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Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IX/07

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 494-503).

VII

Le grand secret de Mitia. On le raille

« Messieurs, commença-t-il avec émotion, cet argent… je veux tout raconter… cet argent était à moi. »

Les figures du procureur et du juge s’allongèrent, ils ne s’attendaient pas à cela.

« Comment, à vous ? fit Nicolas Parthénovitch, alors qu’à cinq heures du soir encore, d’après votre propre aveu…

— Au diable ces cinq heures du soir, au diable mon propre aveu, il ne s’agit plus de cela ! Cet argent était à moi, c’est-à-dire non… je l’avais volé… Il y avait quinze cents roubles que je portais toujours sur moi…

— Mais où les avez-vous pris ?

— Sur ma poitrine, messieurs, ils se trouvaient là cousus dans un chiffon, suspendus à mon cou. Depuis longtemps, depuis un mois, je les portais comme un témoignage de mon infamie !

— Mais à qui était cet argent que vous… vous êtes approprié ?

— Vous voulez dire : « volé ». Parlez donc franchement. Oui, j’estime que c’est comme si je l’avais volé, ou si vous voulez, je me le suis, en effet, « approprié ». Hier soir, je l’ai volé définitivement.

— Hier soir ? Mais vous venez de dire qu’il y a déjà un mois que vous… vous l’êtes procuré.

— Oui, mais ce n’est pas à mon père que je l’ai volé, rassurez-vous, c’est à elle. Laissez-moi raconter sans m’interrompre. C’est pénible. Voyez-vous, il y a un mois, Catherine Ivanovna Verkhovtsev, mon ex-fiancée, m’appela… Vous la connaissez !

— Comment donc !

— Je sais que vous la connaissez. Une âme noble entre toutes, mais elle me hait depuis très longtemps, et à juste titre.

— Catherine Ivanovna ? » demanda le juge avec étonnement.

Le procureur était aussi fort surpris.

« Oh ! ne prononcez pas son nom en vain ! Je suis un misérable de la mettre en cause… Oui, j’ai vu qu’elle me haïssait… depuis longtemps, dès le premier jour, lorsqu’elle vint chez moi, là-bas… Mais en voilà assez, vous n’êtes pas dignes de le savoir, c’est inutile… Je dirai seulement qu’il y a un mois elle me remit trois mille roubles pour les envoyer à sa sœur et à une autre parente, à Moscou (comme si elle ne pouvait le faire elle-même ! ) Et moi… c’était précisément à l’heure fatale de ma vie où… Bref, je venais de m’éprendre d’une autre, d’elle, de Grouchegnka, ici présente. Je l’emmenai ici, à Mokroïé, et dissipai en deux jours la moitié de ce maudit argent, je gardai le reste. Eh bien, ce sont ces quinze cents roubles, que je portais sur ma poitrine comme une amulette. Hier, j’ai ouvert le paquet et entamé la somme. Les huit cents roubles qui restent sont entre vos mains.

— Permettez, vous avez dépensé ici, il y a trois mois, trois mille roubles et non quinze cents, tout le monde le sait.

— Qui le sait ? Qui a compté mon argent ?

— Mais vous avez dit vous-même que vous aviez dépensé juste trois mille roubles.

— C’est vrai, je l’ai dit à tout venant, on l’a répété, toute la ville, l’a cru. Pourtant je n’ai dépensé que quinze cents roubles et cousu l’autre moitié dans un sachet. Voilà d’où provient l’argent d’hier…

— Cela tient du prodige, murmura Nicolas Parthénovitch.

— N’avez-vous pas parlé de cela, auparavant, à quelqu’un… je veux dire de ces quinze cents roubles mis de côté ? demanda le procureur.

— Non, à personne.

— C’est étrange. Vraiment, à personne au monde ?

— À personne au monde.

— Pourquoi ce silence ? Qu’est-ce qui vous obligeait à faire de cela un mystère ? Bien que ce secret vous paraisse si « honteux », cette appropriation, d’ailleurs temporaire, de trois mille roubles n’est, à mon avis, qu’une peccadille, étant donné surtout votre caractère. Admettons que ce soit une action des plus répréhensibles, je le veux bien, mais non honteuse… D’ailleurs, bien des gens avaient deviné la provenance de ces trois mille roubles sans que vous l’avouiez, j’en ai moi-même entendu parler, Mikhaïl Makarovitch également… En un mot, c’est le secret de Polichinelle. De plus, il y a des indices, sauf erreur, comme quoi vous aviez confié à quelqu’un que cet argent venait de Mlle Verkhovtsev. Aussi pourquoi entourer d’un tel mystère le fait d’avoir mis de côté une partie de la somme, en y attachant une sorte d’horreur ?… Il est difficile de croire que ce secret vous coûte tant à avouer… vous venez de vous écrier, en effet : plutôt le bagne ! »

Le procureur se tut. Il s’était échauffé et ne cachait pas son dépit, sans même songer à « châtier son style ».

« Ce n’est pas les quinze cents roubles qui constituaient la honte, mais le fait d’avoir divisé la somme, dit avec fierté Mitia.

— Mais enfin, dit le procureur avec irritation, qu’y a-t-il de honteux à ce que vous ayez divisé ces trois mille roubles acquis malhonnêtement ? Ce qui importe, c’est l’appropriation de cette somme et non l’usage que vous en avez fait. À propos, pourquoi avez-vous opéré cette division ? Dans quelle intention ? Pouvez-vous nous l’expliquer ?

— Oh ! messieurs, c’est l’intention qui fait tout ! J’ai fait cette division par bassesse, c’est-à-dire par calcul, car ici le calcul est une bassesse… Et cette bassesse a duré tout un mois !

— C’est incompréhensible.

— Vous m’étonnez. D’ailleurs, je vais préciser ; c’est peut-être, en effet, incompréhensible. Suivez-moi bien : Je m’approprie trois mille roubles confiés à mon honneur, je fais la noce, je dépense la somme entière ; le matin, je vais chez elle lui dire : « Pardon, Katia, j’ai dépensé tes trois mille roubles. » Est-ce bien cela ? Non, c’est malhonnête et lâche, c’est le fait d’un monstre, d’un homme incapable de se dominer, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas un vol, convenez-en, ce n’est pas un vol direct. J’ai gaspillé l’argent, je ne l’ai pas volé. Voici un cas encore plus favorable ; suivez-moi, car je risque de m’embrouiller, la tête me tourne. Je dépense quinze cents roubles seulement sur trois mille. Le lendemain, je vais chez elle lui rapporter le reste : « Katia, je suis un misérable, prends ces quinze cents roubles, car j’ai dépensé les autres, ceux-ci y passeront également, préserve-moi de la tentation. » Que suis-je en pareil cas ? Tout ce que vous voulez, un monstre, un scélérat, mais pas un voleur avéré, car un voleur n’aurait sûrement pas rapporté la somme, il se la serait appropriée. Elle voit ainsi que puisque j’ai restitué la moitié de l’argent, je travaillerai au besoin toute ma vie pour rendre le reste, mais je me le procurerai. De cette façon, je suis malhonnête, je ne suis pas un voleur.

— Admettons qu’il y ait une nuance, dit le procureur avec un sourire froid ; il est cependant étrange que vous y voyiez une différence fatale.

— Oui, j’y vois une différence fatale. Chacun peut être malhonnête, je crois même que chacun l’est, mais, pour voler, il faut être un franc coquin. Et puis je me perds dans ces subtilités… En tout cas, le vol est le comble de la malhonnêteté. Pensez : voilà un mois que je garde cet argent, demain je puis me décider à le rendre et je cesse d’être malhonnête. Mais je ne puis m’y résoudre, bien que je m’exhorte chaque jour à prendre un parti. Et voilà un mois que cela dure ! Est-ce bien, d’après vous ?

— J’admets que ce n’est guère bien, je ne le conteste pas… Mais cessons de discuter sur ces différences subtiles ; venez au fait, je vous en prie. Vous ne nous avez pas encore expliqué les motifs qui vous ont incité à partager ainsi au début ces trois mille roubles. À quelles fins avez-vous dissimulé la moitié, quel usage comptiez-vous en faire ? J’insiste là-dessus, Dmitri Fiodorovitch.

— Ah ! oui, s’écria Mitia en se frappant le front, pardon de vous tenir en suspens au lieu d’expliquer le principal, vous auriez tout de suite compris, car c’est le but de mon action qui en fait la honte. Voyez-vous, le défunt ne cessait d’obséder Agraféna Alexandrovna, j’étais jaloux, je croyais qu’elle hésitait entre lui et moi. Je songeais tous les jours : et si elle allait se décider, si elle me disait tout à coup : « C’est toi que j’aime, emmène-moi au bout du monde. » Or, je possédais en tout et pour tout vingt kopeks ; comment l’emmener ? que faire alors ? j’étais perdu. Car je ne la connaissais pas encore, je croyais qu’il lui fallait de l’argent, qu’elle ne me pardonnerait pas ma pauvreté. Alors je compte la moitié de la somme, de sang-froid je la couds dans un chiffon, de propos délibéré, et je vais faire la bombe avec le reste. C’est ignoble ! Avez-vous compris, maintenant ? »

Les juges se mirent à rire.

« À mon avis, vous avez fait preuve de sagesse et de moralité en vous modérant, en ne dépensant pas tout, dit Nicolas Parthénovitch ; qu’y a-t-il là de si grave ?

— Il y a que j’ai volé ! Je suis effrayé de voir que vous ne comprenez pas. Depuis que je porte ces quinze cents roubles sur ma poitrine, je me disais chaque jour : « Tu es un voleur, tu es un voleur ! » Ce sentiment a inspiré mes violences durant ce mois, voilà pourquoi j’ai rossé le capitaine au cabaret et battu mon père. Je n’ai pas même osé révéler ce secret à mon frère Aliocha, tant je me sentais scélérat et fripon ! Et pourtant, je songeais : « Dmitri Fiodorovitch, tu n’es peut-être pas encore un voleur… Tu pourrais demain aller rendre ces quinze cents roubles à Katia. » Et c’est hier soir seulement que je me suis décidé à déchirer mon sachet, c’est à ce moment que je suis devenu un voleur sans conteste. Pourquoi ? Parce qu’avec mon sachet j’ai détruit en même temps mon rêve d’aller dire à Katia : « Je suis malhonnête, mais non voleur. » Comprenez-vous, maintenant ?

— Et pourquoi est-ce justement hier au soir que vous avez pris cette décision ? interrompit Nicolas Parthénovitch.

— Quelle question ridicule ! Mais parce que je m’étais condamné à mort à cinq heures du matin, ici, à l’aube : « Qu’importe, pensais-je, de mourir honnête ou malhonnête ! » Mais il se trouva que ce n’était pas la même chose. Le croirez-vous, messieurs, ce qui me torturait surtout, cette nuit, ce n’était pas le meurtre de Grigori, ni la crainte de la Sibérie, et cela au moment où mon amour triomphait, où le ciel s’ouvrait de nouveau devant moi ! Sans doute, cela me tourmentait, mais moins que la conscience d’avoir enlevé de ma poitrine ce maudit argent pour le gaspiller, et d’être devenu ainsi un voleur avéré ! Messieurs, je vous le répète, j’ai beaucoup appris durant cette nuit ! J’ai appris que non seulement il est impossible de vivre en se sentant malhonnête, mais aussi de mourir avec ce sentiment-là… Il faut être honnête pour affronter la mort !… »

Mitia était blême.

« Je commence à vous comprendre, Dmitri Fiodorovitch, dit le procureur avec sympathie, mais, voyez-vous, tout ceci vient des nerfs… vous avez les nerfs malades. Pourquoi, par exemple, pour mettre fin à vos souffrances, n’êtes-vous pas allé rendre ces quinze cents roubles à la personne qui vous les avait confiés et vous expliquer avec elle ? Ensuite, étant donné votre terrible situation, pourquoi n’avoir pas tenté une combinaison qui semble toute naturelle ? Après avoir avoué noblement vos fautes, vous lui auriez demandé la somme dont vous aviez besoin ; vu la générosité de cette personne et votre embarras, elle ne vous aurait certainement pas refusé, surtout en lui proposant les gages offerts au marchand Samsonov et à Mme Khokhlakov. Ne considérez-vous pas encore maintenant cette garantie comme valable ? »

Mitia rougit.

« Me croyez-vous vil à ce point ? Il est impossible que vous parliez sérieusement, dit-il avec indignation.

— Mais je parle sérieusement… Pourquoi en doutez-vous ? s’étonna à son tour le procureur.

— Mais ce serait ignoble. Messieurs, savez-vous que vous me tourmentez ! Soit, je vous dirai tout, j’avouerai ma pensée infernale, et vous verrez, pour votre honte, jusqu’où les sentiments humains peuvent descendre. Sachez que, moi aussi, j’ai envisagé cette combinaison dont vous parlez, procureur. Oui, messieurs, j’étais presque résolu à aller chez Katia, tant j’étais malhonnête ! Mais lui annoncer ma trahison et, pour les dépenses qu’elle entraîne, lui demander de l’argent, à elle, Katia (demander, vous entendez), et m’enfuir aussitôt avec sa rivale, avec celle qui la hait et l’a offensée, voyons, procureur, vous êtes fou !

— Je ne suis pas fou, mais je n’ai pas songé tout d’abord à cette jalousie de femme… si elle existait, comme vous l’affirmez… oui, il peut bien y avoir quelque chose dans ce genre, acquiesça le procureur en souriant.

— Mais cela aurait été une bassesse sans nom ! hurla Mitia en frappant du poing sur la table. Elle m’aurait donné cet argent par vengeance, par mépris, car elle a aussi une âme infernale et de grandes colères. Moi, j’aurais pris l’argent, pour sûr, je l’aurais pris, et alors toute ma vie… ô Dieu ! Pardonnez-moi, messieurs, de crier si fort, il n’y a pas longtemps que je pensais encore à cette combinaison, l’autre nuit, quand je soignais Liagavi, et toute la journée d’hier, je me souviens, jusqu’à cet événement.

— Jusqu’à quel événement ? demanda Nicolas Parthénovitch, mais Mitia n’entendit point.

— Je vous ai fait un terrible aveu ; sachez l’apprécier, messieurs, comprenez-en toute la valeur. Mais si vous en êtes incapables, c’est que vous me méprisez, et je mourrai de honte de m’être confessé à des gens tels que vous ! Oh ! je me tuerai ! Et je vois déjà, je vois que vous ne me croyez pas ! Comment, vous voulez noter cela ? s’écria-t-il avec effroi.

— Mais oui, répliqua Nicolas Parthénovitch étonné, nous notons que jusqu’à la dernière heure vous songiez à aller chez Mlle Verkhovtsev pour lui demander cette somme… Je vous assure que cette déclaration est très importante pour nous, Dmitri Fiodorovitch… et surtout pour vous.

— Voyons, messieurs, ayez au moins la pudeur de ne pas consigner cela ! J’ai mis mon âme à nu devant vous et vous en profitez pour y fouiller !… Ô mon Dieu ! »

Il se couvrit le visage de ses mains.

« Ne vous inquiétez pas tant, Dmitri Fiodorovitch, conclut le procureur, on vous donnera lecture de tout ce qui est écrit, en modifiant le texte là où vous ne serez pas d’accord. Maintenant, je vous demande pour la troisième fois, est-il bien vrai que personne, pas une âme, n’ait entendu parler de cet argent cousu dans le sachet ?

— Personne, personne, je l’ai dit, vous n’avez donc pas compris. Laissez-moi tranquille.

— Soit, ce point devra être éclairci ; en attendant, réfléchissez ; nous avons peut-être une dizaine de témoignages affirmant que vous-même avez toujours parlé d’une dépense de trois mille roubles, et non de quinze cents. Et maintenant, à votre arrivée ici, vous avez déclaré à beaucoup que vous apportiez encore trois mille roubles…

— Vous avez entre les mains des centaines de témoignages analogues, un millier de gens l’ont entendu !

— Eh bien, vous voyez, tous sont unanimes. Le mot tous signifie donc quelque chose.

— Ça ne signifie rien du tout. J’ai menti et tous ont dit comme moi.

— Pourquoi avez-vous menti ?

— Le diable sait pourquoi ! Par vantardise, peut-être… la gloriole d’avoir dépensé une telle somme… peut-être pour oublier l’argent que j’avais caché… oui, justement, voilà pourquoi… Et puis zut… combien de fois m’avez-vous déjà posé cette question ? J’ai menti, voilà tout, et je n’ai pas voulu me dédire. Pourquoi ment-on, parfois ?

— C’est bien difficile à expliquer, Dmitri Fiodorovitch, fit gravement le procureur. Mais dites-nous, ce sachet, comme vous l’appelez, était grand ?

— Non.

— De quelle grandeur, par exemple ?

— Comme un billet de cent roubles plié en deux.

— Vous feriez mieux de nous montrer les morceaux ; vous les avez probablement sur vous.

— Quelle bêtise ! Je ne sais pas où ils sont.

— Permettez : où et quand l’avez-vous retiré de votre cou ? Vous n’êtes pas rentré chez vous, d’après votre déclaration.

— C’est en allant chez Perkhotine, après avoir quitté Fénia, que je l’ai détaché pour sortir l’argent.

— Dans l’obscurité ?

— À quoi bon une bougie ? Le chiffon a vite été déchiré.

— Sans ciseaux, dans la rue ?

— Sur la place, je crois.

— Qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai jeté là-bas.

— Où ?

— Quelque part, sur la place, le diable sait où. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— C’est très important, Dmitri Fiodorovitch ; il y a là une pièce à conviction en votre faveur, ne le comprenez-vous pas ? Qui vous a aidé à le coudre, il y a un mois ?

— Personne. Je l’ai cousu moi-même.

— Vous savez coudre ?

— Un soldat doit savoir coudre ; d’ailleurs, il n’y a pas besoin d’être adroit pour cela.

— Et où avez-vous pris l’étoffe, c’est-à-dire ce chiffon ?

— Vous voulez rire.

— Pas du tout, nous ne sommes pas en train de rire, Dmitri Fiodorovitch.

— Je ne me rappelle pas où.

— Comment pouvez-vous avoir oublié ?

— Ma foi, je ne m’en souviens pas, j’ai peut-être déchiré un morceau de linge.

— C’est très intéressant : on pourrait trouver demain chez vous, la pièce, la chemise, peut-être, dont vous avez pris un morceau. En quoi était ce chiffon : en coton ou en toile ?

— Le diable le sait. Attendez… Il me semble que je n’ai rien déchiré. C’était, je crois, du calicot. J’ai dû coudre dans le bonnet de ma logeuse.

— Le bonnet de votre logeuse ?

— Oui, je le lui ai dérobé.

— Comment dérobé ?

— Voyez-vous, je me rappelle, en effet, avoir dérobé un bonnet pour avoir des chiffons, peut-être comme essuie-plume. Je l’avais pris furtivement, car c’était un chiffon sans valeur, et je m’en suis servi pour coudre ces quinze cents roubles… Je crois bien que c’est ça, un vieux morceau de calicot, mille fois lavé.

— Et vous en êtes sûr ?

— Je ne sais pas. Il me semble. D’ailleurs, je m’en moque.

— Dans ce cas, votre logeuse pourrait avoir constaté la disparition de cet objet.

— Non, elle ne l’a pas remarquée. Un vieux chiffon, vous dis-je, un chiffon qui ne valait pas un kopek.

— Et l’aiguille, le fil, où les avez-vous pris ?

— Je m’arrête, en voilà assez ! coupa court Mitia fâché.

— Il est étrange que vous ne vous rappeliez pas où vous avez jeté ce sachet, sur la place.

— Faites balayer la place, demain, peut-être que vous le trouverez. Assez, messieurs, assez ! proféra Mitia d’un ton accablé. Je le vois bien, vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis ! C’est ma faute et non la vôtre, je n’aurais pas dû me laisser aller. Pourquoi me suis-je dégradé en révélant mon secret ! Cela vous paraît drôle, je le vois à vos yeux ! C’est vous qui m’y avez poussé, procureur ! Triomphez, maintenant… Soyez maudits, bourreaux ! »

Il pencha la tête, couvrit son visage de ses mains. Le procureur et le juge se taisaient. Au bout d’une minute, il releva la tête et les regarda inconsciemment. Sa physionomie exprimait le désespoir à son dernier degré, il avait l’air égaré.

Cependant il fallait en finir, procéder à l’interrogatoire des témoins. Il était huit heures du matin, on avait éteint les bougies depuis longtemps. Mikhaïl Makarovitch et Kalganov, qui allaient et venaient durant l’interrogatoire, étaient maintenant sortis tous les deux. Le procureur et le juge semblaient harassés. Il faisait mauvais temps, le ciel était couvert, la pluie tombait à torrents. Mitia regardait vaguement à travers les vitres.

« Puis-je regarder par la fenêtre ? demanda-t-il à Nicolas Parthénovitch.

— Autant que vous voudrez » répondit celui-ci.

Mitia se leva, s’approcha de la fenêtre. La pluie fouettait les petites vitres verdâtres. On voyait la route boueuse et, plus loin, les rangées d’izbas, sombres et pauvres, que la pluie rendait plus misérables encore. Mitia se rappela « Phébus aux cheveux d’or » et son intention de se tuer « dès ses premiers rayons ». Une pareille matinée aurait encore mieux convenu. Il sourit amèrement et se tourna vers ses « bourreaux ».

« Messieurs, je vois que je suis perdu. Mais elle ? dites-moi je vous en supplie, doit-elle subir le même sort ? Elle est innocente, elle avait perdu la tête, hier, pour crier qu’« elle était coupable de tout ». Elle est complètement innocente ! Après cette nuit d’angoisse, ne pouvez-vous pas me dire ce que vous ferez d’elle ?

— Tranquillisez-vous là-dessus, Dmitri Fiodorovitch, s’empressa de répondre le procureur, nous n’avons pour l’instant aucun motif pour inquiéter la personne à laquelle vous vous intéressez. J’espère qu’il en sera de même ultérieurement. Au contraire, nous ferons tout notre possible en sa faveur.

— Messieurs, je vous remercie, je savais que vous étiez justes et honnêtes, malgré tout. Vous m’ôtez un poids de l’âme… Que voulez-vous faire, maintenant ? Je suis prêt.

— Il faut procéder tout de suite à l’interrogatoire des témoins qui doit avoir lieu en votre présence, aussi…

— Si nous prenions du thé ? interrompit Nicolas Parthénovitch, je crois que nous l’avons bien mérité. »

On décida de prendre un verre de thé et de poursuivre l’enquête sans désemparer, en attendant, pour se restaurer, une heure plus favorable. Mitia, qui avait d’abord refusé le verre que lui offrait Nicolas Parthénovitch, le prit ensuite de lui-même et but avec avidité. Il paraissait exténué. Avec sa robuste constitution, semblait-il, que pouvait lui faire une nuit de fête, même accompagnée des plus fortes sensations ? Mais il se tenait à peine sur sa chaise et parfois croyait voir les objets tourner devant lui. « Encore un peu et je vais délirer », pensait-il.