Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/V/06

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 280-288).

VI

Où l’obscurité règne encore

De son côté, après avoir quitté Aliocha, Ivan Fiodorovitch se rendit chez son père. Chose étrange, il éprouva tout à coup une anxiété intolérable, qui grandissait à mesure qu’il approchait de la maison. Ce n’était pas la sensation qui l’étonnait, mais l’impossibilité de la définir. Il connaissait l’anxiété par expérience et n’était pas surpris de la ressentir au moment où, après avoir rompu avec tout ce qui le retenait en ces lieux, il allait s’engager dans une voie nouvelle et inconnue, toujours aussi solitaire, plein d’espoir sans objet, de confiance excessive dans la vie, mais incapable de préciser son attente et ses espérances. Mais, en cet instant, bien qu’il appréhendât l’inconnu, ce n’était point ce qui le tourmentait. « Ne serait-ce pas le dégoût de la maison paternelle ? » pensait-il.

« On le dirait vraiment, tant elle me répugne, bien que j’en franchisse aujourd’hui le seuil pour la dernière fois… Mais non, ce n’est pas ça. Ce sont peut-être les adieux avec Aliocha, après notre entretien. Je me suis tu si longtemps, sans daigner parler, et voilà que j’accumule tant d’absurdités. » En réalité, ce pouvait être le dépit de l’inexpérience et de la vanité juvéniles, dépit de n’avoir pas révélé sa pensée, surtout avec un être tel qu’Aliocha, dont il attendait certainement beaucoup dans son for intérieur. Sans doute, ce dépit existait, c’était fatal, mais il y avait autre chose. « Être anxieux jusqu’à la nausée et ne pouvoir préciser ce que je veux. Ne pas penser, peut-être… »

Ivan Fiodorovitch essaya de « ne pas penser », mais rien n’y fit. Ce qui l’irritait surtout, c’est que cette anxiété avait une cause fortuite, extérieure, il le sentait. Un être ou un objet l’obsédait vaguement, de même qu’on a parfois devant les yeux, sans s’en rendre compte, durant un travail ou une conversation animée, quelque chose qui vous irrite jusqu’à la souffrance, jusqu’à ce que l’idée vous vienne enfin d’écarter l’objet fâcheux, souvent une bagatelle : une chose qui n’est pas en place, un mouchoir tombé à terre, un livre non rangé, etc. Ivan, de fort méchante humeur, arriva à la maison paternelle ; à quinze pas de la porte il leva les yeux et devina tout d’un coup le motif de son trouble.

Assis sur un banc, près de la porte cochère, le valet Smerdiakov prenait le frais. Au premier regard Ivan comprit que ce Smerdiakov lui pesait et que son âme ne pouvait le supporter. Ce fut comme un trait de lumière. Tantôt, tandis qu’Aliocha lui racontait sa rencontre avec Smerdiakov, il avait ressenti une morne répulsion, et, par contrecoup, de l’animosité. Ensuite, durant la conversation, il n’y songea plus, mais, dès qu’il se retrouva seul, la sensation oubliée émergea de l’inconscient. « Est-il possible que ce misérable m’inquiète à ce point ? » pensait-il exaspéré.

En effet, depuis peu, surtout les derniers jours, Ivan Fiodorovitch avait pris cet homme en aversion. Lui-même avait fini par remarquer cette antipathie grandissante. Ce qui l’aggravait peut-être, c’est qu’au début de son séjour parmi nous, Ivan Fiodorovitch éprouvait pour Smerdiakov une sorte de sympathie. Il l’avait trouvé d’abord très original, et conversait habituellement avec lui, tout en le jugeant un peu borné ou plutôt inquiet, et sans comprendre ce qui pouvait bien tourmenter constamment « ce contemplateur ». Ils s’entretenaient aussi de questions philosophiques, se demandant même pourquoi la lumière luisait le premier jour, alors que le soleil, la lune et les étoiles n’avaient été créés que le quatrième, et cherchant une solution à ce problème. Mais bientôt Ivan Fiodorovitch se convainquit que Smerdiakov s’intéressait médiocrement aux astres et qu’il lui fallait autre chose. Il manifestait un amour-propre excessif et offensé. Cela déplut fort à Ivan et engendra son aversion. Plus tard survinrent des incidents fâcheux, l’apparition de Grouchengnka, les démêlés de Dmitri avec son père ; il y eut des tracas. Bien que Smerdiakov en parlât toujours avec agitation, on ne pouvait jamais savoir ce qu’il désirait pour lui-même. Certains de ses désirs, quand il les formulait involontairement, frappaient par leur incohérence. C’étaient constamment des questions, des allusions qu’il n’expliquait pas, s’interrompant ou parlant d’autre chose au moment le plus animé. Mais, ce qui exaspérait Ivan et avait achevé de lui rendre Smerdiakov antipathique, c’était la familiarité choquante que celui-ci lui témoignait de plus en plus. Non qu’il fût impoli, au contraire ; mais Smerdiakov en était venu, Dieu sait pourquoi, à se croire solidaire d’Ivan Fiodorovitch, s’exprimait toujours comme s’il existait entre eux une entente secrète connue d’eux seuls et incompréhensible à leur entourage. Ivan Fiodorovitch fut longtemps à comprendre la cause de sa répulsion croissante, et ne s’en était rendu compte que tout dernièrement. Il voulait passer irrité et dédaigneux sans rien dire à Smerdiakov, mais celui-ci se leva et ce geste révéla à Ivan Fiodorovitch son désir de lui parler en particulier. Il le regarda et s’arrêta, et le fait d’agir ainsi, au lieu de passer outre comme il en avait l’intention, le bouleversa. Il considérait avec colère et répulsion cette figure d’eunuque, aux cheveux ramenés sur les tempes, avec une mèche qui se dressait. L’œil gauche clignait malicieusement, comme pour lui dire : « Tu ne passeras pas, tu vois bien que nous autres, gens d’esprit, nous avons à causer. » Ivan Fiodorovitch en frémit.

« Arrière, misérable ! Qu’y a-t-il de commun entre nous, imbécile ! » voulut-il s’écrier ; mais au lieu de cette algarade et à son grand étonnement, il proféra tout autre chose :

« Mon père dort-il encore ? » demanda-t-il d’un ton résigné et, sans y penser, il s’assit sur le banc.

Un instant, il eut presque peur, il se le rappela après coup. Smerdiakov, debout devant lui, les mains derrière le dos, le regardait avec assurance, presque avec sérénité.

« Il repose encore, dit-il sans se presser. (C’est lui qui m’a adressé le premier la parole ! ) Vous m’étonnez, monsieur, ajouta-t-il après un silence, les yeux baissés avec affectation, en jouant du bout de sa bottine vernie, le pied droit en avant.

— Qu’est-ce qui t’étonne ? demanda sèchement Ivan Fiodorovitch, s’efforçant de se contenir, mais écœuré de ressentir une vive curiosité, qu’il voulait satisfaire à tout prix.

— Pourquoi n’allez-vous pas à Tchermachnia ? demanda Smerdiakov avec un sourire familier. Tu dois comprendre mon sourire si tu es un homme d’esprit », semblait dire son œil gauche.

— Qu’irais-je faire à Tchermachnia ? » s’étonna Ivan Fiodorovitch.

Il y eut un silence.

« Fiodor Pavlovitch vous en a instamment prié, dit-il enfin, sans se presser, comme s’il n’attachait aucune importance à sa réponse : Je t’indique un motif de troisième ordre, uniquement pour dire quelque chose.

— Eh diable ! parle plus clairement. Que veux-tu ? » s’écria Ivan Fiodorovitch que la colère rendait grossier.

Smerdiakov ramena son pied droit vers la gauche, se redressa, toujours avec le même sourire flegmatique.

« Rien de sérieux… C’était pour dire quelque chose. »

Nouveau silence. Ivan Fiodorovitch comprenait qu’il aurait dû se lever, se fâcher ; Smerdiakov se tenait devant lui et semblait attendre : « Voyons, te fâcheras-tu ou non ? » Il en avait du moins l’impression. Enfin il fit un mouvement pour se lever. Smerdiakov saisit l’instant.

« Une terrible situation que la mienne, Ivan Fiodorovitch ; je ne sais comment me tirer d’affaire » dit-il d’un ton ferme ; après quoi il soupira. Ivan se rassit.

« Tous deux ont perdu la tête, on dirait des enfants. Je parle de votre père et de votre frère Dmitri Fiodorovitch. Tout à l’heure, Fiodor Pavlovitch va se lever et me demander à chaque instant jusqu’à minuit et même après : « Pourquoi n’est-elle pas venue ? » Si Agraféna Alexandrovna ne vient pas (je crois qu’elle n’en a pas du tout l’intention), il s’en prendra encore à moi demain matin : « Pourquoi n’est-elle pas venue ? Quand viendra-t-elle ? » Comme si c’était ma faute ! De l’autre côté, c’est la même histoire ; à la nuit tombante, parfois avant, votre frère survient, armé : « Prends garde, coquin, gâte-sauce, si tu la laisses passer sans me prévenir, je te tuerai le premier ! » Le matin, il me tourmente comme Fiodor Pavlovitch, si bien que je parais aussi responsable devant lui de ce que sa dame n’est pas venue. Leur colère grandit tous les jours, au point que je songe parfois à m’ôter la vie, tellement j’ai peur. Je n’attends rien de bon.

— Pourquoi t’es-tu mêlé de cela ? Pourquoi es-tu devenu l’espion de Dmitri ?

— Comment faire autrement ? D’ailleurs, je ne me suis mêlé de rien, si vous voulez le savoir. Au début je me taisais, n’osant répliquer. Il a fait de moi son serviteur. Depuis ce sont des menaces continuelles : « Je te tuerai, coquin, si tu la laisses passer. » Je suis sûr, monsieur, d’avoir demain une longue crise.

— Quelle crise ?

— Mais une longue crise. Elle durera plusieurs heures, un jour ou deux, peut-être. Une fois, elle a duré trois jours, où je suis resté sans connaissance. J’étais tombé du grenier. Fiodor Pavlovitch envoya chercher Herzenstube, qui prescrivit de la glace sur le crâne, puis un autre remède. J’ai failli mourir.

— Mais on dit qu’il est impossible de prévoir les crises d’épilepsie. D’où peux-tu savoir que ce sera demain ? demanda Ivan Fiodorovitch avec une curiosité où il entrait de la colère.

— C’est vrai.

— De plus, tu étais tombé du grenier cette fois-là.

— Je peux en tomber demain, car j’y monte tous les jours. Si ce n’est pas au grenier, je tomberai à la cave. J’y descends aussi chaque jour. »

Ivan le considéra longuement.

« Tu manigances quelque chose que je ne comprends pas bien, fit-il à voix basse, mais d’un air menaçant. N’as-tu pas l’intention de simuler une crise pour trois jours ?

— Si je pouvais simuler — ce n’est qu’un jeu quand on en a l’expérience — j’aurais pleinement le droit de recourir à ce moyen pour sauver ma vie, car lorsque je suis dans cet état, même si Agraféna Alexandrovna venait, votre frère ne pourrait pas demander des comptes à un malade. Il aurait honte.

— Eh diable ! s’écria Ivan Fiodorovitch, les traits contractés par la colère, qu’as-tu à craindre toujours pour ta vie ? Les menaces de Dmitri sont les propos d’un homme furibond, rien de plus. Il tuera quelqu’un, mais pas toi.

— Il me tuerait comme une mouche, moi le premier. Je crains davantage de passer pour son complice, s’il attaquait follement son père.

— Pourquoi t’accuserait-on de complicité ?

— Parce que je lui ai révélé en secret… les signaux.

— Quels signaux ? Que le diable t’emporte ! Parle clairement.

— Je dois avouer, traîna Smerdiakov d’un air doctoral, que nous avons un secret, Fiodor Pavlovitch et moi. Vous savez sans doute que depuis quelques jours il se verrouille sitôt la nuit venue. Ces temps, vous rentrez de bonne heure, vous montez tout de suite chez vous ; même vous n’êtes pas sorti du tout ; aussi vous ignorez peut-être avec quel soin il se barricade. Si Grigori Vassiliévitch venait, il ne lui ouvrirait qu’en reconnaissant sa voix. Mais Grigori Vassiliévitch ne vient pas, parce que maintenant je suis seul à son service dans ses appartements — il en a décidé ainsi depuis cette intrigue avec Agraféna Alexandrovna ; d’après ses instructions je passe la nuit dans le pavillon ; jusqu’à minuit je dois monter la garde, surveiller la cour au cas où elle viendrait ; depuis quelques jours l’attente le rend fou. Il raisonne ainsi : on dit qu’elle a peur de lui (de Dmitri Fiodorovitch, s’entend), donc elle viendra la nuit par la cour ; guette-la jusqu’à minuit passé. Dès qu’elle sera là, cours frapper à la porte ou à la fenêtre dans le jardin, deux fois doucement, comme ça, puis trois fois plus vite, toc, toc, toc. Alors je comprendrai que c’est elle et t’ouvrirai doucement la porte. Il m’a donné un autre signal pour les cas extraordinaires, d’abord deux coups vite, toc toc, puis, après un intervalle, une fois fort. Il comprendra qu’il y a du nouveau et m’ouvrira, je ferai mon rapport. Cela au cas où l’on viendrait de la part d’Agraféna Alexandrovna, ou si Dmitri Fiodorovitch survenait, afin de signaler son approche. Il a très peur de lui et même s’il était enfermé avec sa belle et que l’autre arrive, je suis tenu de l’en informer immédiatement, en frappant trois fois. Le premier signal, cinq coups, veut donc dire : « Agraféna Alexandrovna est arrivée » ; le second trois coups, signifie « Affaire urgente ». Il m’en a fait la démonstration plusieurs fois. Et comme personne au monde ne connaît ces signes, excepté lui et moi, il m’ouvrira sans hésiter ni appeler (il craint fort de faire du bruit). Or, Dmitri Fiodorovitch est au courant de ces signaux.

— Pourquoi ? C’est toi qui les as transmis ? Comment as-tu osé ?

— J’avais peur. Pouvais-je garder le secret ? Dmitri Fiodorovitch insistait chaque jour : « Tu me trompes, tu me caches quelque chose ! Je te romprai les jambes. » J’ai parlé pour lui prouver ma soumission et le persuader que je ne le trompe pas, bien au contraire.

— Eh bien, si tu penses qu’il veut entrer au moyen de ce signal, empêche-le !

— Et si j’ai ma crise, comment l’en empêcherai-je, en admettant que je l’ose ? Il est si violent !

— Que le diable t’emporte ! pourquoi es-tu si sûr d’avoir une crise demain ? Tu te moques de moi !

— Je ne me le permettrais pas ; d’ailleurs, ce n’est pas le moment de rire. Je pressens que j’aurai une crise, rien que la peur la provoquera.

— Si tu es couché, c’est Grigori qui veillera. Préviens-le, il l’empêchera d’entrer.

— Je n’ose pas révéler les signaux à Grigori Vassiliévitch sans la permission de Monsieur. D’ailleurs, Grigori Vassiliévitch est souffrant depuis hier et Marthe Ignatièvna se prépare à le soigner. C’est fort curieux : elle connaît et tient en réserve une infusion très forte, faite avec une certaine herbe, c’est un secret. Trois fois par an, elle donne ce remède à Grigori Vassiliévitch, quand il a son lumbago et qu’il est comme paralysé. Elle prend une serviette imbibée de cette liqueur et lui en frotte le dos une demi-heure, jusqu’à ce qu’il ait la peau rougie et même enflée. Puis elle lui donne à boire le reste du flacon, en récitant une prière. Elle en prend elle-même un peu. Tous deux, n’ayant pas l’habitude de boire, tombent sur place et s’endorment d’un profond sommeil qui dure longtemps. Au réveil, Grigori Vassiliévitch est presque toujours guéri, tandis que sa femme a la migraine. De sorte que si demain Marthe Ignatièvna met son projet à exécution, ils n’entendront guère Dmitri Fiodorovitch et le laisseront entrer. Ils dormiront.

— Tu radotes. Tout s’arrangera comme exprès : toi tu auras ta crise, les autres seront endormis. C’est à croire que tu as des intentions… s’exclama Ivan Fiodorovitch en fronçant le sourcil.

— Comment pourrais-je arranger tout cela… et à quoi bon, alors que tout dépend uniquement de Dmitri Fiodorovitch ?… S’il veut agir, il agira, sinon je n’irai pas le chercher pour le pousser chez son père.

— Mais pourquoi viendrait-il, et en cachette encore, si Agraféna Alexandrovna ne vient pas, comme tu le dis toi-même, poursuivit Ivan Fiodorovitch pâle de colère. Moi aussi, j’ai toujours pensé que c’était une fantaisie du vieux, que jamais cette créature ne viendrait chez lui. Pourquoi donc Dmitri forcerait-il la porte ? Parle, je veux connaître ta pensée.

— Vous savez vous-même pourquoi il viendra, que vous importe ce que je pense ? Il viendra par animosité ou par défiance, si je suis malade, par exemple ; il aura des doutes et voudra explorer lui-même l’appartement, comme hier soir, voir si elle ne serait pas entrée à son insu. Il sait aussi que Fiodor Pavlovitch a préparé une grande enveloppe contenant trois mille roubles, scellée de trois cachets et nouée d’un ruban. Il a écrit de sa propre main : « Pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir. » Trois jours après, il a ajouté : « Pour ma poulette. »

— Quelle absurdité ! s’écria Ivan Fiodorovitch hors de lui. Dmitri n’ira pas voler de l’argent et tuer son père en même temps. Hier, il aurait pu le tuer comme un fou furieux à cause de Grouchegnka, mais il n’ira pas voler.

— Il a un extrême besoin d’argent, Ivan Fiodorovitch. Vous ne pouvez même pas vous en faire une idée, expliqua Smerdiakov avec un grand calme et très nettement. D’ailleurs, il estime que ces trois mille roubles lui appartiennent et m’a déclaré : « Mon père me redoit juste trois mille roubles. » De plus, Ivan Fiodorovitch, considérez ceci : il est presque sûr qu’Agraféna Alexandrovna, si elle le veut bien, obligera Fiodor Pavlovitch à l’épouser. Je dis comme ça qu’elle ne viendra pas, mais peut-être voudra-t-elle davantage, c’est-à-dire devenir une dame. Je sais que son amant, le marchand Samsonov, lui a dit franchement que ce ne serait pas une mauvaise affaire. Elle-même n’est pas sotte ; elle n’a aucune raison d’épouser un gueux comme Dmitri Fiodorovitch. Dans ce cas, Ivan Fiodorovitch, vous pensez bien que ni vous ni vos frères n’hériterez de votre père, pas un rouble, car si Agraféna Alexandrovna l’épouse, c’est pour mettre tout à son nom. Que votre père meure maintenant, vous recevrez chacun quarante mille roubles, même Dmitri Fiodorovitch qu’il déteste tant, car son testament n’est pas encore fait… Dmitri Fiodorovitch est au courant de tout cela… »

Les traits d’Ivan se contractèrent. Il rougit.

« Pourquoi donc, interrompit-il brusquement, me conseillais-tu de partir à Tchermachnia ? Qu’entendais-tu par là ? Après mon départ, il arrivera ici quelque chose. »

Il haletait.

« Tout juste, dit posément Smerdiakov, tout en fixant Ivan Fiodorovitch.

— Comment, tout juste ? répéta Ivan Fiodorovitch, tâchant de se contenir, le regard menaçant.

— J’ai dit cela par pitié pour vous. À votre place, je lâcherais tout… pour m’écarter d’une mauvaise affaire », répliqua Smerdiakov d’un air dégagé.

Tous deux se turent.

« Tu m’as l’air d’un fameux imbécile… et d’un parfait gredin ! »

Ivan Fiodorovitch se leva d’un bond. Il voulait franchir la petite porte, mais s’arrêta et revint vers Smerdiakov. Alors il se passa quelque chose d’étrange : Ivan Fiodorovitch se mordit les lèvres, serra les poings et faillit se jeter sur Smerdiakov. L’autre s’en aperçut à temps, frissonna, se rejeta en arrière. Mais rien de fâcheux n’arriva et Ivan Fiodorovitch, silencieux et perplexe, se dirigea vers la porte.

« Je pars demain pour Moscou, si tu veux le savoir, demain matin, voilà tout ! cria-t-il hargneusement, surpris après coup d’avoir pu dire cela à Smerdiakov.

— C’est parfait, répliqua l’autre, comme s’il s’y attendait. Seulement, on pourrait vous télégraphier à Moscou, s’il arrivait quelque chose. »

Ivan Fiodorovitch se retourna de nouveau, mais un changement subit s’était opéré en Smerdiakov. Sa familiarité nonchalante avait disparu ; tout son visage exprimait une attention et une attente extrêmes, bien que timides et serviles. « N’ajouteras-tu rien ? » lisait-on dans son regard fixé sur Ivan Fiodorovitch.

« Est-ce qu’on ne me rappellerait pas aussi de Tchermachnia, s’il arrivait quelque chose ? s’écria Ivan Fiodorovitch, élevant la voix sans savoir pourquoi.

— À Tchermachnia aussi on vous avisera… murmura Smerdiakov à voix basse, sans cesser de regarder Ivan dans les yeux.

— Seulement Moscou est loin, Tchermachnia est près ; regrettes-tu les frais du voyage, que tu insistes pour Tchermachnia, ou me plains-tu d’avoir à faire un grand détour ?

— Tout juste », murmura Smerdiakov, d’une voix mal assurée et avec un sourire vil, s’apprêtant de nouveau à bondir en arrière.

Mais, à sa grande surprise, Ivan Fiodorovitch éclata de rire. La porte passée, il riait encore. Qui l’eût observé en cet instant n’aurait pas attribué ce rire à la gaieté. Lui-même n’aurait pu expliquer ce qu’il éprouvait. Il marchait machinalement.