Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IV/04

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 193-198).

IV

Chez les dames Khokhlakov

Il arriva bientôt chez Mme Khokhlakov, dont la maison, à deux étages et en pierre, était une des plus belles de notre ville. Bien qu’elle habitât plus souvent un domaine situé dans une autre province, ou sa maison de Moscou, elle en possédait une dans notre ville, qui lui venait de sa famille. Au reste, la plus grande de ses trois propriétés se trouvait dans notre district, mais elle n’était encore venue que fort rarement chez nous. Elle accourut à la rencontre d’Aliocha dans le vestibule.

« Vous avez reçu ma lettre à propos du nouveau miracle ? demanda-t-elle nerveusement.

— Oui, je l’ai reçue.

— Vous l’avez fait circuler, montrée à tout le monde ? Il a rendu un fils à sa mère ?

— Il mourra sans doute aujourd’hui, dit Aliocha.

— Je le sais. Oh ! comme je voudrais parler de tout cela, avec vous ou avec un autre ! Non, avec vous, avec vous ! Et dire que je ne peux pas le voir, quel dommage ! Toute la ville est en émoi, tout le monde est dans l’attente. À propos… savez-vous que Catherine Ivanovna est en ce moment chez nous ?

— Ah ! l’heureuse rencontre ! s’exclama Aliocha. Elle m’a recommandé d’aller la voir aujourd’hui.

— Je sais, je sais. On m’a raconté en détail ce qui s’est passé hier… cette scène horrible avec cette… créature. C’est tragique[1], et, à sa place je ne sais pas ce que j’aurais fait. Et votre frère Dmitri, quel homme, mon Dieu ! Alexéi Fiodorovitch, je m’embrouille ; figurez-vous que votre frère est ici, c’est-à-dire pas ce terrible personnage, mais l’autre, Ivan. Il a un entretien solennel avec Catherine Ivanovna… Si vous saviez ce qui se passe entre eux, c’est affreux, c’est déchirant, c’est invraisemblable ! Ils se tourmentent à plaisir, ils le savent, et en tirent une âpre jouissance. Je vous attendais, j’avais soif de vous ! Je ne puis supporter cela. Je vais tout vous raconter. Ah ! j’allais oublier l’essentiel. Dites-moi, pourquoi Lise a-t-elle une crise nerveuse ? Ça l’a prise dès qu’elle a été informée de votre arrivée.

— Maman, c’est vous qui avez une crise, ce n’est pas moi », gazouilla soudain la voix de Lise qui venait de la chambre voisine, à travers l’entrebâillement.

L’ouverture était toute petite et la voix aiguë, tout à fait comme lorsqu’on a une violente envie de rire et qu’on s’efforce de la réprimer. Aliocha avait remarqué cette fente, par où Lise devait l’examiner de son fauteuil, sans qu’il pût s’en rendre compte.

« Tes caprices pourraient bien en effet me donner une crise ! Et pourtant, Alexéi Fiodorovitch, elle a été malade toute la nuit, la fièvre, des gémissements, que sais-je encore ! Avec quelle impatience j’ai attendu le jour, et l’arrivée du docteur Herzenstube ! Il dit qu’il n’y comprend rien, qu’il faut attendre. Quand il vient, il répète toujours la même chose. Dès que vous êtes entré, elle a poussé un cri et a voulu être transportée dans son ancienne chambre…

— Maman, je ne savais pas du tout qu’il allait venir, ce n’est pas pour l’éviter que j’ai voulu passer chez moi.

— Ce n’est pas vrai, Lise ; Julie guettait Alexéi Fiodorovitch et a couru t’annoncer son arrivée.

— Chère petite maman, voilà qui n’est pas malin de votre part. Vous feriez mieux de dire à notre cher visiteur qu’il a prouvé son peu d’esprit en se décidant à venir chez nous après la journée d’hier, alors que tout le monde se moque de lui.

— Tu vas trop loin, Lise, et je t’assure que je recourrai à des mesures de rigueur. Personne ne se moque de lui ; je suis fort heureuse qu’il soit venu ; il m’est nécessaire, indispensable. Oh ! Alexéi Fiodorovitch, que je suis malheureuse !

— Qu’avez-vous donc, ma petite maman ?

— Ce qui me tue, Lise, ce sont tes caprices, ton inconstance, ta maladie, cette terrible nuit de fièvre, cet affreux et éternel Herzenstube, enfin tout, tout… Et puis ce miracle ! Oh ! comme il m’a frappée, remuée, cher Alexéi Fiodorovitch ! Et cette tragédie au salon, ou plutôt cette comédie. Dites-moi, le starets Zosime vivra-t-il jusqu’à demain ? Ô, mon Dieu, que m’arrive-t-il ? Je ferme les yeux à chaque instant et je me dis que tout cela est absurde, absurde.

— Je vous serais bien obligé, l’interrompit soudain Aliocha, de me donner un petit chiffon pour panser mon doigt qui me fait très mal ; je me suis blessé. »

Aliocha découvrit son doigt mordu, le mouchoir plein de sang. Mme Khokhlakov poussa un cri, ferma les yeux.

« Mon Dieu, quelle blessure, c’est affreux ! »

Dès que Lise eut aperçu le doigt d’Aliocha à travers la fente, elle ouvrit la porte toute grande.

« Venez, venez, dit-elle d’une voix impérieuse. Maintenant, trêve de bêtises ! Mon Dieu, pourquoi êtes-vous resté si longtemps sans rien dire ? Il aurait pu perdre tout son sang, maman ! Où et comment cela vous est-il arrivé ? Avant tout de l’eau, de l’eau ! Il faut laver la blessure, plonger le doigt dans l’eau froide pour faire cesser la douleur et l’y tenir longtemps… Vite, de l’eau, maman, dans un bol ! Plus vite, voyons, fit-elle d’un mouvement nerveux. La blessure d’Aliocha la consternait.

— Ne faut-il pas envoyer chercher Herzenstube ? s’écria la mère.

— Maman, vous me faites mourir, votre docteur viendra pour dire qu’il n’y comprend rien ! De l’eau, de l’eau ! maman, pour l’amour de Dieu, allez vous-même stimuler Julie qui s’est attardée je ne sais où ; elle ne peut jamais venir à temps ! Plus vite, maman, ou je meurs…

— Mais c’est une bêtise ! » s’exclama Aliocha, effrayé de leur émoi.

Julie accourut avec de l’eau, Aliocha y trempa son doigt.

« Maman, je vous en supplie, apportez de la charpie et de cette eau trouble pour les coupures, comment l’appelle-t-on ? Nous en avons, nous en avons… maman, vous savez où est le flacon, dans votre chambre à coucher, l’armoire à droite ; il y a un grand flacon et de la charpie.

— Tout de suite, Lise, mais ne crie pas, ne t’énerve pas. Tu vois avec quel courage Alexéi Fiodorovitch supporte sa douleur. Où vous êtes-vous blessé ainsi, Alexéi Fiodorovitch ? »

Elle sortit aussitôt. Lise n’attendait que cela.

« Avant tout, répondez à ma question, dit-elle rapidement. Où avez-vous pu vous blesser ainsi ? Puis nous parlerons d’autre chose. Allez-y ! »

Aliocha, devinant que le temps était précieux, lui fit un récit exact, bien qu’abrégé, de son étrange rencontre avec les écoliers. Après l’avoir écouté, Lise joignit les mains.

« Comment pouvez-vous, et encore dans cet habit, vous commettre avec des gamins ! s’écria-t-elle d’un ton courroucé, comme si elle avait des droits sur lui. Après cela, vous n’êtes vous-même qu’un gamin, le plus petit d’entre eux. Pourtant, ne manquez pas de vous informer de ce drôle, et racontez-moi tout : il doit y avoir là un secret. Autre chose, maintenant. Pouvez-vous, malgré la douleur, parler sensément de bagatelles ?

— Mais oui, d’ailleurs cela ne me fait plus si mal.

— C’est parce que votre doigt est dans l’eau. Il faut la changer tout de suite, elle s’échaufferait. Julie, va chercher un morceau de glace à la cave, et un nouveau bol d’eau. La voilà partie, j’aborde le sujet. Mon cher Alexéi Fiodorovitch, veuillez me rendre immédiatement ma lettre ; maman peut rentrer d’une minute à l’autre, et je ne veux pas…

— Je ne l’ai pas sur moi.

— Ce n’est pas vrai, vous l’avez, j’étais sûre que vous me feriez cette réponse. J’ai tant regretté, toute la nuit, cette stupide plaisanterie. Rendez-moi ma lettre à l’instant. Rendez-la-moi !

— Elle est restée chez moi !

— Vous devez me prendre pour une fillette, après la sotte plaisanterie de ma lettre, je vous en demande pardon ! Mais, rendez-la-moi ; si vraiment vous ne l’avez pas sur vous, apportez-la aujourd’hui sans faute.

— Aujourd’hui, c’est impossible, car je retourne au monastère, et je ne viendrai pas vous voir pendant deux jours, trois, quatre peut-être, parce que le starets Zosime…

— Quatre jours, quelle sottise ! Écoutez, avez-vous beaucoup ri de moi ?

— Pas le moins du monde.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je vous ai crue, aveuglément.

— Vous m’offensez !

— Pas du tout. J’ai pensé tout de suite après avoir lu, que cela se réaliserait, car dès que le starets sera mort, il me faudra quitter le monastère. Ensuite, j’achèverai mes études, je passerai mes examens, et après le délai légal nous nous marierons. Je vous aimerai bien. Quoique je n’aie pas encore eu le temps d’y songer, j’ai réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure que vous, et le starets m’ordonne de me marier…

— Je suis un monstre, on me roule sur un fauteuil, objecta en riant Lise, les joues empourprées.

— Je vous roulerai moi-même, mais je suis sûr que d’ici là vous serez rétablie.

— Mais vous êtes fou ! proféra Lise nerveusement. Tirer une telle conclusion d’une simple plaisanterie !… Voici maman, peut-être fort à propos. Maman, comment avez-vous pu rester si longtemps ! Et voilà Julie qui apporte la glace.

— Ah ! Lise, ne crie pas, je t’en supplie. J’ai la tête rompue… Est-ce ma faute si tu as changé la charpie de place… J’ai cherché, cherché… je soupçonne que tu l’as fait exprès.

— Je ne pouvais pas deviner qu’il arriverait avec un doigt mordu ; sinon je l’aurais peut-être fait exprès. Ma chère maman, vous commencez à dire des choses fort spirituelles.

— Spirituelles, soit, mais de quels sentiments, Lise, à l’égard du doigt d’Alexéi Fiodorovitch et de tout ceci ! Oh ! mon cher Alexéi Fiodorovitch, ce ne sont pas les détails qui me tuent, ni un Herzenstube quelconque, mais le tout ensemble, le tout réuni, voilà ce que je ne puis supporter.

— En voilà assez sur Herzenstube, maman, reprit Lise dans un joyeux rire, donnez-moi vite l’eau et la charpie. C’est de l’eau blanche, Alexéi Fiodorovitch, le nom me revient, un excellent remède. Maman, figurez-vous qu’il s’est battu avec des gamins, dans la rue, et qu’un d’eux l’a mordu ! N’est-il pas lui-même un petit bonhomme, et peut-il se marier, maman, après cette aventure, car figurez-vous qu’il veut se marier ? Le voyez-vous marié, n’est-ce pas à mourir de rire ? »

Lise riait de son petit rire nerveux, en regardant malicieusement Aliocha.

« Que racontes-tu là, Lise, c’est fort déplacé de ta part !… D’autant plus que ce gamin était peut-être enragé !

— Ah ! maman, comme s’il y avait des enfants enragés.

— Pourquoi pas, Lise ? Ce gamin a été mordu par un chien enragé, il l’est devenu lui-même et il a mordu quelqu’un à son tour… Comme elle vous a bien pansé, Alexéi Fiodorovitch, je n’aurais jamais su le faire comme ça. Avez-vous mal ?

— Très peu.

— N’avez-vous pas peur de l’eau ? demanda Lise.

— Assez, Lise, j’ai parlé peut-être trop vite de rage, à propos de ce garçon, et tu en conclus Dieu sait quoi. Catherine Ivanovna vient d’apprendre votre arrivée, Alexéi Fiodorovitch, elle désire ardemment vous voir.

— Ah ! maman, allez-y seule ; il ne peut pas encore, il souffre trop.

— Je ne souffre pas du tout, je puis très bien y aller, protesta Aliocha.

— Comment, vous partez ? Ah, c’est comme ça !

— Eh bien, quand j’aurai fini, je reviendrai et nous pourrons bavarder autant qu’il vous plaira. J’ai hâte de voir Catherine Ivanovna, car je désire rentrer le plus tôt possible au monastère.

— Maman, emmenez-le vite. Alexéi Fiodorovitch, ne prenez pas la peine de revenir vers moi après avoir vu Catherine Ivanovna, allez tout droit à votre monastère, c’est là votre vocation ! Quant à moi, j’ai envie de dormir, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

— Ah ! Lise, tu plaisantes, bien sûr ; cependant si tu t’endormais, pour de bon ?

— Je resterai bien encore trois minutes, même cinq si vous le voulez, marmotta Aliocha.

— Emmenez-le donc plus vite, maman, c’est un monstre.

— Lise, tu as perdu la tête. Allons-nous-en, Alexéi Fiodorovitch, elle est par trop capricieuse aujourd’hui, j’ai peur de l’énerver. Oh ! quel malheur qu’une femme nerveuse ! Mais peut-être a-t-elle réellement envie de dormir ? Comme votre présence l’a vite inclinée au sommeil, et que c’est bien !

— Maman, que vous parlez gentiment ! Je vous embrasse pour cela.

— Moi de même, Lise. Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, chuchota-t-elle d’un air mystérieux, en s’éloignant avec le jeune homme, je ne veux pas vous influencer, ni soulever le voile ; allez voir vous-même ce qui se passe : c’est terrible. La comédie la plus fantastique qui se puisse rêver. Elle aime votre frère Ivan et tâche de se persuader qu’elle est éprise de Dmitri. C’est affreux ! Je vous accompagne et, si on le veut bien, j’attendrai. »

  1. En français dans le texte.