Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/V/07

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 288-295).

VII

Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit

Il parlait de même. Rencontrant Fiodor Pavlovitch au salon, il lui cria en gesticulant : « Je monte chez moi, je n’entre pas chez vous… au revoir ! » Et il passa en évitant de regarder son père. Sans doute, son dégoût pour le vieux l’emporta en cet instant, mais cette animosité manifestée avec un tel sans-gêne surprit Fiodor Pavlovitch lui-même. Il avait évidemment quelque chose de pressé à dire à son fils et était venu à sa rencontre dans cette intention ; à ce gracieux accueil, il se tut et le suivit d’un regard ironique jusqu’à ce qu’il eût disparu.

« Qu’a-t-il donc ? demanda-t-il à Smerdiakov qui survenait.

— Il est fâché, Dieu sait pourquoi, répondit évasivement Smerdiakov. — Au diable sa bouderie ! Dépêche-toi de donner le samovar et va-t’en. Rien de nouveau ? »

Ce furent alors les questions dont Smerdiakov venait de se plaindre à Ivan Fiodorovitch, concernant la visiteuse attendue, et nous les passons sous silence. Une demi-heure après, la maison était close, et le vieux toqué se mit à marcher de long en large, le cœur palpitant, attendant le signal convenu. Parfois, il regardait les fenêtres sombres, mais il ne voyait que la nuit.

Il était déjà fort tard et Ivan Fiodorovitch ne dormait pas. Il méditait et ne se coucha qu’à deux heures. Nous n’exposerons pas le cours de ses pensées ; le moment n’est pas venu d’entrer dans cette âme ; elle aura son tour. La tâche sera d’ailleurs malaisée, car ce n’étaient pas des pensées qui le harcelaient mais une sorte d’agitation vague. Lui-même sentait qu’il perdait pied. Des désirs étranges le tourmentaient : ainsi, après minuit, il éprouva une envie irrésistible de descendre, d’ouvrir la porte et d’aller dans le pavillon rosser Smerdiakov, mais si on lui avait demandé pourquoi, il n’aurait pas pu indiquer un seul motif, sauf peut-être que ce faquin lui était devenu odieux, comme le pire offenseur qui existât. D’autre part, une timidité inexplicable, humiliante, l’envahit à plusieurs reprises, paralysant ses forces physiques. La tête lui tournait. Une sensation de haine l’aiguillonnait, un désir de se venger de quelqu’un. Il haïssait même Aliocha, en se rappelant leur récente conversation, et, par instants, il se détestait lui-même. Il avait oublié Catherine Ivanovna et s’en étonna par la suite, se rappelant que la veille, lorsqu’il se vantait devant elle de partir le lendemain pour Moscou, il se disait à lui-même : « C’est absurde, tu ne partiras pas, et tu ne rompras pas si facilement, fanfaron ! » Longtemps après, Ivan Fiodorovitch se souvint avec répulsion que cette nuit-là il allait doucement, comme s’il craignait d’être aperçu, ouvrir la porte, sortait sur le palier et écoutait son père aller et venir au rez-de-chaussée ; il écoutait longtemps, avec une bizarre curiosité, retenant son souffle et le cœur battant ; lui-même ignorait pourquoi il agissait ainsi. Toute sa vie il traita ce « procédé » d’« indigne », le considérant au fond de son âme comme le plus vil qu’il eût à se reprocher. Il n’éprouvait alors aucune haine pour Fiodor Pavlovitch, mais seulement une curiosité intense ; que pouvait-il bien faire en bas ? Il le voyait regardant les fenêtres sombres, s’arrêtant soudain au milieu de la chambre pour écouter si l’on ne frappait pas. Deux fois, Ivan Fiodorovitch sortit ainsi sur le palier. Vers deux heures, quand tout fut calme, il se coucha, avide de sommeil, car il se sentait exténué. En vérité, il s’endormit profondément, sans rêves, et quand il se réveilla, il faisait déjà jour. En ouvrant les yeux, il fut surpris de se sentir une énergie extraordinaire, se leva, s’habilla rapidement, et se mit à faire sa malle. Justement, la blanchisseuse lui avait rapporté son linge et il souriait en pensant que rien ne s’opposait à son brusque départ. Il était brusque, en effet. Bien qu’Ivan Fiodorovitch eût déclaré la veille à Catherine Ivanovna, à Aliocha, à Smerdiakov, qu’il partait le lendemain pour Moscou, il se rappelait qu’en se mettant au lit il ne pensait pas à partir ; du moins il ne se doutait pas qu’en se réveillant il commencerait par faire sa malle. Enfin, elle fut prête, ainsi que son sac de voyage ; il était déjà neuf heures lorsque Marthe Ignatièvna vint lui demander comme d’habitude : « Prendrez-vous le thé chez vous, ou descendrez-vous ? » Il descendit presque gai, bien que ses paroles et ses gestes trahissent une certaine agitation.

Il salua affablement son père, s’informa même de sa santé, mais sans attendre sa réponse, lui déclara qu’il partait dans une heure pour Moscou, et pria qu’on commandât des chevaux. Le vieillard l’écouta sans le moindre étonnement, négligea même de prendre par convenance un air affligé ; en revanche, il se trémoussa, se rappelant fort à propos une affaire importante pour lui.

« Ah ! comme tu es bizarre ! Tu ne m’as rien dit hier. N’importe, il n’est pas trop tard. Fais-moi un grand plaisir, mon cher, passe par Tchermachnia. Tu n’as qu’à tourner à gauche à la station de Volovia, une douzaine de verstes au plus, et tu y es.

— Excusez, je ne puis ; il y a quatre-vingts verstes jusqu’à la station, le train de Moscou part à sept heures du soir, j’ai juste le temps.

— Tu as bien le temps de regagner Moscou ; aujourd’hui va à Tchermachnia. Qu’est-ce que ça te coûte de tranquilliser ton père ? Si je n’étais pas occupé, j’y serais allé moi-même depuis longtemps, car l’affaire est urgente, mais… ce n’est pas le moment de m’absenter… Vois-tu, je possède des bois, en deux lots, à Béguitchev et à Diatchkino, dans les landes. Les Maslov, père et fils, des marchands, n’offrent que huit mille roubles pour la coupe ; l’année dernière, il s’est présenté un acheteur, il en donnait douze mille, mais il n’est pas d’ici, note bien. Car il n’y a pas preneur chez les gens d’ici. Les Maslov, qui ont des centaines de mille roubles, font la loi : il faut accepter leurs conditions, personne n’ose enchérir sur eux. Or, le Père Ilinski m’a signalé, jeudi dernier, l’arrivée de Gorstkine, un autre marchand ; je le connais, il a l’avantage de n’être pas d’ici, mais de Pogrébov, il ne craint donc pas les Maslov. Il offre onze mille roubles, tu m’entends ? Il ne restera là-bas qu’une semaine au plus, m’écrit le pope. Tu irais négocier l’affaire avec lui…

— Écrivez donc au pope, il s’en chargera.

— Il ne saura pas, voilà le hic. Ce pope n’y entend rien. Il vaut son pesant d’or, je lui confierais vingt mille roubles sans reçu, mais il n’a pas de flair, on dirait un enfant. Pourtant c’est un érudit, figure-toi. Ce Gorstkine a l’air d’un croquant, il porte une blouse bleue, mais c’est un parfait coquin ; et par malheur, il ment, et parfois à tel point qu’on se demande pourquoi. Une fois, il a raconté que sa femme était morte et qu’il s’était remarié ; il n’y avait pas un mot de vrai ; sa femme est toujours là et le bat régulièrement. Il s’agit donc, maintenant, de savoir s’il est vraiment preneur à onze mille roubles.

— Mais, moi non plus, je n’entends rien à ces sortes d’affaires.

— Attends, tu t’en tireras, je vais te donner son signalement, à ce Gorstkine, il y a longtemps que je suis en relations d’affaires avec lui. Vois-tu, il faut regarder sa barbe, qu’il a rousse et vilaine. Quand elle s’agite et que lui-même se fâche en parlant, ça va bien, il dit la vérité et veut conclure ; mais s’il caresse sa barbe de la main gauche en souriant, c’est qu’il veut vous rouler, il triche. Inutile de regarder ses yeux, c’est de l’eau trouble ; regarde sa barbe. Son vrai nom n’est pas Gorstkine, mais Liagavi ; seulement, ne l’appelle pas Liagavi, il s’offenserait[1]. Si tu vois que l’affaire s’arrange, écris-moi un mot. Maintiens le prix de onze mille roubles, tu peux baisser de mille, mais pas davantage. Pense donc, huit et onze, cela fait trois mille de différence. C’est pour moi de l’argent trouvé, et j’en ai extrêmement besoin. Si tu m’annonces que c’est sérieux, je trouverai bien le temps d’y aller et de terminer. À quoi bon me déplacer maintenant, si le pope se trompe ? Eh bien ! iras-tu ou non ?

— Eh ! je n’ai pas le temps, dispensez-moi.

— Rends ce service à ton père, je m’en souviendrai. Vous êtes tous des sans-cœur. Qu’est-ce pour toi qu’un jour ou deux ? Où vas-tu maintenant, à Venise ? Elle ne va pas s’écrouler, ta Venise. J’aurais bien envoyé Aliocha, mais est-ce qu’il s’y connaît ? Tandis que toi, tu es malin, je le vois bien. Tu n’es pas marchand de bois, mais tu as des yeux. Il s’agit de voir si cet homme parle sérieusement ou non. Je le répète, regarde sa barbe : si elle remue, c’est sérieux.

— Alors, vous me poussez vous-même à cette maudite Tchermachnia », s’écria Ivan avec un mauvais sourire.

Fiodor Pavlovitch ne remarqua pas ou ne voulut pas remarquer la méchanceté et ne retint que le sourire.

« Ainsi, tu y vas, tu y vas ? Je vais te donner un billet.

— Je ne sais pas, je déciderai cela en route.

— Pourquoi en route, décide maintenant. L’affaire réglée, écris-moi deux lignes, remets-les au pope, qui me fera parvenir ton billet. Après quoi, tu seras libre de partir pour Venise. Le pope te conduira en voiture à la station de Volovia. »

Le vieillard exultait ; il écrivit un mot, on envoya chercher une voiture, on servit un petit déjeuner, du cognac. La joie le rendait ordinairement expansif, mais cette fois il semblait se contenir. Pas un mot au sujet de Dmitri. Nullement affecté par la séparation, il ne trouvait rien à dire. Ivan Fiodorovitch en fut frappé : « Je l’ennuyais », pensait-il. En accompagnant son fils, le vieux s’agita comme s’il voulait l’embrasser. Mais Ivan Fiodorovitch s’empressa de lui tendre la main, visiblement désireux d’éviter le baiser. Il comprit aussitôt et s’arrêta.

« Dieu te garde, répéta-t-il du perron. Tu reviendras bien une fois ? Cela me fera toujours plaisir de te voir. Que le Christ soit avec toi ! »

Ivan Fiodorovitch monta dans le tarantass[2].

« Adieu, Ivan, ne m’en veuille pas ! » lui cria une dernière fois son père.

Les domestiques, Smerdiakov, Marthe, Grigori, étaient venus lui faire leurs adieux. Ivan leur donna à chacun dix roubles. Smerdiakov accourut pour arranger le tapis.

« Tu vois, je vais à Tchermachnia… laissa tout à coup échapper Ivan comme malgré lui et avec un rire nerveux. Il se le rappela longtemps ensuite.

— C’est donc vrai, ce qu’on dit : il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit », répliqua Smerdiakov avec un regard pénétrant.

Le tarantass partit au galop. Le voyageur était préoccupé, mais il regardait avidement les champs, les coteaux, une bande d’oies sauvages qui volaient haut dans le ciel clair. Tout à coup, il éprouva une sensation de bien-être. Il essaya de causer avec le voiturier et s’intéressa fort à une réponse du moujik ; mais bientôt il se rendit compte que son esprit était ailleurs. Il se tut, respirant avec délices l’air pur et frais. Le souvenir d’Aliocha et de Catherine Ivanovna lui traversa l’esprit ; il sourit doucement, souffla sur ces chers fantômes, et ils s’évanouirent. « Plus tard ! » pensa-t-il. On atteignit vivement le relais, on remplaça les chevaux pour se diriger sur Volovia. « Pourquoi y a-t-il plaisir à causer avec un homme d’esprit, qu’entendait-il par là ? se demanda-t-il soudain. Pourquoi lui ai-je dit que j’allais à Tchermachnia ? »

Arrivé à la station de Volovia, Ivan descendit, les voituriers l’entourèrent ; il fit le prix pour Tchermachnia, douze verstes par un chemin vicinal. Il ordonna d’atteler, entra dans le local, regarda la préposée, ressortit sur le perron.

« Je ne vais pas à Tchermachnia. Ai-je le temps, les gars, d’arriver à sept heures à la gare ?

— À votre service. Faut-il atteler ?

— À l’instant même. Est-ce que l’un de vous va demain à la ville ?

— Oui. Dmitri y va.

— Pourrais-tu, Dmitri, me rendre un service ? Va chez mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, et dis-lui que je ne suis pas allé à Tchermachnia.

— Pourquoi pas ? Nous connaissons Fiodor Pavlovitch depuis longtemps.

— Tiens, voici un pourboire, car il ne faut pas compter sur lui… dit gaiement Ivan Fiodorovitch.

— C’est bien vrai, fit Dmitri en riant. Merci, monsieur, je ferai votre commission… »

À sept heures du soir, Ivan monta dans le train de Moscou. « Arrière tout le passé ! C’est fini pour toujours. Que je n’en entende plus parler ! Vers un nouveau monde, vers de nouvelles terres, sans regarder en arrière ! » Mais soudain son âme s’assombrit et une tristesse telle qu’il n’en avait jamais ressenti lui étreignit le cœur. Il médita toute la nuit. Le matin seulement, en arrivant à Moscou, il se ressaisit.

« Je suis un misérable ! » se dit-il.

Après le départ de son fils, Fiodor Pavlovitch se sentit le cœur léger. Pendant deux heures, il fut presque heureux, le cognac aidant, lorsque survint un incident fâcheux qui le consterna : Smerdiakov, en se rendant à la cave, dégringola de la première marche de l’escalier. Marthe Ignatièvna, qui se trouvait dans la cour, ne vit pas la chute, mais entendit son cri, le cri bizarre de l’épileptique en proie à une crise, elle le connaissait bien. Avait-il eu une attaque en descendant les marches qui l’avait fait rouler jusqu’en bas sans connaissance, ou bien était-ce la chute et la commotion qui l’avaient provoquée, on n’en savait rien. Toujours est-il qu’on le trouva au fond de la cave, se tordant dans d’horribles convulsions, l’écume aux lèvres. D’abord on crut qu’il s’était contusionné, fracturé un membre, mais « le Seigneur l’avait préservé », suivant l’expression de Marthe Ignatièvna. Il était indemne ; pourtant ce fut toute une affaire de le remonter. On y parvint avec l’aide des voisins. Fiodor Pavlovitch, qui assistait à l’opération, donna un coup de main. Il était bouleversé. Le malade demeurait sans connaissance : la crise, qui avait cessé, recommença ; on en conclut que les choses se passeraient comme l’année précédente, lorsqu’il était tombé du grenier. On lui avait alors mis de la glace sur le crâne ; il en restait dans la cave que Marthe Ignatièvna utilisa. Vers le soir, Fiodor Pavlovitch envoya chercher le docteur Herzenstube, qui arriva aussitôt. Après avoir examiné attentivement le malade (c’était le médecin le plus méticuleux du gouvernement, un petit vieux respectable), il conclut que c’était une crise extraordinaire, « pouvant amener des complications » ; que, pour le moment, il ne comprenait pas bien, mais que, le lendemain matin, si les remèdes prescrits n’avaient pas agi, il tenterait un autre traitement. On coucha le malade dans le pavillon, dans une petite chambre attenante à celle de Grigori. Ensuite, Fiodor Pavlovitch n’eut que des désagréments. Le potage préparé par Marthe Ignatièvna était de « l’eau de vaisselle » à côté de l’ordinaire ; la poule, desséchée, immangeable. Aux amers reproches, d’ailleurs justifiés, de son maître, la bonne femme répliqua que c’était une vieille poule et qu’elle-même n’était pas cuisinière de profession. Dans la soirée, autre tracas. Fiodor Pavlovitch apprit que Grigori, souffrant depuis l’avant-veille, s’était alité, en proie au lumbago. Il se hâta de prendre le thé et s’enferma, extrêmement agité. C’était ce soir qu’il attendait, presque à coup sûr, la visite de Grouchegnka ; du moins Smerdiakov lui avait assuré le matin même qu’« elle avait promis de venir ». Le cœur de l’incorrigible vieillard battait violemment ; il allait et venait dans les chambres vides en prêtant l’oreille. Il fallait être aux aguets : peut-être Dmitri l’épiait-il aux alentours, et dès qu’elle frapperait à la fenêtre (Smerdiakov affirmait qu’elle connaissait le signal), il faudrait lui ouvrir aussitôt, ne pas la retenir dans le vestibule, de peur qu’elle ne s’effrayât et ne prît la fuite. Fiodor Pavlovitch était tracassé, mais jamais plus douce espérance n’avait bercé son cœur : il était presque sûr que cette fois-ci elle viendrait.

  1. Liagavi veut dire : chien courant.
  2. Voiture de voyage dont la caisse est posée sur de longues poutres flexibles.