixé plus loin, au lieu dit de Massabieille, son domicile…

Ces divers pèlerinages peuvent être considérés ainsi que les antécédents des triomphes hyperduliques de Lourdes, mais leurs légendes perdues, dans la nuit des temps, ne se rapprochent que par quelques points de l’histoire de la grotte. Tout au plus, Liloye pourrait-elle être envisagée telle qu’une image avant la lettre de Bernadette, car, après avoir servi de truchement à la Vierge et subi les contradictions de toute une ville, elle a fini, de même que la fille de Soubirous, dans un cloître ; et, d’autre part, la source et la grotte de Bétharram sont, en quelque sorte, les préfigures de celles de Lourdes.

Avec Notre-Dame de Garaison, les traits de ressemblance s’accentuent, se précisent davantage, car tout y est, la bergère, la grotte, l’eau, les foules innombrables, issues des confins les plus divers, les miracles et les cures. L’on peut affirmer que ce pèlerinage fut au xvie et au xviie siècles, ce qu’est le pèlerinage de Lourdes, à notre époque.

La biographie de Notre-Dame de Garaison tient en quelques lignes.

Vers l’an 1500, à Monléon, au val de Garaison, dans un lieu jadis appelé « la Lande du Bouc, » parce qu’il servait de rendez-vous aux sorciers de la Gascogne, une petite bergère, Anglèse de Sagazan, gardait les troupeaux de son père, près d’une fontaine, quand une Dame, vêtue de blanc, lui apparut et après s’être fait connaître sous le nom de la Vierge Marie, demanda, tout comme à Lourdes, qu’on lui bâtit une chapelle et qu’on y défilât en procession.

La petite courut annoncer la nouvelle à son père. Lui, la crut sur parole, mais il n’en fut pas de même des habitants qui haussèrent les épaules et rirent. L’enfant retourna, le lendemain, à la fontaine et la Vierge lui apparut encore et réitéra sa requête, mais les recteurs et les consuls de Monléon, persuadés que le père et la fille qui leur débitaient de pareilles histoires étaient, l’un et l’autre, des déments, les congédièrent, en les engageant à se soigner.

Pour la troisième fois, Anglèse se rendit à la fontaine, mais elle y vint, accompagnée de sa famille et de quelques personnes du voisinage ; celles-ci ne virent point, ainsi qu’elle, la Vierge, mais toutes l’entendirent déclarer qu’Elle allait, pour les convaincre, changer le morceau de pain noir que la petite portait dans son bissac et aussi la provision restée dans la huche de la maison, en des miches de pain très blanc.

Et le double miracle eut lieu et, d’incrédule qu’elle était, la ville se fit fervente ; l’on organisa aussitôt des processions ; l’on construisit une chapelle, mais elle devint trop petite pour contenir les foules qui affluaient de toutes parts ; on la démolit, en 1536, et l’on édifia, à sa place, une vaste église gothique.

Une statue en bois de Notre-Dame des Sept-Douleurs fut posée sur le maître-autel ; d’où provenait cette statue aujourd’hui rongée par les vers et par les mites et qui simule une Vierge à la fois dolente et réfléchie, tenant sur ses genoux le corps inanimé de son Fils ? Nul ne le sait ; d’après une légende, cette Piéta aurait été découverte sur les indications de la Vierge, par Anglèse ; d’après une autre, on l’aurait déterrée dans un buisson de ronces. Quoi qu’il en soit de son origine, ce fut devant elle que des conversions, des cures de maux inguérissables se succédèrent. On amenait des malades de très loin et les aveugles voyaient et les perclus marchaient, après avoir bu de l’eau puisée dans la fontaine. Un temps d’arrêt surgit, au moment de la Ligue. Les hérétiques pillèrent l’église, jetèrent la statue de Notre-Dame dans le feu, mais, de même que celle de Bétharram précipitée dans une fournaise, elle ne s’y consuma point. Quand la tourmente eut cessé, les multitudes reprirent le chemin de Monléon, mais elles procurèrent tant de bien-être à ce bourg que les habitants se perdirent — comme se perdront ceux de Lourdes. — L’argent développa la cupidité et attisa le dévergondage des mœurs et la Vierge se retira.

Garaison n’était plus qu’un endroit, tel qu’un autre, lorsque la Révolution transforma l’église en une fabrique de poudre ; la statue de la Vierge, qui avait échappé aux fureurs des Jacobins, fut transférée dans l’église de la paroisse et, en 1834, l’Evêque de Tarbes restaura le sanctuaire et fonda, pour le desservir, une compagnie de missionnaires des rangs desquels sont sortis les Pères de Lourdes.

L’église est encore fréquentée par les gens du pays et par quelques touristes.

Quant à Anglèse, elle entra, en 1536, au monastère cistercien de Fabas, situé dans le diocèse de Comminges, à six lieues de Garaison. La tradition rapporte qu’elle se présenta, ainsi que devant la Vierge, trois fois, à la porte de cette abbaye dont les moniales appartenaient à la noblesse des alentours. Les deux premières fois, elle fut éconduite, à cause de sa roture, mais la troisième fois, les portes s’ouvrirent, toutes seules, et les cloches sonnèrent d’elles-mêmes, à toute volée. Elle fut aussitôt admise et elle y mourut, âgée de plus de cent ans, en odeur de sainteté, simple religieuse, ne sachant ni lire ni écrire selon les uns ; prieuresse, suivant les autres, la veille de la Nativité de la Très Sainte Vierge, l’an du Seigneur 1589.

Lourdes, on le voit, n’est pas un fait isolé dans les annales des Pyrénées. Il n’est que la reviviscence d’anciennes dévotions populaires que la Madone a rajeunies ; sans changer de région, Elle s’est bornée à transporter sa demeure dans un site plus accessible à la piété des foules.

Tels sont donc ses antécédents régionaux. La filiation parisienne, moins directe, s’établit par ricochet.

Elle dérive de Notre-Dame des Victoires qui se rattache à la chapelle des sœurs de Saint-Vincent de Paul, de la rue du Bac, laquelle se relie, à travers les âges, à Saint-Séverin.

Il faut ne pas oublier, en effet, que si Marie vint à Lourdes pour inviter les pécheurs à la pénitence et affirmer par des guérisons la puissance médiatrice de ses grâces, Elle vint aussi et surtout pour attester qu’Elle était cette « Immaculée Conception » dont le dogme avait été défini, quatre années auparavant, par le pape Pie IX, à Rome.

Or, il n’avait jamais été question, dans les Apparitions précédentes des Pyrénées, de cette prérogative dont Elle n’avait jamais, elle-même, en personne, parlé avant l’année 1830 où elle la révéla à l’une des devancières de Bernadette, à Catherine Labouré, à Paris.

C’est donc, dans cette ville, que, pour la première fois, Elle entretint une créature humaine de l’intémérabilité de sa naissance.

À dire vrai, du temps même de Charlemagne, dans diverses provinces de la France, les chrétiens honoraient la Conception sans tache de la Vierge et l’Université de Paris, au xiiie siècle, suivait, sur ce point, la doctrine enseignée par saint Anselme ; mais il faut attendre au xive siècle pour trouver une église à Paris qui érige un autel et instaure une confrérie, sous le vocable même de l’Immaculée Conception, et ce fut l’église Saint-Séverin qui, la première, en cette ville, reconnut et célébra, par ces actes mêmes, le privilège de Marie.

Cette dévotion fut récompensée par la Vierge qui guérit des multitudes de malades venus, de loin souvent, pour boire de l’eau d’un puits, creusé au pied de sa statue.

Mais avec les années, cette dévotion s’affaiblit ; Saint-Séverin finit par être plus une église paroissiale qu’un sanctuaire de pèlerins. Au xviie et au xviiie siècles, elle devint un lieu de rendez-vous des jansénistes et il fallut bien des années et bien des efforts pour déraciner la secte du quartier. Aujourd’hui la Vierge si méprisée des « appelants » a réintégré son domicile, mais si elle y dispense encore des grâces spirituelles, il semble qu’elle ait fermé son dispensaire des guérisons corporelles, avec l’eau abandonnée du puits que ses prêtres ont clos.

En somme, au xive siècle, la dévotion de l’Immaculée Conception était très vivante à Paris ; elle diminua ou plutôt elle s’éparpilla de jour en jour, à partir du Moyen Âge ; elle n’avait plus, dans les derniers siècles, de demeure spéciale ; elle vivotait partout et nulle part quand, au mois de novembre 1830, la Vierge se décida subitement à lui donner une nouvelle impulsion et à l’étendre non seulement à Paris, mais à l’univers tout entier.

Ce fut alors qu’elle apparut à Catherine Labouré dans la chapelle des sœurs de la Charité, dite les sœurs grises, de la rue du Bac, et lui ordonna de faire frapper une médaille destinée à propager la croyance en son immunité d’origine.

Cette médaille, devenue rapidement célèbre par ses miracles, entraîna les foules vers la rue du Bac, mais la chapelle était trop petite pour les contenir et ce perpétuel va-et-vient eût dispersé du reste les heures concentrées du cloître. La Vierge arrangea pour le mieux les choses. Au moment où elle se montrait dans cette chapelle, M. Dufriche-Desgenettes était curé de Saint-François-Xavier, dans la paroisse duquel était située la maison des sœurs ; il connaissait les persuasives audaces de la médaille miraculeuse et il s’occupait activement à la répandre, lorsqu’il fut nommé curé de Notre-Dame des Victoires.

Cette circonscription était l’une des plus mauvaises de la ville ; l’église était vide du matin au soir ; après avoir vainement tenté d’y réunir quelques fidèles, ce prêtre se découragea et, le scrupule aidant, il résolut de se retirer, pensant qu’un autre réussirait peut-être mieux que lui à pêcher des repentirs dans le vivier de ces consciences mortes. Il était encore, plus que de coutume, obsédé par cette idée quand, le 3 décembre 1836, le matin de la fête de saint François Xavier, le patron de son ancienne paroisse, il monta à l’autel pour célébrer la messe. La hantise de tout quitter le torturait si cruellement qu’il lui était impossible de se recueillir. Il parvint cependant à se reprendre au moment du « Sanctus » et supplia le Seigneur de le délivrer de ce tourment. À peine eut-il achevé cette prière, qu’une voix intérieure prononça en lui distinctement ces paroles : « Consacre ta paroisse au très saint cœur immaculé de Marie » et soudain le calme lui fut rendu. Sa messe terminée, il se demande s’il n’a pas été la dupe d’une illusion, mais les mêmes mots se font entendre plus clairement encore ; il rentre chez lui, écrit d’un trait, comme sous une dictée, le règlement d’une confrérie qui doit vénérer plus spécialement l’Immaculée Conception et, avant même qu’il n’eût révélé publiquement ses desseins, sans qu’on sache pourquoi et comment, l’église déserte s’est remplie. Des guérisons, des conversions de toutes sortes s’y opèrent. Notre-Dame des Victoires devint peu à peu le grand pèlerinage de la Vierge, à Paris.

Marie a traversé l’eau et fixé son domicile dans l’endroit le plus contaminé de la ville, près de la Bourse, dans le camp même de la Juiverie des banques et des draps ; la dévotion, née dans la rue du Bac où Elle est apparue, s’est transférée dans l’ancienne église des Augustins, et la multitude des visiteurs qui s’y amoncellent, chaque année, est immense.

L’hyperdulie spéciale de Lourdes est une réplique, agrandie, mise à la portée de toute la terre, de la dévotion de Notre-Dame des Victoires restreinte au diocèse de Paris. Elle en dérive, elle en est issue, mais la Vierge ne l’a créée qu’après que l’antique croyance de ses églises-mères de Paris, fut imposée au monde par un pape.

Enfin, en dehors de ces deux lignées régionales et parisiennes que nous venons d’expliquer, l’on peut encore, bien que les conditions de parentelle soient différentes, rattacher les apparitions de Lourdes à celles de La Salette.

S’il n’a pas d’ascendance parisienne, le sanctuaire de La Salette possède une filiation locale, semblable à celle de Lourdes, car il est né, lui aussi, dans un lieu cerné d’anciennes chapelles de pèlerinages, plus ou moins mortes et, d’autre part, il présente ce cas particulier d’être situé, dans un pays de montagnes comme Lourdes.

Seize années après l’apparition de la rue du Bac et douze années avant celles de Lourdes, à La Salelte, près de Corps, dans le Dauphiné, sur la cîme des Alpes, Marie a parlé à la petite Mélanie et une source a jailli qui, de même que plus tard, dans les Pyrénées, a servi de véhicule à des guérisons.

Seulement la Madone n’a pas dit un mot, cette fois, de la dispense d’impureté de sa Conception, mais elle a pleuré et menacé, flagellé plus particulièrement les vices des prêtres et des cloîtres, exigé, en expiation de débordements de toute espèce, une prompte pénitence.

Ce pèlerinage eut, à ses débuts, une extraordidaire vogue, puis la difficulté des communications, l’impossibilité de hisser, par des lacets mal tracés sur le flanc des monts, les infirmes et les malades découragèrent les pieuses caravanes qui se firent plus rares. Ajoutons que la plèbe des alentours, en majeure partie constituée de mécréants et de francs-maçons qui exploitait les pèlerins en s’en gaussant, contribua sans doute aussi à cette désertion de plus en plus prononcée des foules.

Bref, bien que les grâces spirituelles y fussent toujours sensibles, le pèlerinage déclinait de plus en plus et n’était guère composé que d’excursionnisles et de gens du voisinage, quand l’apparition de Lourdes lui asséna le dernier coup.

La Vierge s’en fut des Alpes dans les Pyrénées, et là, non au sommet d’un pic, mais tout au bas d’un mont, dans une grotte, comme si Elle avait voulu se rapprocher davantage et se mettre plus à la portée de la terre, Elle apparut, souriante, telle qu’une Vierge glorieuse et Elle distribua, à pleines mains, ces grâces qu’elle répartissait moins généreusement dans ses dispensaires de la Seine et du Dauphiné.

Que s’est-il passé dans l’intervalle de ces douze années qui séparent les manifestations des Alpes de celles des Pyrénées ? la Vierge dit bien encore à Lourdes qu’il sied de faire pénitence et de prier, mais elle ne pleure plus, elle n’adresse plus de reproches et de menaces.

Il semble que la colère du Fils soit apaisée — et pourtant l’humanité n’a vécu, durant ce laps de temps, que de mal en pis, autant que l’on en peut juger ; alors, pourquoi ce changement d’attitude, pourquoi cette soudaine clémence ?

Rien ne pourrait l’expliquer, si l’on ne savait qu’en dehors même des quelques rares Ordres non dégénérés de la pénitence, il existe parmi les laïques, surtout parmi les femmes, de nombreuses réparatrices que stimulèrent les plaintes irritées de La Salette. Beaucoup d’âmes se sont sans doute sacrifiées et, rétablissant l’équilibre perdu, ont, à force de souffrances, détourné les cataclysmes.

Nous sommes dans l’obscurité, nous sentons vaguement en nous et au-dessus de nous des luttes qui toujours se recommencent et s’achèvent. La partie se joue à trois, entre Dieu, le démon et l’homme ; mais l’un des trois, l’homme, ignore la suite de cette partie dont il est lui-même l’enjeu.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Si nous résumons maintenant ces quelques remarques, il nous est possible de constater que l’itinéraire de la Vierge en France, au xixe siècle, a eu Paris comme point de départ — et après une étape à La Salette, dans les Alpes — comme point d’arrivée, Lourdes, dans les Pyrénées.

Nous pouvons noter aussi que la Mère du Christ a choisi pour résidence des lieux situés dans des régions qu’Elle avait jadis occupées et qu’ElIe a, en quelque sorte, plus ranimé que créé, à notre époque, des dévotions qu’Elle a tirées de leurs provinces pour les propager dans l’univers entier.

Nous l’avons, en effet, relaté : La Salette et Lourdes figurent dans des territoires jadis habités par Elle ; quant à Paris, il convient d’observer que Saint-Séverin était, au Moyen Âge, un centre de pèlerinages très vivant et l’on peut admettre, d’autre part, qu’en dehors même des raisons qui décidèrent la Vierge à employer comme truchement une sœur de Saint-Vincent de Paul, Elle a choisi la maison de la rue da Bac parce que, dans ce quartier de la rive gauche, la dévotion à son privilège d’origine, y avait été très active pendant les derniers siècles, alors que justement elle se mourait dans son domaine de Saint-Séverin, envahi par les disciples de Jansénius, devenu même une succursale du cimetière Saint-Médard, avec les convulsionnaires qui s’y rendaient pour prier sur la tombe de l’abbé Desangins, le confesseur du diacre Pâris, inhumé dans cette église.

Dans cette rue du Bac qui fut, au xviie siècle, une pépinière de communautés, il en existait, en effet, une située à quelques pas du couvent des sœurs grises, au coin de la rue de Varennes, le monastère des Recollettes, dites filles de l’Immaculée Conception, qui fut supprimé en 1792 et dont le but était précisément d’honorer la prérogative de sa naissance.

Ajoutons que lorsqu’Elle franchit les ponts et vint s’installer sur la rive droite de la Seine, Elle se rendit dans une ancienne église qu’Elle connaissait de longue date et qui lui appartenait plus spécialement que toute autre, car elle lui avait été vouée, au nom de la France, par le roi Louis XIII et baptisée par lui, à la suite de la prise aux huguenots de la ville de La Rochelle, du nom de Notre-Dame des Victoires.

À Paris, ainsi qu’à la Salette et à Lourdes, Elle s’est servie, en tant qu’intermédiaires, de filles de la campagne, d’êtres humbles, tout à fait frustes et bornés. À la Salette et à Lourdes elle s’est adressée à des bergères, à Mélanie et à Bernadette, de même qu’Elle s’était autrefois adressée à Liloye et à Anglèse de Sagazan ; et, à Paris, où les bergères manquent, Elle a jeté son dévolu sur une ancienne servante de ferme, devenue sœur de la Charité ; signalons encore, à ce propos, qu’Elle ne chercha pas son interprète parmi les moniales de la vie contemplative, mais bien parmi les religieuses d’un Ordre actif, fondé dans le temps même où se construisait Notre-Dame des Victoires. Et n’y a-t-il pas, à cause de cette ancienne simultanéité d’origine et du subit rapprochement, à notre époque, de ces deux sanctuaires que la Vierge échange l’un pour l’autre, une sorte de présomption qu’un lien mystérieux rattache cette église à cet Ordre ?

Enfin, à la Salette, ainsi qu’à Lourdes, ainsi que jadis à Paris, à Saint-Séverin et dans les Pyrénées, à Bétharram et à Garaison, Elle a voulu que l’eau fût l’excipient des guérisons.

Cette question des rapports de l’eau avec la Vierge a été très ingénieusement traitée par un occultiste catholique, M. Grillot de Givry, dans son incitant volume « Les villes initiatiques, Lourdes ».

À dire vrai, la vieille Symbolique du Moyen Âge qui s’est beaucoup occupée de cet élément, n’a pas vu en lui une image spéciale, unique de la Vierge et encore moins l’a-t-elle désigné comme pouvant être « ce principe féminin vital de la nature », dont parle M. de Givry.

Il est bien évident que le rapprochement s’imposa du chapitre I de la Genèse et du chapitre I de l’Évangile selon saint Luc et que l’on fut tenté d’assimiler les deux opérations du Saint-Esprit planant, d’une part, au moment de la Création, sur les eaux, les couvrant en quelque sorte et planant aussi, d’autre part, au-dessus de la Vierge que couvre l’ombre du Très Haut.

L’eau peut donc spécifier l’une des figures de la Vierge, mais il n’en est pas moins exact que plus souvent, que presque toujours même, la Symbolique lui assigna une signification très différente, qu’il s’agisse d’eau proprement dite, de mer ou de fleuve, de fontaine ou de puits.

D’après elle, l’eau représente, tour à tour, le Christ, les anges, la doctrine évangélique, le baptême, la charité, la science des Justes, et, en consultant la double face de son système d’analogies, en la prenant alors dans un mauvais sens, l’eau est une image de la tentation, de la multitude des péchés, de la luxure.

Mais, si nous nous en tenons au mode d’interprétation le plus connu, nous trouvons, d’après les textes de saint Grégoire le Grand, de Raban Maur, de Pierre de Capoue, que l’eau est surtout le symbole du Saint-Esprit,

Il serait prudent, d’ailleurs, de n’accepter cette formule de guérisons que comme l’une de celles qu’emploie, lorsqu’elle le veut, la Vierge, car fort souvent, elle s’en passe. Dans les lieux mêmes où elle fait jaillir des sources, à Lourdes, par exemple, elle guérit parfaitement les infirmes et les malades, sans qu’ils aient besoin de boire de l’eau de la fontaine ou de se baigner dans les piscines.

L’eau n’est, au demeurant, qu’un signe matériel de régénération. Après avoir guéri l’âme des conséquences du premier péché, elle peut guérir les corps dont les souffrances sont les suites de ce premier péché. Tel est, peut être le motif pour lequel, en souvenir du sacrement de baptême, la Vierge use de ce procédé.

Elle fait, à certains jours, de cet élément un auxiliaire de ses grâces et, sans que l’on sache pourquoi, le délaisse, à d’autres jours.

Les sources de la Salette et de Lourdes ont été, dans tous les cas, préfigurées dans l’Ancien Testament par le Jourdain qui délivra Naaman de la lèpre, dans le Nouveau, par la piscine probatique que remuait un ange.