Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre VII

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LIVRE VII

MITIA

I

En accompagnant Grouschegnka chez Kouzma Samsonnov, Mitia s’était donné sa parole qu’il viendrait la chercher à minuit. Cet arrangement lui allait assez, « Elle restera chez Kouzma, pensait-il ; elle n’ira donc pas chez Fédor Pavlovitch. Pourvu qu’elle ne mente pas ! ajouta-t-il aussitôt. Mais non, elle dit vrai… »

Il était de cette espèce d’hommes jaloux qui, loin de la bien-aimée, s’imaginent toutes sortes de trahisons possibles et se les représentent en esprit. Mais dès qu’ils la revoient, quoiqu’ils aient eu le temps de se persuader que la trahison a été accomplie, ils perdent, au premier regard, toute méfiance, au premier regard jeté sur le visage souriant et qui appelle si impérieusement la réponse d’un sourire.

Il rentra chez lui en hâte. Il avait encore tant à faire avant la nuit ! Du moins son cœur ne lui pesait plus. « Il faut savoir au plus tôt de Smerdiakov ce qui s’est passé hier, si par hasard elle n’est pas allée déjà chez Fédor Pavlovitch. Ah !… »

De sorte qu’avant même d’avoir atteint son domicile, il était déjà en proie aux tortures de la jalousie.

La jalousie ! « Othello n’est pas un jaloux », a dit Pouchkine, « c’est un confiant. » Cette observation dénote toute la profondeur d’esprit de notre grand poëte. Othello est seulement troublé parce qu’il a perdu son idéal. Mais il ne se cache pas, il n’espionne pas, il n’écoute pas aux portes, il est confiant. Il a fallu bien des insinuations, bien des piqûres d’épingle pour l’amener au soupçon. Un vrai jaloux n’est pas ainsi. On ne peut s’imaginer la honte morale et la bassesse où sombre sans remords un jaloux. Non pas qu’il ait nécessairement l’âme vile et banale, au contraire ! Un cœur noble, un amour pur, un dévouement réel peuvent très-bien se cacher sous les tables, acheter des limiers, épier, vivre dans cette boue de l’espionnage. Othello ne pourrait accepter la pensée même d’une trahison : il ne s’agit pas de la pardonner (il ne le pourrait), il s’agit seulement de l’accepter. Pourtant, son âme est aussi naïve qu’une âme d’enfant. Ce n’est donc pas un véritable cas de jalousie : car il y a bien des compromissions possibles avec la jalousie ! Ce sont les plus jaloux qui pardonnent le plus vite, et les femmes le savent bien : ils peuvent, après une scène d’ailleurs excessivement tragique, pardonner une trahison presque évidente, presque immédiate ; ils pardonnent les baisers, les étreintes qu’ils ont vus eux-mêmes, en se disant pour se consoler que « c’est peut-être pour la dernière fois : le rival s’en ira pour toujours à l’autre bout du monde ; ou bien ils emmèneront la bien-aimée quelque part où elle ne sera plus exposée à rencontrer l’autre ». Il va sans dire que la réconciliation dure une heure, car, le rival disparut-il, le jaloux en inventerait un second. Or, que vaut donc cet amour qu’il faut épier, espionner ? Mais un vrai jaloux ne comprendra jamais cette question…

Chez Mitia, la jalousie disparaissait dès qu’il apercevait Grouschegnka ; il reprenait confiance, il méprisait ses soupçons. Cela prouvait seulement que son amour pour cette femme comportait beaucoup plus de noblesse qu’il ne le croyait lui-même, bien autre chose que de la sensualité.

La jalousie le reprit donc aussitôt qu’il eût quitté Grouschegnka.

Mais il n’avait pas de temps à perdre. Le plus pressé, c’était de trouver un peu d’argent. Il alla engager pour dix roubles ses pistolets chez le tchinovnik Perkhotine.

Il apprit chez Maria Kondratievna que Smerdiakov était malade. Cette nouvelle le jeta dans un grand trouble. On lui dit aussi qu’Ivan était parti le matin même pour Moscou. Comment faire ? qui espionnerait pour lui ? qui l’informerait ? Il se mit à réfléchir. Faut-il aller à la porte de Samsonnov ou rester ici ? Il faudrait être ici et là ! et en attendant… en attendant… il avait un projet à accomplir avant tout. Cela demanderait bien une heure. « En une heure j’apprendrai tout, et alors… D’abord chez Samsonnov, puis ici jusqu’à onze heures, puis de nouveau chez Samsonnov pour ramener Grouschegnka chez elle.

Il vola chez lui, se débarbouilla, se peigna, brossa ses habits et se rendit chez madame Khokhlakov. C’était son fameux projet : il s’était décidé à demander à cette dame les trois mille roubles dont il avait besoin. Il était convaincu qu’elle ne les lui refuserait pas. Pourtant, elle le haïssait depuis longtemps, parce qu’il était le fiancé de Katherina Ivanovna, tandis que la brave dame, on ne sait pourquoi, voulait que Katherina Ivanovna épousât le cher, le savant Ivan Fédorovitch qui avait de si belles manières ! « Mais précisément parce qu’elle ne veut pas que j’épouse Katia, elle ne me refusera pas les moyens de m’en aller, de la quitter, de partir d’ici pour l’éternité. »

Toutefois, déjà sur le perron, il sentit un frisson subit et comprit avec une précision mathématique que c’était là son dernier espoir, que, s’il ne réussissait pas, il n’aurait plus qu’à tuer quelqu’un pour le dévaliser…

Il était sept heures et demie quand il sonna.

D’abord tout alla bien. À peine apprit-on son arrivée qu’on l’introduisit, et la maîtresse du logis accourut à sa rencontre en lui déclarant qu’elle l’attendait.

— Cela vous étonne ? C’était un pressentiment. J’étais sûre que vous viendriez aujourd’hui.

— En effet, madame, c’est étonnant, dit Mitia en s’asseyant avec embarras. Mais… je suis venu pour une affaire très-importante, excessivement importante, pour moi du moins, madame, et je m’empresse…

— Je sais que c’est une affaire importante, Dmitri Fédorovitch. Ici, il ne s’agit plus de pressentiment ; c’était fatal, vous deviez venir après tout ce qui s’est passé avec Katherina Ivanovna, vous ne pouviez pas ne pas venir, vous ne pouviez pas… c’était fatal.

— C’est le réalisme de la vie réelle, madame, voilà ce que c’est. Mais permettez-moi de vous faire part…

— Précisément, le réalisme, Dmitri Fédorovitch. Je suis tout à fait pour le réalisme, je suis dégoûtée des morales… Vous avez entendu dire que le starets Zossima est mort ?

— Non, madame.

— Cette nuit même, et imaginez-vous…

— Madame, interrompit Mitia, je m’imagine seulement que je suis dans une situation désespérée et que, si vous ne me venez pas en aide, tout croulera, moi le premier… Pardonnez-moi la banalité de cette expression, mais j’ai le feu dans l’âme…

— Oui, oui, je sais : comment pourriez-vous être autrement ?… Mais peu importe ce que vous venez me dire, je le sais d’avance. Je m’intéresse depuis longtemps à votre destinée, je la suis, je l’étudie… Oh ! croyez-moi, je suis un expert médecin des âmes, Dmitri Fédorovitch.

— Madame, si vous êtes un expert médecin des âmes, je suis, moi, un malade expérimenté et j’ai le pressentiment que, puisque vous suivez avec tant de sollicitude ma destinée, vous m’aiderez à conjurer mon malheur. Mais permettez-moi enfin de vous exposer le projet qui m’amène chez vous…

— N’achevez pas, ce sont des détails. Quant à l’aide, vous ne serez pas le premier, Dmitri Fédorovitch, auquel je serai venue en aide. Vous avez dû entendre parler de ma cousine Delmessiva ? Son mari était dans le malheur, s’écroulait, selon votre expression si caractéristique. Eh ! oui, je lui ai conseillé de se faire éleveur de chevaux : il est florissant à cette heure ! Avez-vous pensé à l’élevage de chevaux, Dmitri Fédorovitch ?

— Jamais, madame, oh ! madame, jamais ! s’écria Mitia, et n’y tenant plus, il se leva. Je vous supplie de m’écouter, donnez-moi deux minutes pour que je puisse vous exposer mon projet. Je suis d’ailleurs très-pressé, cria Dmitri dans l’espoir de la faire taire en parlant plus vite et plus haut qu’elle. Je suis venu à vous désespéré, pour vous emprunter trois mille roubles sur un gage sûr, madame, laissez-moi vous dire…

— Après, après, fit madame Khokhlakov en agitant la main. Je sais tout ce que vous voulez me dire. Vous me demandez trois mille roubles ? Je vous en donnerai plus, beaucoup plus ; je vous sauverai, Dmitri Fédorovitch, mais il faut m’obéir.

Dmitri sursauta sur place.

— Madame, vraiment, vous serez si bonne ! Seigneur ! Vous sauvez un homme de la mort, du suicide… mon éternelle reconnaissance…

— Je vous donnerai infiniment, infiniment plus de trois mille roubles, répéta madame Khokhlakov en regardant avec un sourire serein la joie de Mitia.

— Infiniment ! Je n’ai pas besoin de plus. Il me faut seulement cette fatale somme, trois mille. Merci ! écoutez mon projet qui…

— Assez, Dmitri, c’est dit, c’est fait, coupa court madame Khokhïakov avec l’expression suave d’une bienfaitrice. Je vous ai promis de vous sauver et je vous sauverai, comme j’ai sauvé Belmossov. Que pensez-vous des mines d’or, Dmitri Fédorovitch ?

— Des mines d’or ? Je n’y ai jamais pensé…

— C’est moi qui pense pour vous. Il y a tout un mois que je vous suis avec cette pensée. « Voilà, me disais-je, un homme énergique : sa place est marquée aux mines. » J’ai même étudié votre démarche et je me suis convaincue que vous trouverez des filons…

— Par ma démarche, madame ?

— Eh ! oui, par votre démarche ! Niez-vous qu’on puisse connaître le caractère à la démarche ? Les sciences naturelles l’affirment, pourtant. Oh ! je suis une réaliste, Dmitri Fédorovitch. Dès aujourd’hui, depuis cette histoire de monastère, je suis devenue tout à fait réaliste et je vais me jeter dans la vie active. Je suis guérie. « Assez de rêveries ! » comme dit Tourguenief.

— Mais, madame, ces trois mille roubles que vous venez de me promettre si généreusement…

— Ils ne vous fuiront pas : c’est comme si vous les aviez dans votre poche. Et non pas trois mille, trois millions, à bref délai. Voici mon idée. Vous trouverez des filons, vous aurez des millions, vous reviendrez, vous vous serez transformé en un homme d’action et vous nous guiderez tous vers le bien. Faut-il donc tout laisser aux Juifs ? Vous construirez des bâtiments, vous fonderez différentes entreprises, vous viendrez en aide aux pauvres et ils vous béniront. Nous sommes dans le siècle des voies ferrées ; vous deviendrez célèbre.

— Madame, madame, interrompit Dmitri avec inquiétude, je suivrai peut-être volontiers votre spirituel conseil et j’irai peut-être là-bas… dans ces mines… mais maintenant, ces trois mille roubles que vous avez si généreusement… Ils me rendront la liberté… Il me les faudrait aujourd’hui. Je n’ai pas de temps à perdre…

— Tenez, Dmitri Fédorovitch, assez ! Une question : Partez-vous pour les mines d’or ou non ? Répondez-moi précisément.

— Oui, madame, mais après… J’irai où vous voudrez… mais maintenant…

— Attendez, alors ! s’écria madame Khokhlakov.

Elle se leva, courut à un magnifique bureau, ouvrit les tiroirs les uns après les autres en cherchant avec précipitation.

« Les trois mille ! » pensait Mitia roidi d’attente, « et tout de suite ! sans papier, sans formalités ! quelle noble conduite ! quelle belle âme ! Si seulement elle parlait moins… »

— Voilà ! s’écria madame Khokhlakov rayonnante de joie, voilà ce que je cherchais.

C’était une petite icône en argent, avec un cordon, de ces amulettes qu’on porte sous le linge.

— Elle vient de Kiev, Dmitri Fédorovitch, dit-elle avec respect, de sainte Varvara, la grande martyre. Permettez-moi de vous mettre moi-même cette icône autour du cou et de vous bénir au seuil d’une nouvelle vie.

Et, en effet, elle se mit en devoir de lui passer l’icône au cou. Mitia, très-confus, s’inclina. L’icône fut bientôt dissimulée sous la cravate.

— Maintenant, vous pouvez partir, dit madame Khokhlakov en s’asseyant avec solennité.

— Madame, je suis si touché… et je ne sais comment vous exprimer ma gratitude… mais si vous saviez comme je suis pressé… cette somme que j’attends de votre générosité… Oh ! madame, puisque vous êtes si bonne, si généreuse, s’écria Mitia d’un air inspiré, permettez-moi de vous avouer… ce que peut-être vous savez déjà, que j’aime un être… j’ai trahi Katia… Katherina Ivanovna veux-je dire… Ah ! j’ai été inhumain, malhonnête, mais j’en aime une autre… une femme que peut-être vous méprisez, car vous savez mon histoire, mais que je ne puis abandonner, et par conséquent ces trois mille…

— Abandonnez tout, Dmitri Fédorovitch, interrompit d’un ton tranchant madame Khokhlakov. Abandonnez tout, et surtout les femmes. Votre but, ce sont les mines d’or, et il est inutile d’y mener des femmes. Plus tard, quand vous reviendrez, plein de richesse et de gloire, vous trouverez une amie de cœur dans la plus haute société. Ce sera une jeune fille du monde, savante, sans préjugés. Vers ce temps-là, précisément, la question de l’émancipation des femmes aura mûri, et l’on connaîtra une nouvelle espèce de femme…

— Madame ! ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela ! dit Dmitri Fédorovitch en joignant les mains d’un air suppliant.

— C’est bien cela, Dmitri Fédorovitch, c’est précisément cela qu’il vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le savoir. Je suis partisan de l’émancipation des femmes. J’ai écrit là-dessus à Stchedrine. Il m’a si souvent guidée dans mes recherches sur la destinée de la femme que je n’ai pu, l’an dernier, résister à l’envie de lui écrire une lettre anonyme : « Je vous presse contre mon cœur et je vous embrasse au nom de la femme moderne. » Et j’ai signé : « Une mère »… Ah ! mon Dieu ! mais qu’avez-vous ?

— Madame, dit Mitia en se levant les mains jointes, vous me forcerez de pleurer si vous retardez encore ce que si généreusement…

— Pleurez ! Dmitri Fédorovitch, pleurez ! Ce sont de bonnes larmes…

— Mais permettez ! hurla tout à coup Mitia, dites-moi, pour la dernière fois, si je recevrai de vous aujourd’hui la somme que vous m’avez promise ? Si non, quand faudra-t-il venir pour l’avoir ?

— Quelle somme, Dmitri Fédorovitch ?

— Mais les trois mille roubles que vous m’avez promis… que vous avez si généreusement…

— Trois mille… trois mille quoi ? trois mille roubles ? Oh ! non, je ne les ai pas, dit-elle avec un étonnement paisible.

— Comment ?… tout à l’heure… vous avez dit… vous avez dit que je pouvais faire comme s’ils étaient dans ma poche !

— Oh ! non, vous m’avez mal comprise, Dmitri Fédorovitch. Je parlais des mines. Je vous ai promis plus, infiniment plus de trois mille roubles, je m’en souviens très-bien, mais je n’avais en idée que les mines d’or.

— Et l’argent ? et les trois mille ?…

— Oh ! si vous entendez par là de l’argent, je n’en ai pas, pas du tout, Dmitri Fédorovitch. J’ai même des ennuis avec mon gérant, je viens d’emprunter cinq cents roubles à Mioussov. Si j’en avais, d’ailleurs, je ne vous en donnerais pas. D’abord, je ne prête à personne. De plus, mon amitié m’eût empêchée de vous rendre un si mauvais service. Il ne vous faut qu’une seule chose : les mines ! les mines ! les mines !

— Et que le diable !... s’écria Mitia en frappant de toutes ses forces sur la table.

— Aïe ! aïe ! s’écria madame Khokhlakov.

Elle courut à l’autre bout du salon. Mitia cracha avec dégoût et sortit vivement dans la rue, dans l’obscurité. Il marchait comme un fou, se frappant la poitrine juste à l’endroit même où il s’était frappé, deux jours auparavant, en quittant Alioscha. À cette heure, il pleurait comme un enfant, lui, cet homme si robuste ! Et tout en marchant, sans savoir où il allait, il heurta quelqu’un. Un cri aigu de vieille femme retentit : il avait failli renverser la pauvre créature.

— Dieu ! il m’a presque tuée ! Comment marches-tu donc ?

— Ah ! c’est vous ! s’écria Mitia en reconnaissant dans l’obscurité la vieille domestique de Kouzma Samsonnov, qu’il avait aperçue chez son maître.

— Et vous, qui êtes-vous, mon petit père ? Je ne vous reconnais pas.

— Ne servez-vous pas chez Kouzma Samsonnov ?

— Oui, mon petit père... Mais vous, je ne puis pas vous reconnaître.

— Dites, la petite mère, est-ce que Agrafeana Alexandrovna est chez vous ? Je viens de l’y conduire moi-même.

— Oui, mon petit père, elle est venue, restée un instant et partie.

— Comment ? Partie ? Quand ?

— Elle n’est restée qu’un instant chez nous. Elle a fait un conte à Kouzma Kouzmitch, il a ri et elle est partie aussitôt.

— Tu mens, maudite ! cria Mitia.

— Aïe ! aïe ! fit la vieille.

Mitia avait déjà quitté la place ; il courait de toutes ses forces vers la maison où habitait Grouschegnka.

Elle était partie depuis un quart d’heure pour Mokroïe. Fénia et la cuisinière Matrona étaient dans la cuisine quand arriva « le capitaine ». En l’apercevant, Fénia se mit à crier de toutes ses forces.

— Tu cries ! fit Mitia. Où est-elle ?

Et sans attendre la réponse de Fénia, toute roide de terreur, il tomba aux pieds de la servante.

— Fénia ! au nom du Christ, dis-moi où elle est !

— Mon petit père, je n’en sais rien ! Mon bon barine, je n’en sais rien ! Tuez-moi, je ne sais rien ! Mais vous êtes sorti avec elle, vous-même...

— Elle est revenue...

— Non, mon bon barine, elle n’est pas revenue, je vous le jure par Dieu !

— Tu mens ! hurla Mitia, je le vois à ta frayeur, je devine où elle est...

Il sortit en courant.

Fénia, épouvantée, se félicitait d’en être quitte pour si peu. Mais elle se rendit fort bien compte que tout n’était peut-être pas fini.

En sortant, il fit une chose qui étonna les deux femmes : il prit dans un mortier, sur la table, un pilon en cuivre et le mit dans sa poche.

— Ah ! Seigneur ! il va tuer quelqu’un !

II

Où courait-il ? Cela va de soi :

« Où peut-elle être, sinon chez Fédor Pavlovitch ? Elle y est allée directement de chez Samsonnov, c’est clair ! Toute cette intrigue est transparente… Tous sont contre moi, Maria Kondratievna, Smerdiakov, tous achetés ! »

Il prit par la ruelle, derrière la maison de Fédor Pavlovitch, parvint à la grande barrière qui entourait le jardin ; il chercha une place et choisit précisément celle qu’avait, au dire de la légende, escaladée Smerdiachtchaïa.

« Si elle a pu passer là, songeait-il, j’y passerai bien ! »

Il fit un bond, s’accrocha d’une main au haut des planches, s’arc-bouta et se mit à cheval sur la barrière. Tout auprès était la petite salle de bains : à travers les arbres brillait une fenêtre éclairée de la maison.

« C’est cela ! c’est éclairé dans la chambre à coucher du vieux… Elle y est ! »

Et il sauta dans le jardin.

Quoiqu’il sût que Grigori et Smerdiakov étaient malades, que personne ne pouvait l’entendre, il resta immobile, instinctivement, et se mit à écouter : un silence de mort, un calme complet, pas un souffle.

Pas d’autres bruits que ceux du silence…


pensa-t-il.

« Pourvu que personne ne m’ait entendu ! Je crois que non… »

Il attendit encore, puis se mit à marcher doucement à travers le jardin. Il évitait les branches d’arbres, étouffait le bruit de chacun de ses pas et se dirigeait vers la fenêtre éclairée. Il se rappela que, juste au-dessous des fenêtres, il y avait une rangée de sureaux et d’aubiers ; la porte qui donnait accès de la façade gauche de la maison dans le jardin était fermée : il s’en assura en passant. Enfin, il arriva à la rangée d’arbres et se blottit dans leur ombre. Il retenait sa respiration.

« Il faut attendre. S’ils m’ont entendu, ils écoutent maintenant… Pourvu que je n’aille pas tousser ou éternuer… »

Il attendit deux minutes. Son cœur battait ; par instants, la respiration lui manquait.

« Non, ces battements de cœur ne passeront pas… Je ne puis plus attendre. »

Il restait dans l’ombre de l’arbre, dont l’autre partie était éclairée par la fenêtre.

« C’est un aubier… Comme ses fruits sont rouges ! » murmura-t-il.

Doucement, d’un pas régulier, il s’approcha de la fenêtre et se hissa sur la pointe des pieds. Il distinguait tout dans la chambre de Fédor Pavlovitch.

C’était une petite pièce, séparée en deux par des rideaux rouges, « des rideaux chinois », avait coutume de dire Fédor Pavlovitch. « En crêpe de Chine, pensa Mitia, et derrière les rideaux, Grouschegnka... »

Il se mit à examiner Fédor Pavlovitch, vêtu d’une robe de chambre en soie à ramages que Mitia ne lui connaissait pas ; elle était serrée à la taille par un cordon en soie terminé par des glands. Les revers abattus de la robe laissaient voir une chemise immaculée, en très-fine batiste, avec des boutons d’or. Sur la tète, il portait le foulard rouge que lui avait vu Alioscha.

« En toilette ! »

Fédor Pavlovitch se tenait près de la fenêtre. Il réfléchissait. Tout à coup, il leva la tète, écouta et, n’entendant rien, s’approcha de la table, se versa un demi-verre de cognac et but. Puis il respira profondément et reprit son immobilité. Un instant après, il se pencha distraitement vers la glace, souleva un peu son foulard et se mit à inspecter ses cicatrices.

« Il est seul, c’est plus que probable. »

Fédor Pavlovitch se détourna de la glace, s’approcha de la fenêtre et regarda. Mitia rentra vivement dans l’ombre.

« Elle est peut-être derrière les rideaux, elle dort peut-être déjà. »

Fédor Pavlovitch se retira de la fenêtre.

« C’est elle qu’il attend. Par conséquent, elle n’est pas loin. Autrement, pourquoi aurait-il regardé à travers la fenêtre ? C’est l’impatience qui le dévore... »

Il revint de nouveau vers la fenêtre. Le vieux était auprès de la table, visiblement triste.

« Seul ! seul ! Si elle était ici, il aurait un autre visage. »

Chose étrange, son cœur fut tout à coup agité de dépit parce qu’elle n’était pas là.

« Non pas parce qu’elle n’est pas ici, se répondait-il à lui-même, mais parce que je ne sais pas sûrement si elle y est ou non. »

Mitia se rappela dans la suite que son esprit était, en cet instant, extraordinairement lucide et qu’il réfléchissait aux plus menus détails.

« Est-elle ici, enfin, oui ou non ? »

Il se décida tout à coup à frapper doucement à la fenêtre. C’était le signal convenu entre le vieillard et Smerdiakov : les deux premiers coups lentement, les trois autres plus vite, toc, toc, toc… cela signifiait que Grouschegnka était arrivée. Le vieux tressaillit, leva vivement la tête, bondit vers la fenêtre. Mitia se jeta en arrière. Fédor Pavlovitch ouvrit la fenêtre et avança la tête dans le jardin.

— Grouschegnka ! c’est toi ! est-ce toi enfin ? fit-il très-bas d’une voix tremblante. Où es-tu, ma petite mère ? mon cher petit ange, où es-tu ?

« Seul ! »

— Où es-tu donc ? reprit le vieux en élevant la voix et en se penchant au dehors pour regarder de tous côtés. Viens ici, je t’ai préparé un cadeau, viens le voir !

« Le paquet de trois mille roubles… »

— Mais où es-tu donc ? où es-tu donc ? À la porte, peut-être ? Je vais te l’ouvrir tout de suite.

Fédor Pavlovitch se penchait, au risque de tomber, et regardait vers la porte qui menait au jardin.

Il allait évidemment courir ouvrir la porte sans attendre la réponse de Grouschegnka. Mitia restait immobile. La lampe allumée dans la chambre dessinait nettement le profil détesté du vieillard, son double menton, son nez en bec d’aigle. Une colère irrésistible envahit le cœur de Mitia. « Le voilà donc, mon rival, le bourreau de ma vie ! » C’était cette violence, cet emportement invincible dont il avait parlé à Alioscha, lors de leur conversation dans le kiosque, en répondant à cette question d’Alioscha :

— Comment peux-tu dire que tu tueras ton père ?

— Je ne sais pas, avait dit Mitia. Peut-être tuerai-je, peut-être ne tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais son double menton, son nez, ses yeux, son sourire effronté ! Il me dégoûte. Voilà ce que je crains : peut-être ne pourrai-je me retenir…

Ce dégoût augmentait. Mitia, déjà hors de lui, sortit le pilon de sa poche......................... ......................... .........................

« Dieu m’a vu, à ce moment », disait plus tard Mitia.

En effet, c’est alors que Grigori s’éveilla dans son lit de malade. Il avait avalé dans la soirée le remède dont Smerdiakov parlait à Ivan Fédorovitch, et s’était endormi avec sa femme, qui avait aussi suivi le traitement, d’un sommeil de mort. Tout à coup, il s’éveilla, réfléchit un instant et, quoiqu’il ressentît une douleur aiguë dans les reins, il se leva et s’habilla à la hâte. Peut-être était-il aiguillonné par quelque remords de conscience à la pensée qu’il avait dormi en laissant la maison sans gardien « en un temps si dangereux ». Fatigué par sa crise, Smerdiakov demeurait étendu sur son lit, sans mouvement, dans un cabinet voisin. Marfa Ignatievna ne bougeait pas. « Elle est lasse, la baba », pensait Grigori en la regardant. Et il sortit en marchant avec peine. Il voulait seulement jeter un regard dans le jardin, car il n’avait pas la force d’aller loin, éprouvant une douleur insupportable dans les reins et la jambe droite. Tout à coup, il se rappela que la petite porte du jardin n’était pas fermée. C’était un homme ponctuel et méticuleux, l’esclave de l’ordre traditionnel. Tordu par le mal et tout en boitant, il descendit du perron et se dirigea vers la petite porte. Il ne s’était pas trompé, la petite porte était grande ouverte. Il passa dans le jardin. N’avait-il pas entendu là quelque chose ? Il regarda vers la gauche, aperçut la fenêtre du barine grande ouverte et personne à la fenêtre.

« Pourquoi est-elle ouverte ? Il ne fait pourtant pas chaud. »

Juste à ce moment, un mouvement se fit à quarante pas de lui, un homme passa comme une ombre dans l’obscurité.

— Seigneur ! s’écria Grigori, et, oubliant son mal, il courut à la rencontre de l’inconnu.

Pour lui couper la retraite, il prit un sentier, car il connaissait le jardin mieux que le fugitif qui se dirigea vers la salle de bains, la contourna et se jeta vers le mur. Grigori ne le perdait pas de vue et le poursuivait. Il arriva à la barrière précisément au moment où Dmitri l’escaladait. Hors de lui, Grigori se mit à vociférer, bondit et saisit Dmitri par la jambe.

C’était bien cela, ses pressentiments ne l’avaient pas trompé ; il le reconnut aussitôt, lui, « le misérable parricide ».

— Parricide ! cria le vieux de toutes ses forces.

Il n’en dit pas plus long et tomba comme foudroyé.

Mltia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha sur le vieillard. Il avait toujours à la main le pilon en cuivre : il le laissa choir, machinalement. Le pilon roula sur le sentier à la place la plus visible. Mitia examina Grigori pendant quelques secondes. La tête était ensanglantée. Mitia la tâta doucement. Avait-il fracassé le crâne du vieillard, ou s’il l’avait seulement étourdi ? Il tira de sa poche son mouchoir, l’appliqua sur la tête de Grigori pour étancher le sang. Le mouchoir fut bientôt rouge.

« Mais pourquoi tout cela ? Je ne puis me rendre compte dans l’ombre... Et puis, qu’importe maintenant ? S’il est tué, eh bien !... il est tué ! Il est pris au piège, il y reste, bien ! » dit-il tout haut.

Aussitôt il se rejeta vers le mur, l’escalada, sauta dans la ruelle et se mit à courir. Il tenait dans sa main droite son mouchoir ensanglanté, qu’il fourra, tout en courant, dans une poche de sa redingote. Il courait à toutes jambes. Quelques passants se rappelèrent plus tard qu’ils avaient aperçu, cette nuit-là, un homme qui courait de toutes ses forces. Il revint dans la maison de Grouschegnka. La porte était fermée, il frappa. Le dvornik le reconnut, le laissa passer et lui dit avec un sourire qui sentait les bons pourboires passés et espérés :

— Vous savez, barine, que Agrafeana Alexandrovna n’est pas chez elle.

— Où est-elle donc, Prokhov ? demanda Dmitri en s’arrêtant.

— Il y a deux heures qu’elle est partie avec Timothèe pour Mokroïe.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Je crois que c’est un officier qui l’a envoyé chercher en tarentas…

Mitia se précipita comme un fou dans la maison.

III

Fénia et Matrona se préparaient à se coucher. Mitia prit Fénia à la gorge.

— Tout de suite… cria-t-il, avec qui est-elle à Mokroïe ?

Les deux femmes jetèrent un cri.

— Aïe ! Je vais vous le dire ! Aïe ! cher Dmitri Fédorovitch, je vous dirai tout ! je ne vous cacherai rien !

— Quel est cet officier ?

— Son officier d’autrefois, celui qui l’a abandonnée, il y a cinq ans.

Dmitri lâcha Fénia. Il restait muet, pâle comme un mort. Mais son regard disait qu’il avait tout compris, jusqu’au dernier détail. La pauvre Fénia était toujours terrifiée et se tenait sur la défensive : Dmitri avait les mains tachées de sang. En route, quand il courait, il avait sans doute porté son mouchoir à son visage pour essuyer la sueur, de sorte qu’au front et à la joue droite il portait de larges taches rouges. La vieille cuisinière était paralysée d’épouvante.

Il s’assit machinalement auprès de Fénia. Il réfléchissait. Tout se révélait clairement à sa pensée. Grouschegnka elle-même lui avait raconté tout son passé, et il connaissait la lettre qu’elle avait reçue, un mois auparavant. Comment avait-il pu oublier cette affaire ? Cette question se dressait devant lui comme un monstre qu’il considérait avec effroi. Tout à coup, doucement et timidement, comme un enfant, il se mit à parler à Fénia. Elle regardait avec méfiance ses mains ensanglantées, mais elle répondit à toutes ses questions, lui raconta tout ce qui s’était passé dans la journée, la visite de Rakitine et d’Alioscha, et comment Grouschegnka leur avait crié par la fenêtre de rappeler à Mitia qu’elle l’avait aimé toute une heure. Mitia sourit et rougit. Fénia, complètement rassurée, s’enhardit à lui dire :

— Vos mains sont ensanglantées, Dmitri Fédorovitch.

— Oui, dit Mitia en regardant distraitement ses mains.

Mais il oublia aussitôt la question de Fénia et se leva d’un air soucieux. Puis, regardant de nouveau ses mains :

— C’est du sang, Fénia, dit-il en l’examinant d’un air étrange, c’est du sang humain, et Dieu ! pourquoi a-t-il été versé ? Mais... Fénia, c’est cette barrière, et il considérait la jeune fille comme s’il lui proposait une énigme, cette haute barrière, qu’on croirait infranchissable, au premier regard, mais... demain au point du jour, quand le soleil se lèvera... Mitegnka franchira une barrière plus haute encore... Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière je parle ? Ça ne fait rien, n’importe, demain tu sauras et comprendras tout... Et maintenant, adieu. Je ne veux rien empêcher, je m’en irai, je saurai m’en aller... Vis, ma joie !... Tu m’as aimé une petite heure ! Toi aussi, souviens-toi toujours ! Elle m’appelait Mitegnka, tu te le rappelles ?

Il sortit. Le départ de Mitia effraya Fénia plus encore que n’avait fait son arrivée.

Dix minutes après, il entrait chez le même tchinovnik, Petre Iliitch Perkhotine, à qui il avait engagé ses pistolets.

Il était déjà huit heures et demie, et Petre Iliitch, après avoir pris son thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer au billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il s’écria :

— Seigneur ! qu’avez-vous ?

— Eh bien, voici ! dit vivement Mitia, je viens chercher mes pistolets, je vous apporte l’argent. Merci. Je suis pressé, Petre Iliitch, vite, je vous prie…

Petre Iliitch aperçut une liasse de billets de banque dans la main de Mitia et s’étonna de la manière insolite dont il tenait son argent, dans sa main droite ouverte, comme s’il voulait le montrer à tout le monde. C’étaient des billets de cent roubles ; il pouvait y avoir deux à trois mille roubles.

Dmitri répondait avec impatience aux questions de Petre Iliitch. Ses façons étaient étranges ; il plaisantait parfois, puis redevenait sérieux, brusquement.

— Mais qu’avez-vous ? Comment avez-vous pu vous tacher comme cela ? Êtes-vous tombé ? Voyez-donc !

Et il mena Mitia devant une glace.

En apercevant son visage sanglant, Mitia tressaillit et fronça les sourcils.

— Diable ! il ne manquait plus que cela !

Il passa les billets de sa main droite dans sa main gauche, et tira vivement son mouchoir, puis, l’ayant regardé, il le jeta par terre.

— Eh, diable ! N’avez-vous pas quelque chiffon... pour s’essuyer ?

— Alors vous n’êtes pas tombé ? Vous n’êtes pas blessé ? Lavez-vous donc ! Je vais vous donner de l’eau.

— De l’eau ? Oui... Mais où mettrai-je cela ? demanda Mitia avec embarras en montrant le paquet de billets.

— Mais dans votre poche, ou sur la table ! Personne ne les prendra !

— Dans ma poche ?... ah ! oui, dans ma poche. C’est très-bien... Non, voyez-vous, tout cela, ce sont des bêtises. D’abord finissons-en avec cette affaire des pistolets. Rendez-les-moi. Voici votre argent. J’en ai besoin, extrêmement besoin... Je n’ai pas une minute à perdre...

Et détachant de la liasse un billet, il le tendit au tchinovnik.

— Mais je n’aurai pas de monnaie. N’avez-vous pas d’autre argent ?

— Non... et considérant la liasse comme s’il n’en connaissait pas lui-même le contenu, il la feuilleta. Non, ils sont tous de cent... et il regarda de nouveau Petre Iliitch d’un air interrogateur.

— Mais d’où vous vient cette richesse ? Attendez un instant, je vais envoyer mon groom chez les Plotnikov. Ils ferment tard, ils nous donneront la monnaie. Eh, Micha[1] ! cria-t-il dans le vestibule.

— Chez les Plofnikov? Très-bien, c’est une excellente idée, dit Mitia... Micha, cours chez les Plotnikov et dis-leur que Dmitri Fédorovitch les salue et va venir tout de suite. Écoute, écoute encore ! Dis qu’on me prépare du Champagne, trois douzaines de bouteilles et qu’on en fasse un paquet comme l’autre jour quand je suis allé à Mokroïe... J’en ai pris alors quatre douzaines, s’interrompit-il tout à coup en se tournant vers Petre Iliitch. Ils savent comment déjà... ne t’inquiète pas, Micha. Et puis qu’on ajoute du fromage, des pâtés de Strasbourg, du jambon, du caviar, enfin de tout ce qu’ils ont, pour cent ou cent vingt roubles environ. Qu’on n’oublie pas de mettre des bonbons, des poires, deux ou trois arbouses[2], ou quatre... non, ce sera assez d’un. Et du chocolat, du sucre d’orge, enfin comme pour l’autre fois. Avec le Champagne, ça fera à peu près trois cents roubles. N’oublie rien, Micha... N’est-ce pas ? on l’appelle Micha ? demanda-t-il à Petre Iliitch ?

— Attendez donc un instant, dit Petre Iliitch qui l’observait avec inquiétude. Vous direz tout cela vous-même, en y allant. Micha s’embrouillerait.

— Oui, il s’embrouillerait, je vois bien. Eh ! Micha, je voulais t’embrasser pour la peine ! Mais si tu n’oublies rien, il y aura dix roubles pour toi, va vite ! Le Champagne, surtout le Champagne ! et du cognac, et du rouge et du blanc, comme l’autre jour...

— Mais écoutez donc ! s’écria Petre Iliitch impatienté. Laissez-le aller seulement changer l’argent ; il dira qu’on ne ferme pas, et vous irez vous-même faire la commande. Donnez-moi votre billet, et va, Micha : un pied ici, l’autre là-bas[3].

— Soit ! Va donc, Micha, reprit Dmitri, mais dis encore chez les Plotnikov qu’on aille me chercher une troïka...

Petre Iliitch avait hâte de se débarrasser de Micha, car le gamin restait bouche bée devant Mitia, examinant son visage taché de sang et l’argent qu’il tenait entre ses mains tremblantes.

— Et maintenant, débarbouillez-vous, dit sévèrement Petre Iliitch. Mettez l’argent sur la table ou dans votre poche. C’est cela. Allez ! ôtez votre redingote.

En l’aidant à retirer sa redingote, Petre Iliitch jeta un cri.

— Mais attendez donc ! votre redingote aussi est tachée.

— C’est.. Ce n’est pas la redingote... un peu, là, à la manche... et puis ici, où était le mouchoir... ça aura dégoutté de la poche, quand je me suis assis chez Fénia, sur mon mouchoir, dit Mitia d’un air confidentiel.

Petre Iliitch fronça les sourcils.

— Qu’avez-vous donc fait ? Vous êtes-vous battu ?

Mitia s’était déjà lavé, mais, comme il avait mal savonné ses mains, Petre Iliitch lui conseilla de se frotter plus fort.

— Il en est resté sous les ongles. Maintenant, lavez-vous la figure, ici, près de la tempe, à l’oreille. C’est avec cette chemise que vous partez ? Où allez-vous ? Toute la manchette droite est rouge.

— Oui... rouge, dit Mitia en considérant sa chemise.

— Changez-vous donc !

— Je n’ai pas le temps. Savez-vous ce que je ferai ? continua-t-il du même air confidentiel, en remettant sa redingote. Je vais relever la manchette comme cela, on ne verra rien.

— Maintenant, dites-moi comment cela vous est arrivé. Vous êtes-vous battu avec quelqu’un comme l’autre jour dans le traktir ? Avez-vous encore rossé le capitaine ? Qui avez-vous encore battu ou… tué ? hein ?

— Sottises ! dit Mitia.

— Comment, sottises ?

— Inutile… dit Mitia, et il sourit. C’est une vieille femme que j’ai écrasée tout à l’heure sur la place.

— Écrasée ? une vieille femme ?…

— Un vieillard ! dit Mitia en regardant Petre Iliitch droit dans les yeux. Un vieillard ! répéta-t-il en criant comme un sourd.

Et il éclata de rire.

— Que diable ! un vieillard, une vieille femme… vous avez tué quelqu’un ?

— Nous nous sommes réconciliés. Nous nous sommes battus, puis réconciliés. Un imbécile… nous nous sommes quittés bons amis… Il m’a pardonné… Certainement il m’a déjà pardonné… Mais s’il s’était relevé, il ne m’aurait pas pardonné, dit-il en clignant de l’œil. Seulement, savez-vous ? qu’il aille au diable ! Entendez-vous, Petre Iliitch ? Au diable !… Inutile !… Tout de suite, je ne veux pas… En finir tout de suite, je ne veux pas…

Il s’interrompit brusquement.

— C’est absurde ! Se colleter ainsi avec tout le monde… pour des futilités, comme avec ce capitaine ! Vous venez de vous battre, et maintenant vous courez faire la noce ? Quel homme ! Trois douzaines de bouteilles de Champagne ! Où emportez-vous tout cela ?

— Bravo ! Donnez-moi maintenant les pistolets, je vous dis que je n’ai pas le temps d’attendre. Certes, je voudrais bien causer avec toi, mon petit pigeon, mais je n’ai pas le temps… D’ailleurs, inutile… C’est trop tard. Ah ! et l’argent, où est-il ? où l’ai-je mis ?

Mitia cherchait dans ses poches.

— Vous l’avez mis vous-même sur la table… Le voici. Vous l’aviez oublié ? Il me semble que vous traitez l’argent à la légère, vous ? Voici vos pistolets. C’est étrange : à cinq heures vous les engagez pour dix roubles, et maintenant vous avez les mains pleines de billets de banque ! Deux mille, combien ? trois peut-être ?

— Trois peut-être, dit Mitia en riant et en fourrant les billets dans la poche de son pantalon.

— Mais vous allez les perdre ! Avez-vous donc des mines d’or ?

— Des mines ! Des mines d’or ! s’écria de toutes ses forces Mitia en éclatant de rire. Perkhotine, voulez-vous aller aux mines d’or ? Il y a ici une dame qui vous donnera trois mille roubles pour y aller. Elle me les a donnés à moi pour que j’y aille. Connaissez-vous madame Khokhlakov ?

— Non… Jamais vue… Alors c’est elle qui vous a donné trois mille roubles, comme ça, à brûle-pourpoint ? dit Petre Iliitch avec méfiance.

— Écoutez, demain, quand le soleil se lèvera, — le soleil, Phébus, l’éternellement jeune ! — vous irez chez elle en chantant les louanges du Seigneur et vous lui demanderez si oui ou non elle me les a donnés, demandez-le-lui !

— Je ne connais pas vos relations… Puisque vous l’affirmez, je vous crois… et vous, à peine l’argent dans les mains, au lieu d’aller aux mines, vous allez à la noce… Mais où donc ? hé ? où allez-vous ?

— À Mokroïe.

— À Mokroïe ? Mais il fait nuit.

— Mastriouk avait tout, Mastriouk n’a plus rien[4], dit tout à coup Mitia.

— Comment, plus rien ? Vous avez des milliers de roubles et vous dites plus rien ?

— Je ne parle pas de tes milliers de roubles ; au diable tes milliers ! Je parle du caractère des femmes.

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !

— Je ne vous comprends pas.

— Je suis donc ivre ?

— Pis que ça.

— Moralement ivre, Petre Iliitch, moralement ivre… Et en voilà assez !

— Quoi ? vous chargez votre pistolet ?

— Je charge mon pistolet.

Au moment de mettre la balle dans le canon, il la regarda à la lumière de la bougie.

— Pourquoi regardez-vous cette balle ? demanda Petre Iliitch, que les moindres actions de Dmitri intriguaient.

— Pour rien, par curiosité. Toi, si tu pensais à te la loger dans la tête, regarderais-tu la balle avant de la mettre dans ton pistolet ?

— Pourquoi la regarder ?

— Eh bien, je vais lui donner l’hospitalité dans mon crâne, alors j’aime à savoir comment elle est faite… Mais sottises, tout cela ! Voilà une affaire bâclée… Mon cher Petre Iliitch, si tu savais comme tout cela est sot ! Donne-moi un morceau de papier.

— Voici.

— Non, du propre, où l’on puisse écrire. C’est cela.

Mitia saisit une plume et griffonna vivement deux lignes ; puis il plia le papier en quatre et le mit dans la poche de son gilet. Il replaça le pistolet dans la boîte, qu’il ferma à clef et glissa sous son bras. Puis il regarda Petre Iliitch et lui sourit d’un air absorbé.

— Allons, maintenant ! dit-il.

— Où ? Non, attendez… Vous voulez donc vous loger cette balle dans la cervelle ?

— Cette balle ? Sottises ! Je veux vivre ! J’aime la vie, sache-le ! J’aime Phébus aux cheveux d’or et ses rayons réchauffants… Cher Petre Iliitch, est-ce que tu saurais, toi, t’écarter du chemin des autres ?

— Comment cela ?

— Laisser libre le chemin à l’être que tu adores et à celui que tu hais… chérir même celui que tu haïssais… et leur dire : « Que Dieu vous garde ! Allez, passez, et moi… »

— Et vous ?

— Assez ! Partons.

— Je vous jure que je répéterai tout cela, je vous empêcherai de partir… Qu’allez-vous faire à Mokroïe ?

— Une femme est là, une femme… En voilà assez pour toi, Petre Iliitch, chabach[5] !

— Écoutez, vous êtes sauvage, étrange, pourtant vous m’avez toujours plu… Eh bien, vous m’inquiétez !

— Merci, frère. Je suis sauvage, dis-tu ? Sauvage, sauvage ! Oui. Je ne cesse de me le répéter : un sauvage, je ne suis qu’un sauvage !… Tiens, voilà Micha ! je l’avais déjà oublié.

Micha entra, tout essoufflé, avec une liasse de menus billets.

— Tout va bien chez les Plotnikov, dit-il.

Mitia prit un billet de dix roubles qu’il donna à Petre Iliitch et en jeta un autre à Micha.

— Je vous le défends ! s’écria Petre Iliitch, pas chez moi ! Cela gâte les domestiques ! Reprenez votre argent ! Pourquoi le gaspiller ainsi ? Demain vous reviendrez me demander dix roubles ! Et pourquoi le mettez-vous toujours dans cette poche ? Vous allez le perdre.

— Écoute, mon ami : viens avec moi à Mokroïe.

— Moi ? Qu’y ferais-je ?

— Viens-tu d’abord boire avec moi une bouteille ? Buvons à la vie ! J’ai soif. Je voudrais boire avec toi : nous n’avons jamais bu ensemble, n’est-ce pas ?

— Soit. Allons au traktir.

— Pas le temps… dans la boutique des Plotnikov… Tiens, voici une énigme.

Mitia tira de son gilet le petit papier plié en quatre et le montra à Petre Iliitch. En caractères très-lisibles étaient écrits ces mots :

« Je me châtie moi-même pour toute ma vie : c’est pour toute ma vie que je me châtie. »

— Parole ! je vais aller le dire tout de suite à quelqu’un, dit Petre Iliitch.

— Tu n’auras pas le temps, mon cher. Allons boire. Marche !

La troïka les attendait déjà à la porte de Plotnikov ; sur le siège était assis le yamstchik Andrey. Tout était prêt comme Mitia l’avait ordonné.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, murmura Dmitri. L’autre fois, c’est Timothée qui m’a conduit. Mais aujourd’hui, il est parti avec la magicienne, avant moi… Andrey, serons-nous bien en retard ?

— D’une heure au plus, dit Andrey. Timothée ne va pas aussi vite que moi.

— Je te donne cinquante roubles si nous n’avons pas plus d’une heure de retard.

— J’en réponds, Dmitri Fédorovitch.

Mitia s’agitait, donnant des ordres, oubliant d’achever ses phrases, allant de çà, de là.

Petre Iliitch s’était chargé des préparatifs. Il essaya d’abord d’empêcher Dmitri de dépenser trop, de se faire trop voler ; puis, voyant que rien n’y faisait, il l’abandonna à son sort.

— Que le diable l’emporte ! Qu’est-ce que cela me fait ? Jette l’argent, s’il ne te coûte rien…

— Viens ici, avance ! ne te fâche pas ! dit Mitia en le conduisant dans un cabinet particulier. Buvons une bouteille. Sais-tu, mon ami, que je n’ai jamais aimé le désordre ?

— Et qui l’aime, alors ? A-t-on jamais vu ! Jeter trois douzaines de bouteilles de Champagne aux moujiks !

— Je parle d’un autre désordre. Mais… tout est fini. Ne nous chagrinons plus, il se fait tard… Au diable ! Toute ma vie n’a été que désordre, mais je vais y mettre bon ordre. Je fais des calembours, tu vois ?

— Tu délires, tu ne fais pas de calembours, tu extravagues !

Gloire au Très-Haut dans le monde !
Gloire au Très-Haut en moi !

— Ce vers a crié dans mon cœur, un jour. Ce n’est pas un vers, c’est une larme… Ce n’est pas en tirant la barbe du capitaine que j’ai trouvé cela.

— Pourquoi parles-tu du capitaine ?

— Pourquoi je parle du capitaine ? Tout finit, tout s’égalise : on tire un trait et l’on fait le total.

— Tes pistolets sont toujours devant mes yeux.

— Sottises ! Bois et laisse là tes sottes imaginations. J’aime trop la vie ! C’en est même dégoûtant. N’importe, je suis content de moi. Sans doute je souffre d’avoir l’âme si basse, et pourtant je suis content de moi. Je bénis Dieu et son œuvre, mais… il faut faire disparaître un insecte puant, un certain insecte qui gâte la vie des autres. Buvons à la vie, frère ! Qu’y a-t-il de plus précieux que la vie ? Rire, boire ! Buvons donc à la vie ! Buvons aussi à une royale beauté, oh ! royale entre toutes !

— Soit ! buvons à la vie et à ta reine !

Ils vidèrent un verre. Mitia, tout exalté qu’il fût, était triste. Un lourd souci l’accablait.

— Micha ! C’est Micha ? Eh ! mon petit pigeon, viens ici ! Bois-moi ceci en l’honneur du Phébus aux cheveux d’or qui se lèvera demain matin.

— Que fais-tu là ? s’écria Petre Iliitch irrité.

— Mais laisse donc ! Je le veux.

— Heu !

Micha but, salua et partit.

— Il se souviendra plus longtemps de moi… Une femme ! j’aime une femme ! Qu’est-ce qu’une femme ? La reine de la terre. Je me sens triste… Je suis triste, Petre Iliitch. Te rappelles-tu Hamlet ? « Je me sens triste, oh ! triste, Horatio… Hélas ! pauvre Yorick ! » C’est peut-être moi, ce Yorick. Oui, oui ! Je suis Yorick maintenant, et tout à l’heure un crâne.

Petre Iliitch écoutait en silence.

— Qu’est-ce que ce chien ? demanda Mitia au garçon en indiquant un petit chien aux yeux étincelants.

— Il appartient à la patronne.

— J’en ai vu un semblable quand j’étais au régiment… fit Mitia d’un ton rêveur. Mais l’autre avait une jambe de derrière cassée… Petre Iliitch, je voulais te demander : As-tu jamais volé ?

— Quelle question !

— Comme cela… vois-tu… quelque chose qui ne vous appartient pas, qu’on prend dans la poche d’autrui ? Je ne te parle pas du Trésor : le Trésor, tout le monde le vole, et toi comme les autres, bien sûr…

— Va-t’en au diable !

— Je parle du bien d’un autre, de ce qui est dans sa poche ou dans sa bourse.

— J’ai volé, un jour, vingt kopeks à ma mère. J’avais neuf ans.

— Et puis ?

— Et puis rien. J’ai gardé trois jours mes vingt kopeks, puis j’ai eu honte, j’ai avoué et je les ai rendus.

— Et puis ?

— Et puis, naturellement, on m’a fouetté. Mais, et toi ? As-tu donc volé ?

— Volé ? dit Mitia en clignant de l’œil malicieusement.

— Qu’as-tu volé ? dit Petre Iliitch curieux.

— À ma mère, vingt kopeks, j’avais neuf ans ; trois jours après, je les ai rendus.

Et il se leva.

— Dmitri Fédorovitch, il faut se dépêcher, cria Andrey de la porte.

— C’est prêt ? Partons ! Encore un dernier mot, et… Un verre de vodka à Andrey, tout de suite, et de cognac ! Portez mes pistolets à ma place. Adieu, Petre Iliitch, ne garde pas mauvais souvenir de moi.

— Tu reviens demain, j’espère ?

— Absolument, absolument !

— Faut-il faire l’addition ? demanda le garçon.

— Absolument.

Il tira de nouveau de sa poche toute la liasse de billets, en prit trois, les jeta sur le comptoir et sortit. Tous le suivirent en le saluant et en faisant des vœux pour son voyage. Andrey toussota en achevant de vider son verre et monta sur le siège. Mais au moment où Dmitri entrait dans la voiture, Fénia apparut et se précipita à ses pieds en criant :

— Mon petit père Dmitri Fédorovitch, ne perdez pas ma barinia ! Et moi qui vous ai tout dit ! Ne lui faites pas de mal à lui. Il est revenu de Sibérie pour épouser Agrafeana Alexandrovna… Mon petit père Dmitri Fédorovitch, ne le tuez pas !

— Hé, hé ! voilà ce que c’est, se dit Petre Iliitch, il va encore faire des histoires là-bas ! Je comprends tout… Dmitri Fédorovitch, donne-moi tout de suite tes pistolets si tu veux être un homme, entends-tu ?

— Les pistolets ? Attends, mon petit pigeon ! Je les jetterai en route dans une mare… Lève-toi, Fénia, ne reste pas là, par terre… Mitia ne tuera plus personne, le sot ! Et puis, Fénia (il était déjà assis dans la voiture), pardonne-moi, je t’ai offensée tout à l’heure, pardonne-moi ! D’ailleurs, à ta guise ! maintenant tout m’est égal ! En route, Andrey, vivement !

Andrey fit claquer son knout, la sonnette se mit à tinter.

— Adieu, Petre Iliitch ! À toi ma dernière larme !

« Il n’est pas ivre, et pourtant quelles balivernes il dit ! » pensa Petre Iliitch.

Petre Iliitch se dirigea vers le traktir la Capitale pour faire sa partie de billard. Mais en route il changea de projet, hésita à se rendre chez Fédor Pavlovitch, et finalement alla sonner à la porte de Grouschegnka. Il sonna longtemps, longtemps…

IV

Et Dmitri Fédorovitch volait vers Mokroïe. La distance était de vingt verstes environ. La troïka d’Andrey allait assez vite pour les franchir en un peu plus d’une heure.

La course rafraîchit Mitia. Il n’éprouvait aucun sentiment de jalousie contre son nouveau rival. De tout autre il aurait aussitôt voulu la mort. Mais il ne haïssait pas celui-ci, le premier. « Ici, je n’ai rien à dire, c’est leur droit. C’est le premier amour, c’est le seul. Elle n’a pas cessé de l’aimer depuis cinq ans. Que ferais-je là ? Je dois laisser le chemin libre. D’ailleurs tout est fini, indépendamment même de cette affaire… »

Un moment, il pensa arrêter Andrey, sortir de la voiture, prendre un pistolet et en finir sans attendre le matin. Mais la troïka « dévorait l’espace », et, plus il approchait du but, plus la pensée d’elle, d’elle seule, le dominait. « Oh ! la voir, au moins un instant ! Elle est maintenant avec lui. Eh bien ! je vais la voir heureuse, c’est tout ce qu’il me faut ! »

Jamais encore il n’avait tant aimé cette femme qui lui était si fatale. C’était un sentiment inconnu encore, une tendresse religieuse, une adoration mystique. « Oui, il faut que je disparaisse. »

Une heure s’écoula. Tout à coup Mitia s’écria avec inquiétude :

— Andrey, et s’ils dorment ?

— C’est bien possible, Dmitri Fédorovitch.

Mitia fronça les sourcils. Que faire ? Il arrivait — et elle dormait ! — Peut-être, avec lui !

La colère l’envahit.

— Fouette, Andrey, fouette vite !

— J’ai quelque chose à vous demander, barine. Au moins ne vous fâchez pas…

— Quoi ?

— Tout à l’heure, Fénia est tombée à vos genoux en vous suppliant de ne pas faire de mal à sa barinia et à… un autre. Alors, barine, moi qui vous y conduis, pardon… C’est peut-être une bêtise que je dis.

Mitia le prit brusquement par les épaules.

— Es-tu yamstschik ? yamstschik ? criait-il hors de lui.

— Oui…

— Sais-tu que je dois laisser libre le chemin ? Mais toi, yamstschik, tu écrases le monde : il faut que ta troïka passe ! Non, yamstschik, n’écrase pas le monde, il ne faut tuer personne, il ne faut pas gâter la vie des autres, et si, par malheur, tu es de trop, châtie-toi toi-même, disparais !

Andrey, quoique étonné, ne laissa pas tomber la conversation.

— Vous avez raison, petit père Dmitri Fédorovitch, vous avez raison, il ne faut tuer personne. Faire souffrir quelqu’un, cela ne se doit pas. Toute créature a droit à la vie. Voilà, par exemple, ce cheval : eh bien ! il y a des yamstschiks qui fouettent à mort leur bête et vont toujours, rien ne les arrête…

— Andrey, simple cœur ! dit Mitia en saisissant de nouveau le moujik par les épaules, dis-moi : Dmitri Fédorovitch Karamazov ira-t-il en enfer ?

— Je ne sais pas, cher barine, ça dépend de vous. Mais vous êtes pour nous tous comme un petit enfant ; nous vous aimons, quoique vous soyez violent, barine. Dieu vous pardonnera.

Et Alexey fouetta le cheval gauche.

— Et toi aussi, tu me pardonnes, Andrey ?

— Mais que vous pardonnerais-je ? Vous ne m’avez rien fait.

— Non, pour tous, pour les autres, toi seul, tout de suite, sur la route, veux-tu me pardonner pour tous les autres, simple cœur ?

— Oh ! barine, j’ai peur de vous mener là-bas ! Vous parlez étrangement…

Mitia n’entendit pas, il priait avec exaltation.

« Dieu ! Seigneur ! Contemple-moi dans toute mon ignominie, mais ne me juge pas… Ne me juge pas, car je me suis jugé moi-même ! Ne me juge pas, car je t’aime, mon Dieu ! Je suis vil, mais je t’aime. Tu peux m’envoyer dans ton enfer, là même je t’aimerai et je crierai que je t’aime pour l’éternité… Mais laisse-moi en finir avec mon amour d’ici-bas, encore seulement cinq heures de ton soleil ! car je ne puis ne pas l’aimer, la reine de mon âme, je l’aime, ô Dieu ! et je ne peux pas ne pas l’aimer ! Tu me vois tel que je suis : je tomberai devant elle à genoux, et je lui dirai : « Tu as raison de me rejeter de ton chemin… Adieu ! oublie ta victime, ne t’inquiète jamais de moi… »

— Mokroïe ! cria Andrey en montrant de son knout le village.

À travers les grises ténèbres de la nuit se dressait une masse compacte et noire de maisons.

Le village de Mokroïe avait deux mille âmes. À cette heure tout dormait, de rares lumières perçaient l’ombre.

— Fouette, fouette, fouette ! Andrey. C’est moi qui arrive ! criait Mitia dans le délire.

— On ne dort pas, dit Andrey en désignant à l’entrée du village l’auberge de Plastonnok dont les six fenêtres étaient éclairées.

— On ne dort pas ? Fais du bruit, Andrey ! Va au galop, fait tinter la sonnette, que tout le monde sache que c’est moi qui arrive, moi ! moi !

Andrey mit au galop sa troïka fatiguée et s’arrêta bruyamment au pied du perron. Mitia sauta de la voiture. Juste à cet instant, le patron de l’auberge parut sur le perron.

— C’est toi, Trifon Borrissitch ? demanda Mitia.

Le patron se pencha, regarda un instant, puis descendit vivement et parlant avec obséquiosité :

— Mon petit père Dmitri Fédorovitch, dit-il, est-ce vous ?

Ce Trifon Borrissitch, quoique déjà riche, ne perdait jamais une occasion de profit : il n’avait pas oublié qu’un mois auparavant il avait en un jour gagné avec Dmitri Fédorovitch plus de deux mille roubles, il salua donc son hôte joyeusement, flairant, aux allures de Mitia, un nouveau butin.

— Halte, Trifon Borrissitch ! D’abord, où est-elle ?

— Agrafeana Alexandrovna ? Mais elle est ici…

— Avec qui ? avec qui ?

— Des voyageurs… L’un, un tchenovnik polonais, à en juger par son accent ; l’autre, son compagnon…

— On a fait la noce ? on a de l’argent ?

— Quelle noce ? Pas grand’chose, Dmitri Fédorovitch…

— Pas grand’chose ? Il n’y a personne avec eux ?

— Deux messieurs de la ville, qui sont entrés en passant : l’un, jeune, un parent de M. Mioussov, j’ai oublié son nom… et l’autre, je crois que vous le connaissez, le pomiestchik Maximov.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Alors, Trifon Borrissitch, dis-moi, elle, que fait-elle ?

— Elle vient d’arriver, elle est avec eux.

— Gaie ? Elle rit ?

— Non, pas trop… Elle paraît plutôt triste. Elle passait ses mains dans les cheveux du plus jeune.

— Le Polonais ? l’officier ?

— Est-il donc si jeune ? Et puis, quel officier ? Non, ce n’est pas à lui, c’est au neveu de Mioussov, le jeune… j’ai oublié son nom…

— Kalganov ?

— C’est cela, Kalganov.

— Très-bien. On joue aux cartes ?

— Ils ont joué, puis ils ont bu du thé, le tchenovnik a demandé des liqueurs.

— Attends, Trifon Borrissitch, attends, mon cher, je vais penser à ce que je dois faire. Y a-t-il des Tziganes ?

— Plus un seul, Dmitri Fédorovitch, les autorités les ont chassés. Mais il y a des Juifs qui jouent de la cithare et du violon. On peut les envoyer chercher, ils viendront.

— Envoie, absolument, envoie-les chercher ! Et les babas ? peut-on les faire lever, Maria, Stépanide et Arina ? Deux cents roubles pour les chœurs !

— Mais pour tant d’argent vous aurez tout le village ! et puis, est-ce la peine ? Nos moujiks et nos babas méritent-ils cette magnificence ? Tu leur donnais des cigarettes, l’autre jour… Nos babas ont des poux ! Je vais plutôt t’envoyer mes filles, mais pour rien. Elles sont couchées, je les réveillerai à coups de pied et elles chanteront en ton honneur. Vous n’allez pas recommencer à donner du Champagne aux moujiks, hein ?

— Trifon Borrissitch, j’ai dépensé près de mille roubles ici l’autre jour.

— Certes, mon petit père, vous les avez dépensés, et bien plus, près de trois mille peut-être.

— Eh bien ! j’arrive avec autant cette fois. Vois-tu ?

Et il fit passer sous le nez du patron sa liasse de billets de banque.

— Écoute donc et tâche de comprendre. Dans une heure, on apportera des provisions et du vin, il faudra porter le tout en haut ; ouvre, et prends tout de suite le panier qui est dans la voiture. Surtout, amène-moi des babas ! D’abord Maria !…

Il se retourna vers la voiture et y prit sa boîte de pistolets.

— Ton compte, Andrey ! Voilà quinze roubles pour ta course et cinquante pour boire, pour te payer de ta complaisance… Rappelle-toi le barine Karamazov.

— J’ai peur, barine… dit Andrey avec hésitation, cinq roubles pour boire suffiraient, je n’en veux pas plus ; Trifon Borrissitch en sera témoin. Pardonnez-moi ma bêtise.

— De quoi as-tu peur ? Va-t’en au diable, alors !

Et il lui jeta cinq roubles.

— Maintenant, Trifon Borrissitch, conduis-moi tout doucement dans un endroit d’où je puisse voir sans être vu.

Trifon Borrissitch hésita, puis, lui montrant le chemin, l’introduisit dans un vestibule et le conduisit dans une chambre contiguë à la salle se trouvaient Agrafeana Alexandrovna et ses amis. L’hôtelier éteignit sa lumière et posta Dmitri dans un coin obscur d’où il pouvait aisément voir ce qui se passait dans la salle voisine. Mais Mitia ne regarda pas longtemps. Aussitôt qu’il eût aperçu Grouschegnka, son cœur se mit à battre, sa vue se troubla. Elle était dans un fauteuil, près de la table. À côté d’elle, sur un divan, le jeune et joli Kalganov : elle lui tenait la main et riait, tandis que lui, sans la regarder, parlait avec dépit à Maximov, qui était assis en face de Grouschegnka et qui riait aussi. Sur le divan, lui ! Auprès de lui, sur une chaise, un inconnu. Celui qui se trouvait sur le divan fumait la pipe ; c’était un homme obèse, au visage large, de petite taille, l’air bourru. En revanche, son compagnon était d’une taille exagérée…

Mitia ne pouvait plus rien distinguer, la respiration lui manquait. Il ne resta pas plus d’une minute, déposa ses pistolets sur la commode et, le cœur serré, il entra dans la salle.

— Aïe ! fit Grouschegnka, pâle de peur.

V

Il s’approcha précipitamment de la table.

— Messieurs, fit-il d’une voix très-haute et entrecoupée, c’est moi… c’est moi !… Ce n’est rien, ne craignez rien… Ce n’est rien, répéta-t-il en s’adressant à Grouschegnka qui se penchait vers Kalganov et lui serrait vivement les mains. Moi… je voyage aussi. Je ne resterai ici que jusqu’à demain. Messieurs, entre voyageurs, ne peut-on passer la nuit ensemble, jusqu’au matin, dans cette salle ?

Maintenant, il s’adressait à l’individu obèse. Celui-ci, d’un air important, retira sa pipe de ses lèvres et dit d’un ton sévère :

— Pane[6], nous sommes ici en petit comité… Il y a d’autres chambres.

— C’est vous, Dmitri Fédorovitch ! s’écria Kalganov, restez donc ! Comment allez-vous ?

— Bonjour, cher ami… je vous ai toujours estimé… dit joyeusement Mitia en se hâtant de lui tendre la main.

— Aïe ! comme vous serrez ! Vous avez failli me briser les doigts, dit Kalganov en riant.

— Il est toujours ainsi, il serre toujours comme cela ! dit Grouschegnka avec gaieté.

Sans être pleinement rassurée, elle devinait qu’il n’avait pas d’intentions violentes : elle démêlait en lui quelque chose d’étrange qui l’intriguait fort, et puis elle n’avait pas prévu qu’il pût entrer et parler ainsi en un tel moment.

— Bonjour, dit d’une voix mielleuse le pomiestchik Maximov.

Mitia se retourna vers lui.

— Ah, bonjour ! Vous êtes donc ici ? J’en suis bien aise. Messieurs, messieurs, je…

Et il s’adressa de nouveau au pane à la pipe, le considérant comme le personnage principal.

— Je voudrais passer cette dernière heure dans cette chambre même… où j’ai adoré… une reine. Pardonne-moi, pane ! je voyage… j’ai juré… Oh ! ne craignez rien, c’est la dernière nuit. Buvons, pane, à la paix ! On va nous servir du vin. J’ai apporté avec moi cela, dit-il en montrant sa liasse de billets. Je veux de la musique, du bruit, comme l’autre fois… Mais le ver inutile disparaîtra bientôt de la surface de la terre. Je veux passer ici ma dernière nuit de joie…

Il étouffait. Il aurait voulu dire beaucoup de choses, mais il ne pouvait proférer que des exclamations. Le pane était perplexe : il regardait tantôt Mitia, tantôt sa liasse de billets, tantôt Grouschegnka, et ne savait que dire.

— Si ma reine y consent… commença-t-il.

— Assieds-toi, Mitia, dit Grouschegnka. Mais que dis-tu donc ? Tu ne vas pas me faire peur, n’est-ce pas ?

— Moi, te faire peur ! s’écria Mitia en levant les bras au ciel. Oh ! passez, passez ! je ne me mettrai plus sur votre chemin !…

Tout à coup, chose inattendue pour tous et surtout pour lui-même, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

— Eh bien ! voilà comme tu es ? dit d’un ton de reproche Grouschegnka. C’est comme cela qu’il faisait chez moi, en me disant des choses que je ne comprenais pas. Un jour, il s’est mis à pleurer comme aujourd’hui. C’est honteux ! Et pourquoi pleures-tu, voyons ? Y a-t-il de quoi ? ajouta-t-elle d’un air mystérieux, en appuyant sur les derniers mots.

— Je… ne pleure plus… Allons, bonjour ! dit-il, et il éclata de rire, nerveusement.

— Voilà encore ! Mais reviens à toi ! Je suis très-contente que tu sois venu, entends-tu, Mitia ? très-contente. Je veux qu’il reste ici avec nous, dit-elle d’un ton impérieux.

Elle s’adressait à tout le monde, mais chacun comprit très-bien que cet ordre concernait particulièrement le pane à la pipe.

— Je le veux, et s’il s’en va, je m’en irai aussi ! ajouta-t-elle avec un éclair dans les yeux.

— La volonté de ma reine est une loi pour moi, dit le pane en baisant galamment la main de Grouschegnka. Je prie le pane de se joindre à nous, dit-il avec affabilité à Mitia.

Mitia fît un mouvement pour se lever, dans l’intention de lancer une nouvelle tirade, fit un grand geste et dit :

— Buvons, pane !

Tous se mirent à rire.

— Seigneur ! et moi qui pensais qu’il allait encore nous déclamer quelque chose ! dit Grouschegnka. Entends-tu, Mitia, tiens-toi tranquille. Tu as bien fait d’apporter du champagne, je n’aime pas les liqueurs. Ce qui est mieux encore, c’est d’être venu toi-même, je m’ennuyais terriblement… Tu es venu faire la noce ? Cache donc ton argent dans ta poche. Et où as-tu pris tout cela ?

Mitia, qui tenait toujours les billets froissés dans ses mains, ce dont les deux panes semblaient fort intrigués, fourra précipitamment la liasse dans sa poche et rougit. En ce moment, le patron parut, portant une bouteille de champagne débouchée et des verres sur un plateau. Mitia saisit la bouteille, mais il ne sut qu’en faire. Kalganov la lui prit des mains et emplit les verres.

— Encore une bouteille ! cria Mitia au patron.

Et oubliant de trinquer avec le pane qu’il venait si solennellement d’inviter à boire, il vida d’un trait son verre. Son visage se transforma aussitôt. Au lieu de l’expression tragique et solennelle qu’il avait eue jusqu’alors, c’était maintenant une physionomie enfantine. Il regardait ses voisins avec une sorte de joie timide, avec de petits rires nerveux, avec l’air soumis et reconnaissant d’un petit chien coupable qu’on a laissé entrer et qu’on veut bien caresser. Il approcha sa chaise de Grouschegnka et la regarda en souriant. Puis il examina aussi les deux panes. Le pane assis sur le divan lui parut trop Polonais, et surtout sa pipe l’étonna. « Mais qu’est-ce que j’ai ? C’est très-bien de fumer la pipe ! » pensa-t-il. La taille obèse, le petit nez souligné de petites moustaches cirées, l’air insolent de cet homme qui pouvait avoir une quarantaine d’années, parurent très-bien à Mitia, jusqu’à la sotte perruque que le personnage ramenait sur son front en pattes de lapin. « Eh bien, pensa Mitia, cela est nécessaire. » Le second pane, assis près du mur, plus jeune que son compatriote, regardait toute la compagnie d’un air provoquant et écoutait avec un silence dédaigneux la conversation générale. Il n’étonna Mitia que par sa taille exagérée. « Debout, il doit avoir onze verschoks… » Il songea aussi que ce pane démesuré devait être l’ami ou le « garde du corps » du pane à la pipe. Mais tout cela lui paraissait très-bien, incontestablement très-bien. Ah ! le petit chien n’avait aucune velléité de jalousie… Il n’avait rien compris au ton mystérieux de Grouschegnka ; il savait seulement qu’elle lui avait pardonné, qu’il était auprès d’elle.

Pourtant, il finit par s’inquiéter du silence qui s’était fait et se mit à regarder tous les assistants l’un après l’autre, comme s’il eût voulu dire : « Pourquoi ne dites-vous rien, messieurs ? »

— En voilà un qui s’entend aux racontages, dit Kalganov en désignant Maximov, comme s’il eût compris la pensée de Mitia.

Mitia considéra un instant Kalganov, puis se retourna aussitôt vers Maximov.

— Des racontages ? ah ! ah ! ah !

— Oui, imaginez-vous… il affirme que tous nos cavaliers, en 1821, ont épousé des Polonaises ! Est-ce assez bête ?

— Des Polonaises ! s’écria Mitia délirant de joie.

Kalganov était entré dans l’auberge avec Maximov, par hasard. Grouschegnka les avait présentés aux panes.

— Imaginez-vous… reprit Kalganov, voilà quatre jours que je le traîne avec moi. Vous vous rappelez ? Depuis le jour où votre frère l’a rejeté du haut de la voiture. Je me suis intéressé à lui et je l’ai emmené chez moi. Mais voilà qu’il nous monte des scies stupides ! Je le reconduis chez lui…

— Le pane ne connaît pas les panies polonaises ! dit Maximov.

— Avez-vous servi dans la cavalerie ? C’est de la cavalerie que vous parliez ? Êtes-vous cavalier ? demanda Kalganov.

— Ah ! oui, est-il cavalier ? cria Mitia… Ah ! ah ! ah !

— Il ne s’agit pas de cela, répondit Maximov ; je dis que toutes ces jolies petites panies, à peine ont-elles dansé la mazurka avec nos uhlans, leur sautent sur les genoux comme des chattes blanches, et le pane et la panie, les père et mère, voient cela et le permettent… et le permettent… Le lendemain, les uhlans vont faire leur demande en mariage, et voilà… hi ! hi ! hi !… et voilà !…

— Le pane est un misérable !… grommela le pane aux longues jambes en les croisant.

Mitia remarqua que le pane aux longues jambes avait des bottes sales en cuir grossier ; d’ailleurs, les deux Polonais étaient également mal mis.

— Quoi ? un misérable ! Pourquoi des injures ? dit Grouschegnka furieuse.

— Panie Agrippina, le pane n’a connu en Pologne que des babas de la lie du peuple, dit le pane à la pipe.

— Taisez-vous donc ! reprit Grouschegnka. En voilà un empêcheur de danser !

— Mais je n’empêche personne, panie, dit le pane à la pipe.

Il jeta un regard significatif à Grouschegnka, et il se remit à fumer silencieusement.

— Non, non ! la pane a dit vrai, remarqua Kalganov. Maximov n’est pas allé en Pologne, comment peut-il parler des Polonais ? Ce n’est pas en Pologne que vous vous êtes marié ?

— Non, c’est dans le gouvernement de Smolensk. Ma future avait été enlevée par un uhlan. Elle était partie avec la panie sa mère, sa tante et encore une autre parente accompagnée d’un grand fils. C’est de la vraie Pologne, ça ! Ensuite, le uhlan me la passa. C’était un jeune lieutenant, un charmant garçon. Il voulait d’abord l’épouser, puis il y renonça, s’étant aperçu qu’elle était boiteuse.

— Alors vous avez épousé une boiteuse ? demanda Kalganov.

— Eh ! oui. Ils s’étaient entendus pour me cacher cela. Je croyais qu’elle s’amusait à sautiller… car elle sautillait à chaque pas, et je pensais que c’était pour rire…

— Pour la joie de vous épouser, n’est-ce pas ? s’écria Kalganov.

— Oui ! et voilà que c’était pour une tout autre cause. Après notre mariage, elle m’avoua tout et demanda pardon. « C’est en voulant sauter une mare, dans mon enfance, me conta-t-elle, que je me suis estropiée. » Hi ! hi ! hi !

— Savez-vous ? Il dit la vérité, maintenant, dit Kalganov à Mitia, il ne ment plus. Il a été deux fois marié ; c’est l’histoire de sa première femme qu’il vient de nous conter. L’autre s’est enfuie, et voyez, il est resté bon vivant.

— Vraiment ? dit Mitia en se tournant vers Maximov d’un air très-étonné.

— Oui, j’eus ce désagrément : elle s’est enfuie avec un Moussiè[7]. Elle avait au préalable fait faire à son bénéfice un transfert de mes biens. « Tu n’en auras pas besoin, me disait-elle : tu as de l’instruction, tu trouveras toujours de quoi vivre… » Puis elle me planta là. Un très-honorable archevêque me dit un jour, à ce propos : « De tes deux femmes, si l’une boitait, l’autre ne marchait que trop bien ! » Hi ! hi ! hi !

— Il ment peut-être, dit Kalganov gaiement, mais c’est pour égayer les autres. Il n’y a pas là de malhonnêteté. Moi, je l’aime parfois. Il est cynique, mais très nature, n’est-ce pas ? Un autre s’avilit par calcul ; lui, c’est pour suivre sa pente. Imaginez-vous ! Il prétend que c’est lui, Maximov, que Gogol a voulu dépeindre dans ses Âmes mortes. Vous vous rappelez : il y a dans les Âmes mortes un pomiestchik Maximov que Nozdrev fouette, action pour laquelle ledit Nozdrev passe en jugement. « Pour avoir fait une offense personnelle au pomiestchik Maximov avec des verges en état d’ivresse[8]. » Il prétend que c’est lui qu’on a fouetté. Pourtant c’est impossible. Tchitchikov[9] vivait aux environs de 1820, au plus tard ; les années ne concordant pas, on n’a donc pas pu fouetter notre Maximov à cette époque, n’est-ce pas ?

Il était difficile de comprendre pourquoi Kalganov s’échauffait si vivement au sujet de tels enfantillages. Mitia sympathisait avec lui.

— Eh bien, pourquoi pas ? Mettons qu’on l’ait fouetté ! dit-il en riant.

— Je ne dis pas qu’on m’ait fouetté, dit tout à coup Maximov, mais… comme ça…

— Comment ? on t’a fouetté, ou l’on ne t’a pas fouetté !

— Quelle heure est-il, pane ? demanda d’un air d’ennui le pane à la pipe au pane aux grandes jambes.

Celui-ci haussa les épaules : ni l’un ni l’autre n’avaient de montre.

— Mais laissez donc parler ! Est-ce une raison, parce que vous vous ennuyez, pour que tout le monde se taise ? s’écria de nouveau Grouschegnka.

Le pane répondit cette fois avec une visible irritation :

— Panie, je ne contredis personne.

— C’est bien ! continue, Maximov !

— Mais il n’y a rien à dire, ce sont des bêtises, dit Maximov. D’ailleurs, chez Gogol, tout cela est allégorique, ses noms sont tous inventés…

— Mais pourquoi t’a-t-on fouetté ? criait Kalganov.

— À cause de Piron, répondit Maximov.

— Quoi ? Piron ! dit Mitia.

— Mais oui, le célèbre écrivain français, Piron. Nous avions bu, en bonne compagnie, dans un traktir, lors de cette foire, vous savez… On m’avait invité, et moi je débutai par des épigrammes. On s’offensa. Je me mis à leur conter comment Piron, ayant été refusé par l’Académie française, inscrivit cette épitaphe sur sa tombe :

Cy gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.

Alors ils me prirent et me fouettèrent.

— Mais pourquoi ? pourquoi donc ?

— Parce que j’étais trop savant. Il y a bien des motifs pour fouetter un homme ! dit d’un ton sentencieux Maximov.

— En voilà assez, c’est idiot ! Moi qui croyais que ce serait amusant ! dit Grouschegnka.

Mitia cessa de rire. Le pane aux grandes jambes se leva et se mit à marcher de long en large, de l’air hautain d’un homme qui s’ennuie dans une compagnie indigne de lui.

— Quel marcheur ! dit Grouschegnka d’un ton de mépris.

Mitia, s’apercevant tout à coup que le pane à la pipe le regardait avec des yeux pleins de colère, lui cria :

— Buvons, pane !

Puis s’adressant à celui qui se promenait :

— Buvons, pane ! répéta-t-il. À la Pologne, panove[10] ! Je bois à votre Pologne !

— Soit, pane, buvons ! dit le pane à la pipe d’un air important, mais courtois.

Il prit son verre.

— Et l’autre pane aussi ! comment s’appelle-t-il ?… prenez un verre, pane !

— Pane Vroublevsky, dit le pane à la pipe.

— Hourra pour la Pologne, panove ! cria Mitia en levant son verre.

Ils trinquèrent. Mitia reprit la bouteille et remplit de nouveau trois verres.

— Maintenant, à la Russie, panove, et soyons frères !

— Verse-moi aussi, dit Grouschegnka, je veux aussi boire à la Russie.

— Et moi aussi ! dit Kalganov.

— Moi je ne refuserai pas non plus de boire pour la vieille petite babouschegnka[11], insinua Maximov, hi ! hi !

— Tous ! tous ! cria Mitia. Patron, une bouteille ! Pour la Russie ! Hourra !

Tous, sauf les panove, burent. Grouschegnka vida son verre d’un trait.

— Eh bien ! panove, est-ce ainsi que vous êtes ?

Le pane Vroublevsky prit son verre, l’éleva et dit d’une voix forte :

— À la Russie dans ses limites d’avant 1772[12] !

— Soit ! approuva l’autre pane.

Tous deux vidèrent leurs verres.

— Vous êtes des imbéciles, panove, dit brusquement Mitia.

— Pa-a-ane ! s’exclamèrent-ils tous deux en se levant comme deux coqs contre Mitia.

— Est-il défendu d’aimer son pays ? dit le pane Vroublevsky.

— Silence ! pas de querelle ! cria impétueusement Grouschegnka en frappant du pied.

Mitia s’effraya.

— Panove, pardonnez ! C’est moi qui ai tort. Pane Vroublevsky, je ne le ferai plus.

— Mais tais-toi donc ! Assieds-toi ! Ô l’imbécile ! dit avec dépit Grouschegnka. Pourquoi donc restons-nous assis ? Il faut nous égayer, faire quelque chose !

— En effet, ce n’est pas drôle du tout ici ! dit Kalganov en bâillant.

— Si l’on jouait aux cartes comme tout à l’heure, hi ! hi !

— Aux cartes ! Quelle bonne idée ! Les panove sont-ils de cet avis ?

— Il est tard, pane, dit d’un air las le pane à la pipe.

— En effet, appuya le pane Vroublevsky.

— Il faut toujours qu’ils empêchent les autres de s’amuser ! s’exclama Grouschegnka. Ils s’ennuient et veulent que les autres s’ennuient aussi.

— Ma déesse, soupira le pane à la pipe, on fera ce que tu voudras. Ce sont tes mauvaises dispositions à mon égard qui m’attristent. Je suis à vos ordres, pane, conclut-il en s’adressant à Mitia.

— Commence, pane ! dit Mitia en tirant de sa poche sa liasse dont il détacha deux billets qu’il posa sur la table. Je veux te faire gagner beaucoup d’argent. Prends les cartes.

— Je ne jouerai qu’avec les cartes du patron, dit gravement le pane à la pipe.

— Cela vaut mieux, appuya de nouveau le pane Vroublevsky.

— Les cartes du patron, soit ! celles du patron, très-bien, panove ! Des cartes ! cria Mitia.

Le patron apporta un jeu de cartes cacheté et déclara à Mitia que les babas étaient déjà réunies, que les Juifs allaient bientôt venir et que la troïka des provisions venait d’arriver. Mitia courut aussitôt dans la chambre voisine pour donner des ordres. À ce moment, Maximov le toucha à l’épaule et lui dit tout bas :

— Donne-moi cinq roubles, je voudrais jouer aussi, hi ! hi !

— Magnifique ! En voici dix. Si tu perds, tu n’auras qu’à m’en redemander.

— Très bien, fit joyeusement Maximov, et il rentra dans le salon.

Mitia le suivit, s’excusa de s’être fait attendre. Les panove avaient déjà pris place et décacheté le paquet de cartes. Ils semblaient s’être beaucoup radoucis. Le pane à la pipe avait quelque chose de solennel.

— À vos places, panove ! s’écria Vroublevsky.

— Non, je ne veux plus jouer, moi, dit Kalganov, j’ai déjà perdu cinquante roubles tout à l’heure.

— Le pane a été malheureux, fit le pane à la pipe en se tournant vers Kalganov ; mais il pourrait avoir plus de chance cette fois.

— Combien possède la banque ? demanda Mitia.

— Peut-être cent, peut-être deux cents roubles, autant que le pane voudra ponter.

— Un million ! s’écria en riant Mitia. Non ? Eh bien, voici dix roubles sur le valet.

— Et moi, un rouble sur la petite dame de cœur, la jolie petite panie, hi ! hi ! dit Maximov en couvrant la carte d’une main, et, se rapprochant de la table, il fit un signe de croix sur ses genoux.

Mitia gagna ; le rouble aussi.

— Je double, cria Mitia.

— Et moi, encore un petit rouble.

— Perdu ! cria Mitia.

Mitia ponta et perdit de nouveau. Le rouble gagna.

— Arrêtez-vous, dit tout à coup Kalganov.

— Non pas ! je double, dit Mitia.

Il perdait chaque fois, et le rouble gagnait toujours.

— Je double encore, cria joyeusement Mitia.

— Le pane a perdu deux cents roubles : il ponte encore deux cents ? demanda le pane à la pipe.

— Comment ! déjà deux cents ? Soit ! encore deux cents. Et il posa deux billets sur la dame. Tout à coup, Kalganov couvrit la mise de sa main :

— Assez !

— Qu’avez-vous ? lui demanda Mitia.

— Assez ! je ne veux pas ! vous ne jouerez plus !

— Pourquoi ?

— Parce que ! Laissez ! allez-vous-en ! Je ne vous laisserai plus jouer.

Mitia le regardait avec étonnement.

— Laisse, Mitia ; il a peut-être raison, tu as assez perdu, dit Grouschegnka d’une voix étrange.

Les deux panove se levèrent ensemble d’un air très-offensé.

— Tu plaisantes, pane ? dit le pane à la pipe, en jetant un regard sévère sur Kalganov.

— Comment, vous osez, pane ? hurla à son tour Vroublevsky.

— Pas de cris ! pas de cris ! Ah ! les coqs d’Inde que voilà ! s’écria Grouschegnka.

Mitia les regardait tous à tour de rôle ; le visage de Grouschegnka l’intriguait.

— Pane Agrippinov… commença le pane à la pipe, rouge de colère.

Tout à coup Mitia s’approcha de lui et lui frappa l’épaule.

— Très-honoré pane, deux mots.

— Que désire le pane ?

— Dans la chambre voisine, deux mots ; viens, tu seras content.

Le pane à la pipe regarda Mitia avec méfiance, mais il accéda aussitôt, à condition que le pane Vroublevsky l’accompagnerait.

— C’est ton garde du corps ? Soit, qu’il vienne aussi. Il est d’ailleurs nécessaire, absolument nécessaire… Allons, panove.

— Où allez-vous ? demanda Grouschegnka inquiète.

— Dans un instant nous serons revenus, répondit Mitia, et, le visage très-changé, il conduisit les panove dans une pièce voisine, remplie de malles, de grands lits et d’une montagne d’oreillers. Une bougie brûlait sur une petite table. Le pane à la pipe et Mitia s’assirent près d’une table vis-à-vis l’un de l’autre ; le pane Vroublevsky resta debout. Tous deux regardaient Mitia sévèrement, mais avec anxiété.

— Que veux-tu de nous, pane ?

— Ce sera bientôt fait… Voici mon argent : veux-tu trois mille roubles ? Prends-les et va-t’en.

Le pane le regardait attentivement.

— Trois mille, pane ?

Il jeta un coup d’œil à Vroublevsky.

— Trois mille, pane, trois mille ! Écoute, je vois que tu es un homme intelligent. Prends ces trois mille roubles, et va-t’en au diable avec Vroublevsky, entends-tu ? Mais tout de suite, à l’instant même, entends-tu ? Pour l’éternité ! Tu sortiras par cette porte-ci. Je te porterai ton paletot et ta schouba[13]. On attellera pour toi la troïka, et bonsoir, hé ?

Mitia attendait la réponse avec assurance. Mais une expression très-décidée se fit jour sur le visage du pane.

— Et les roubles ?

— Les roubles ? Cinq cents tout de suite, et deux mille cinq cents, demain, à la ville. Je te le jure sur l’honneur, tu les auras ; dussé-je les prendre sous terre.

Les Polonais se consultèrent du regard. Le visage du plus petit des deux s’altérait.

— Sept cents ! sept cents ! tout de suite, reprit Mitia sentant que cela se gâtait. Qu’as-tu, pane ? Tu ne me crois pas ? Je ne puis te donner les trois mille à la fois. Tu reviendrais demain chez elle… D’ailleurs, je ne les ai pas sur moi. Je les ai chez moi, à la ville… fît-il en hésitant, chez moi… dans une cachette.

Une soudaine expression d’amour-propre blessé contracta les traits du petit pane.

— C’est tout ce qu’il te faut ? demanda-t-il ironiquement. Fi ! quelle honte !

Et il cracha.

Le pane Vroublevsky cracha aussi.

— Crache, pane ! Tu penses tirer de Grouschegnka plus de profit ? Vous êtes des imbéciles tous deux, voilà !

— Vous m’offensez extrêmement ! dit le petit pane, rouge comme une écrevisse.

Et il sortit de la chambre avec Vroublevsky. Mitia les suivit, tout confus. Il craignait Grouschegnka, pressentant que le pane allait tout lui raconter. C’est ce qui arriva. Le pane prit une attitude théâtrale et dit en polonais :

— Panie Agrippina, nous sommes extrêmement offensés !

Mais Grouschegnka était à bout de patience.

— Parle russe ! pas un mot de plus en polonais ! Tu savais parler russe, autrefois ! Tu l’as oublié ?

— Panie Agrippina…

— Je m’appelle Agrafeana ! Je suis Grouschegnka ! Parle russe, si tu veux que je t’écoute.

Le pane se mit à parler russe, avec un très-mauvais accent et dans un style boursouflé.

— Panie Agrafeana, je suis venu pour jeter un voile sur le passé et le pardonner, oublier tout jusqu’à ce jour…

— Comment pardonner ? C’est à moi que tu parles de pardon ? interrompit Grouschegnka.

Et elle se leva.

— Parfaitement, panie. J’ai de l’amour-propre, mais je suis généreux. Seulement, tes amants m’étonnent. Le pane Mitia vient de m’offrir trois mille roubles pour que je m’en aille. Je lui ai craché au visage.

— Comment ! il t’offrait de l’argent pour moi ? Est-ce vrai, Mitia ? Suis-je donc à vendre ?

— Pane ! pane ! fit Mitia. Elle est pure, je n’ai jamais été son amant ! Tu en as menti !

— Comment oses-tu prendre ma défense devant lui ? Ce n’est pas par vertu que je suis restée pure, ni par crainte de Kouzma. C’est parce que je voulais pouvoir un jour dire, la tête haute, à celui-ci, qu’il est un misérable. Est-ce vrai, qu’il n’a pas voulu de ton argent ?

— Mais si ! mais si ! Seulement il voulait les trois mille tout de suite, et je ne pouvais lui en donner d’avance que sept cents.

— Ça se comprend. Il a entendu dire que j’ai de l’argent, et c’est pourquoi il veut m’épouser.

— Panie Agrippina ! s’écria le pane, je suis un chevalier, un noble Polonais, et non pas un coureur de dots ! Je suis venu pour t’épouser, mais je ne reconnais pas ma panie : celle que je vois aujourd’hui est une vaniteuse, une effrontée.

— Retourne d’où tu viens ! Je vais ordonner qu’on te chasse d’ici !… Sotte que j’étais ! Avoir souffert cinq ans pour lui ! Mais ce n’était pas pour lui que je souffrais, non, c’était pour l’amour de ma rancune ! Est-ce lui, d’ailleurs ? C’est le père de l’homme que j’ai connu ! Où as-tu acheté cette perruque ? L’autre riait, chantait… Cinq ans de larmes ! Maudite, sotte, vile, stupide femme !

Elle s’affaissa sur son fauteuil et cacha sa figure dans ses mains.

En ce moment, un chœur de babas, dans la chambre voisine, entonna un très-joyeux air de danse.

— Sommes-nous à Sodome ? s’écria le pane Vroublevsky. Eh ! patron, chasse-moi ces éhontées !

Le patron, qui regardait depuis longtemps à travers la porte et voyait que ses hôtes se querellaient, profita de l’occasion pour entrer.

— Qu’est-ce qu’il te faut ? dit-il à Vroublevsky avec une extraordinaire insolence.

— Animal ! fit Vroublevsky.

— Animal ? Avec quelles cartes jouais-tu tout à l’heure ? Je t’ai donné un paquet cacheté, où l’as-tu mis ? Tu jouais avec des cartes à toi. Je pourrais te faire aller pour cela en Sibérie, le sais-tu ? car cela vaut la fausse monnaie !

Et s’approchant du divan, il retira des coussins un paquet de cartes encore cacheté.

— Voilà mon jeu de cartes !

Il l’éleva en l’air et le montra à tout le monde.

— J’ai vu de chez moi comment il a fourré le paquet dans les coussins, le vaurien ! C’est un pick-pocket, et non pas un pane !

— Et moi, j’ai vu tricher l’autre pane ! dit Kalganov.

— Ah ! quelle honte ! quelle honte ! s’écria Grouschegnka. Seigneur ! quel homme est-il devenu ! quel homme !

— J’y pensais, dit Mitia d’un ton bizarre.

Tout à coup le pane Vroublevsky s’approcha de Grouschegnka et, la menaçant du poing :

— Putain ! hurla-t-il.

Mitia s’était déjà jeté sur lui ; il le saisit des deux mains, l’enleva et en un clin d’œil l’emporta dans la chambre où ils étaient entrés tout à l’heure.

— Je l’ai posé par terre, dit-il en rentrant, un peu essoufflé. Il se débat, le misérable ! mais il ne reviendra pas.

Il ferma un battant de la porte et, tenant l’autre ouvert, il dit au pane à la pipe :

— Très-honoré pane, veuillez… je vous en prie…

— Petit père Mitia Fédorovitch, dit Trifon Borissitch, reprenez-leur donc votre argent ! Ils vous ont volé !

— Moi, je leur laisse mes cinquante roubles, dit Kalganov.

— Moi, je leur laisse mes deux cents. Que ce soit leur consolation !

— Bravo, Mitial ! Bon garçon ! cria Grouschegnka.

Le petit pane, tout rouge de colère, mais sans perdre son air important, se dirigea vers la porte, puis s’arrêta sur le seuil :

— Panie, si tu veux me suivre, viens, sinon, adieu.

Et il passa dans la chambre voisine. Mitia ferma la porte.

— Fermez à clef ! dit Kalganov.

Mais en ce moment la serrure grinça à l’intérieur : ils s’étaient enfermés eux-mêmes.

— Très-bien ! très-bien ! cria Grouschegnka.

VI

— À boire ! demanda Grouschegnka. Je veux m’enivrer comme l’autre jour, tu te rappelles, Mitia, quand nous sommes venus ici pour la première fois.

Mitia était comme fou de joie, il pressentait « son bonheur », quoique Grouschegnka l’éloignât d’elle.

— Va ! lui disait-elle, dis-leur de danser, de se réjouir !

Le chœur de babas était au complet. Les Juifs avec leurs violons et leurs cithares étaient arrivés aussi. Mitia s’agitait au milieu de tout ce monde. Des moujiks, des étrangers, déjà couchés, s’étaient réveillés et levés. Mitia les embrassait et leur faisait servir à boire et à manger. Cette kermesse lui allait ; il y était comme dans son élément. Grouschegnka, de la porte, le regardait ; tout à coup, elle vint à lui, le saisit par la main !

— Comment es-tu entré tout à l’heure ? J’avais si peur ! Tu voulais me laisser à lui, hein ? tu le voulais vraiment ?

— Je ne voulais pas troubler ton bonheur…

Mais elle n’écoutait déjà plus.

— Va, réjouis-toi, ne pleure pas, je te rappellerai tout à l’heure !…

Il s’en allait, elle écoutait les chansons, regardait les danses et suivait Mitia du regard, puis le rappelait.

— Assieds-toi près de moi. Raconte-moi comment tu as appris que j’étais ici.

Mitia entama son récit, mais parfois il fronçait le sourcil et s’interrompait.

— Qu’as-tu ? lui demandait-elle.

— Rien !… j’ai laissé là-bas un malade. Ah ! s’il pouvait guérir ! ah ! pour savoir seulement qu’il guérira je donnerais dix ans de ma vie.

— Laisse-le en paix, ton malade. Alors, vraiment, tu voulais te tuer demain matin ? Fou ! Et pourquoi ? Mais les fous comme toi me plaisent. Alors, tu ferais tout pour moi, eh ? Va, au lieu de te tuer, tu entendras peut-être de moi… un petit mot… pas aujourd’hui, demain… Tu voudrais aujourd’hui ? Mais je ne veux pas… Va-t’en.

Une fois encore, elle le rappela et lui demanda avec inquiétude :

— Mais qu’as-tu donc ? Tu es triste ? Car tu es triste, je le vois. Tu embrasses les moujiks, tu chantes, mais au fond, tu es triste. Sois gai, pour que je rie… Qui est-ce que j’aime ? Devine, qui ?…

Mitia avait la tête en feu. Il alla sur le balcon. L’air frais le calma. Seul dans l’obscurité, il saisit sa tête entre ses mains. Les pensées éparses se groupèrent tout à coup et la lumière jaillit dans son esprit. Quelle terrible lumière !

— Si je me tuais ? pensa-t-il. Quand me tuerai-je, si ce n’est maintenant.

Il restait indécis. Tout à l’heure, en venant à Mokroïe, il laissait derrière lui la honte, le vol, le sang, — et ce sang ! Mais il se sentait mieux que maintenant, beaucoup mieux. Tout était fini, Grouschegnka à un autre, perdue pour lui. Il lui avait été facile de prendre un parti, car que lui restait-il désormais ? Mais maintenant ce fantôme terrible, cet homme fatal, l’ancien amant de Grouschegnka était loin ; il s’était transformé en un être ridicule, grotesque, enfermé comme un enfant dans le cabinet noir. Et pourtant… « quel est celui qu’elle aime » ? Ah ! ce serait le moment de vivre, et c’est impossible ! malédiction ! « Seigneur, ressuscite celui qui gît là-bas, près de la haie : épargne-moi cette coupe amère ! Tu peux accomplir des miracles, Seigneur ! et c’est pour des pécheurs comme moi que tu daignes en accomplir. Si le vieillard vit encore, oh ! alors, je me laverai moi-même de mes autres hontes, je rendrai l’argent volé, je le trouverai dessous terre ! Cet opprobre n’aura laissé de traces qu’au fond de mon cœur ! Mais non, mais non, c’est un rêve impossible ! Ô malédiction !

Une espérance brillait pourtant parmi tant de ténèbres. Il se rejeta dans la chambre, vers elle, vers sa reine pour l’éternité. « Est-ce qu’une heure, un instant de son amour ne vaut pas tout le reste de la vie, même les tortures de la honte ? Seul avec elle ! La voir, l’entendre, ne plus penser, oublier tout ! Au moins cette nuit, une heure, un instant ! »

Grouschegnka n’était plus dans la salle. Il regarda dans la chambre voisine : elle était assise sur une malle et, penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’assourdir ses gémissements. En apercevant Mitia elle lui fit signe de venir. Il s’approcha, elle lui prit la main.

— Mitia ! Mitia ! je l’aimais ! je n’avais pas cessé de l’aimer durant ces cinq ans ! Était-ce lui ou ma rancune ? C’était lui, oh ! c’était lui ! J’ai menti en disant que c’était ma rancune… Mitia, je n’avais que dix-sept ans alors. Il était si tendre avec moi, si gai, il me chantait des chansons… ou peut-être me semblait-il ainsi, à moi, sotte fillette que j’étais ! Mais maintenant !… Mais ce n’est pas lui ! Il ne lui ressemble même pas ! ce n’est pas son visage ! En venant ici, je me demandais ce que j’allais lui dire, comment nous nous aborderions, quel serait notre premier regard, toute mon âme se tendait vers lui : maintenant on dirait qu’il a jeté sur moi un baquet d’eau sale. On dirait un outchitel[14] pédant, tranchant de l’important. J’étais comme ahurie. Je pensais d’abord qu’il était gêné par la présence de son camarade aux longues jambes, et je me demandais : Pourquoi ne puis-je lui parler comme jadis ?… Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour laquelle il m’a abandonnée… Mitia, quelle honte ! Oh ! que j’ai honte, Mitia, que j’ai honte ! honte pour toute la vie ! Maudits soient ces cinq ans !

Elle fondit de nouveau en larmes, tout en pressant dans les siennes la main de Mitia.

— Mitia, mon ami, attends, ne t’en va pas, je veux te dire un mot, murmura-t-elle en le regardant. Dis-moi : qui est-ce que j’aime ? J’aime ici un certain homme, dis-moi lequel.

Et sur son visage gonflé de larmes brilla un sourire.

— Il entre, mon cœur se serre. « Sotte ! voilà celui que tu aimes ! » me dit mon cœur. Ô Mitia, et la joie te suivait. « Mais de quoi a-t-il peur ? » pensais-je. Car tu avais peur, tu ne pouvais pas parler. Ce n’est pas d’eux que tu avais peur ! Est-ce que tu peux avoir peur d’un homme ? « C’est de moi qu’il a peur, de moi seule. » Mais Fénia ne t’a donc pas dit, sot, que je t’avais aimé pendant toute une heure ? Dire que je voulais en aimer un autre ! Mitia ! Mitia ! comment ai-je pu penser que j’en aimerais un autre après toi ? Me pardonnes-tu, Mitia ? M’aimes-tu ? m’aimes-tu ?

Elle se leva, lui mit ses deux mains sur les épaules. Lui, muet de bonheur, la regardait au fond des yeux, la contemplait. Tout à coup, il la prit dans ses bras.

— Me pardonnes-tu toutes tes souffrances ? C’est par méchanceté que je vous torturais tous ! C’est par méchanceté que j’ai rendu fou le vieux !… Te rappelles-tu, quand tu as cassé un verre chez moi ? J’ai fait de même aujourd’hui en buvant à « mon vil cœur » ! Mitia, mon cher, pourquoi m’embrasses-tu ?… Il m’embrasse, puis il me regarde et m’écoute… Pourquoi m’écouter ? Embrasse-moi ! plus fort ! plus fort ! c’est cela ! Quand on aime !… Je serai maintenant ton esclave, ton esclave pour toute la vie. C’est doux d’être une esclave !… Embrasse-moi ! Fais-moi souffrir ! Fais de moi tout ce que tu voudras… Oh ! il faut me faire souffrir… Mais non, arrête !… Après… je le veux… dit-elle tout à coup en le repoussant. Va-t’en, je veux boire, je veux être ivre, je veux danser, je veux ! je veux !

Elle s’arracha de lui et sortit. Mitia la suivit en chancelant.

« Quoi qu’il arrive, soit ! Je donnerais le monde entier pour un tel instant ! » pensait-il.

Grouschegnka but un verre de Champagne qui l’étourdit. Elle s’assit dans un fauteuil et un sourire de bonheur lui vint aux lèvres. Ses joues se coloraient, son regard alangui appelait Mitia.

— Pourquoi ne bois-tu pas, Mitia ? J’ai bu, moi !

— Je suis ivre déjà, ma chère… Je ne veux plus de vin.

Néanmoins, il vida un verre et la tête lui tourna tout à coup. Rien encore n’avait pu l’ébranler, et ce dernier verre le grisait complètement.

— Sais-tu ? Mitia, je veux aller au monastère. Vraiment, j’irai dès le jour, Alioscha m’a dit aujourd’hui une parole que je n’oublierai jamais… Oui… Pour aujourd’hui, dansons ! Demain au monastère, aujourd’hui au bal ! Rions, bonnes gens, Dieu nous le pardonnera. Si j’étais Dieu, je pardonnerais à tout le monde, « Mes chers petits, pauvres pécheurs, je vous fais grâce ! » Je veux même demander pardon aux autres : « Pardonnez, bonnes gens, à la sotte baba ! Je suis une bête fauve, voilà ce que je suis ! Mais je sais prier, prier !… Oui, une misérable telle que moi osera prier Dieu !… Mitia, qu’on danse ! ne les empêche pas de danser. Tout le monde est bon, vois-tu, tout le monde ! On est si bien dans la vie ! Si méchant qu’on soit, il fait si bon vivre !…

Ainsi divaguait Grouschegnka, sous l’influence d’une ivresse croissante. Elle finit par déclarer qu’elle voulait danser elle-même. Elle se leva, mais elle se soutenait à peine.

— Mitia, ne me donne plus de vin : même si je t’en demande, ne m’en donne plus. Le vin me fait mal, tout tourne… Mais je veux danser ! On va voir si je sais danser !

C’était un projet très-arrêté chez elle. Elle tira de sa poche un mouchoir en fine batiste, le prit par un bout et se mit à l’agiter en pirouettant. Les moujiks se turent, se préparant à entonner en chœur, au premier signe, la pliassovaïa[15]. Maximov, apprenant que Grouschegnka voulait danser, poussa un cri de joie et se mit à sauter autour d’elle en chantant. Mais Grouschegnka l’écarta.

— Chut ! Mitia, que tout le monde vienne me regarder ! Appelle aussi ceux qui sont enfermés… Pourquoi les as-tu enfermés ? Dis-leur que je danse, qu’ils viennent me voir !…

Mitia frappa de toutes ses forces à la porte des Polonais.

— Eh ! vous autres, les panove ! Sortez ! Elle danse et vous appelle.

Laïdak[16] ! grogna l’un des deux Polonais.

Podlaïdak toi-même ! Petit podletchonotchek !

— Vous feriez bien de ne plus vous moquer de la Pologne, observa gravement Kalganov.

— C’est bon, mon fils ! En le traitant ainsi, je n’ai pas voulu exprimer mon opinion sur tous les Polonais. Un seul laïdak ne constitue pas toute la Pologne ! Tais-toi, joli gamin, et mange des bonbons, va !

Pendant ce temps, Grouschegnka essayait vainement de danser.

— Elle a bu, la barinia ! disaient les babas.

— Hi ! hi ! Elle a bu ! Hi ! hi !

— Mitia, emmène-moi d’ici… Prends-moi, Mitia !

Mitia la saisit dans ses bras et la porta sur le lit, dans la chambre voisine.

La fête continuait et, au bruit des cris de joie et des chants, Mitia caressait Grouschegnka.

— Laisse-moi… dit-elle d’une voix suppliante. Ne me touche pas avant que je sois à toi… Je te dis que je serai tienne, épargne-moi encore ! Tant que les autres seront là. Il est ici, cela me fait horreur !…

— J’obéis. Pas même la pensée… Je te respecte, murmurait Mitia. Oui, c’est dégoûtant ici, oh, oui !

Et sans cesser de l’étreindre doucement, il s’agenouilla près du lit.

— Mitia, certes, tu es un tigre… mais que tu es noble ! Oui, il faut que ce soit honnêtement… toujours honnêtement désormais… Soyons honnêtes, bons, ne vivons pas comme des bêtes, soyons bons… Emmène-moi loin, entends-tu ? Je ne veux pas ici, mais loin, loin…

— Absolument ! dit Mitia en l’étreignant plus fort. Je t’emmènerai au bout du monde !… Oh ! je donnerais toute ma vie pour une seule année de toi… pourvu que je sache… sur ce sang !

— Quel sang ?

— Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Grouschka, tu veux que ce soit honnêtement ? Mais sais-tu que je suis un voleur ! J’ai volé Katka… Ô honte ! ô honte !

— Katka ? cette barichnia ? Non, tu ne lui as rien volé, tu lui rendras, tu prendras de l’argent chez moi… Qu’as-tu ? Tout ce qui est à moi est à toi ! Que me fait l’argent ! Nous le dépenserons sans compter… C’est notre caractère, n’est-ce pas, prodigue ? Et puis, nous irons ensuite labourer la terre. Oui, je fouillerai la terre avec ces mains-là. Il faudra travailler, entends-tu ? Alioscha me l’a ordonné. Je ne serai pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave, je travaillerai pour toi. Nous irons tous deux chez la barichnia, nous la saluerons, nous la prierons de nous pardonner et nous partirons… Si elle refuse de nous pardonner, d’ailleurs, nous nous passerons de son pardon ! Rends-lui son argent, à elle : à moi, donne-moi ton amour… Ah ! ne va pas l’aimer ! Ne l’aime plus ! Si tu l’aimais, je l’étranglerais… Je lui crèverais les yeux avec une aiguille…

— Je t’aime ! Je n’aime que toi ! Je t’aimerais en Sibérie…

— Pourquoi en Sibérie ? Soit, en Sibérie si tu veux, nous y travaillerons… Il y a de la neige… J’aime voyager à travers la neige… J’aime les tintements de la sonnette… Entends-tu ? en voici une qui tinte ! Où est-elle donc ?… Des voyageurs qui passent sur la route. Elle s’est tue…

Grouschegnka ferma les yeux et parut s’endormir.

Une sonnette, en effet, avait tinté dans l’éloignement.

Mitia appuya la tête sur la poitrine de Grouschegnka. Il ne s’apercevait pas que la sonnette avait cessé de tinter, que les chansons s’étaient interrompues et qu’aux joyeux cris d’ivresse succédait un silence de mort.

— Qu’est-ce donc ? J’ai dormi ? Ah ! oui… la sonnette… J’ai rêvé que je voyageais à travers la neige : la sonnette tintait, j’étais assoupie… Nous étions ensemble, nous allions loin, loin… Je t’embrassais, je te pressais contre moi, je me serrais dans tes bras, j’avais froid… et la neige étincelait. Tu sais, par les nuits de lune, comme la neige étincelle ? Il me semblait n’être plus sur la terre… Je me réveille et je retrouve mon bien-aimé près de moi ! Comme c’est bon !…

— Près de toi, murmura Mitia en couvrant de baisers la poitrine et les mains de la jeune femme.

Tout à coup, il lui sembla qu’elle regardait au delà de lui, au-dessus de sa tête, et que son regard devenait étrangement fixe. L’étonnement et presque la frayeur se peignait sur son visage.

— Mitia, qui est-ce qui nous regarde ? dit-elle tout bas.

Mitia se retourna et aperçut un homme qui avait soulevé les rideaux et regardait dans la chambre. Mitia se leva vivement et s’avança vers la porte.

— Venez ici, je vous prie, fit une voix basse mais ferme.

Mitia sortit de la chambre et s’arrêta, interdit. Toute la grande salle était pleine de gens inconnus. Un frisson courut le dos de Mitia, il tressaillit : il avait compris à qui il avait affaire. Ce vieillard de haute taille, en paletot, en képi d’uniforme, c’est l’ispravnik[17] Mikhaël Makarovitch, et celui-ci, « le patrinani » ; le dandy toujours chaussé de bottes bien cirées, c’est le substitut du procureur. « Il possède un chronomètre de quatre cents roubles, il me l’a montré, dans le temps… » et celui-là, petit, jeune, avec des lunettes ? Mitia ne se rappelait pas le nom, mais reconnaissait la figure, une figure qu’il avait vue, naguère, chez le juge d’instruction : « c’est une récente recrue de l’école de droit. » Et cet autre, c’est le stanovoï[18] Mavriky Mavrikitch. Mitia le connaît très-bien. Et ceux-là, avec leurs plaques en cuivre, que font-ils ici ? Et des moujiks ! Et au fond, près de la porte, Kalganov et Trifon Borissitch…

— Messieurs… Qu’y a-t-il donc, messieurs ? dit d’abord Mitia. Mais tout à coup, il s’écria à pleine voix :

— Je-com-prends !

Le jeune homme aux lunettes s’approcha de Mitia et commença, d’un air important, mais avec précipitation :

— Nous avons à vous… En un mot, je vous prie de vous asseoir ici, sur le divan… Il faut nous expliquer avec vous.

— Le vieillard ! s’écria Mitia hors de lui, le vieillard sanglant ! Je-com-prends !

Il tomba sur le siège qu’on lui indiquait.

— Tu comprends ? tu as compris ? Parricide ! misérable ! Le sang de ton vieux père crie contre toi ! hurla tout à coup le vieil ispravnik en s’approchant de Mitia.

Il était tout rouge et tremblait de colère.

— Mais c’est intolérable ! s’écria le petit jeune homme. Mikhaël Makarovitch ! Mikhaël Makarovitch ! Mais ce n’est pas comme cela ! ce n’est pas cela !… Je vous prie de me laisser parler. Je n’aurais jamais attendu cela de vous…

— Mais c’est du délire, messieurs, c’est du délire ! reprit l’ispravnik. Regardez-le donc : de nuit, ivre, avec une fille publique, tout taché encore du sang de son père ! C’est du délire !…

— Je vous prie instamment, mon cher Mikhaël Makarovitch, de contenir vos sentiments, dit le substitut, autrement, je serais forcé de prendre…

Le petit juge d’instruction l’interrompit et, s’adressant à Mitia, lui dit d’un ton ferme :

— Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je dois vous déclarer que vous êtes accusé d’avoir tué votre père, Fédor Pavlovitch Karamazov, qui a été assassiné cette nuit…

Mitia écoutait sans comprendre, les regardant tous d’un air effaré.

  1. Diminutif de Mikhaïl.
  2. Melons d’eau.
  3. Expression russe.
  4. Dicton populaire.
  5. Motus.
  6. En polonais, barine en russe.
  7. Le peuple russe appelle les Français des Moussiès.
  8. Traduction littérale d’un passage des Âmes mortes ; l’amphibologie est du fait de Gogol, qui donne là un échantillon du style officiel de son temps.
  9. Le héros des Âmes mortes.
  10. Pluriel de pane.
  11. Diminutif affectueux de babouschka, grand’mère.
  12. Année de l’annexion de la Pologne.
  13. Pelisse
  14. Maître d’école.
  15. Danse nationale.
  16. En polonais : laïdak, misérable ; podlaïdak, mot créé par Dmitri, quelque chose comme : sous-misérable ; podletchonotchek, autre invention de Dmitri, en russe : ignoble petit Polonais ; podle, ignoble ; poliatchek, Polonais.
  17. Chef de police rurale.
  18. Commissaire de la police rurale.