Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IX/06

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 487-494).

VI

Le Procureur confond Mitia

Il se passa alors une scène à laquelle Mitia ne s’attendait guère. Il n’aurait jamais supposé, dix minutes auparavant, qu’on oserait le traiter ainsi, lui, Mitia Karamazov. Surtout il se sentait humilié, en butte « à l’arrogance et au dédain ». Ça lui était égal d’ôter sa redingote, mais on le pria de se déshabiller entièrement. Ou plutôt on le lui ordonna, il s’en rendait bien compte. Il se soumit sans murmure, par fierté dédaigneuse. Outre les juges, quelques manants le suivirent derrière le rideau, « sans doute pour prêter main-forte », songea Mitia, « peut-être encore dans quelque autre intention ». « Faut-il ôter aussi ma chemise ? » demanda-t-il brusquement ; mais Nicolas Parthénovitch ne lui répondit pas : le procureur et lui étaient absorbés par l’examen de la redingote, du pantalon, du gilet et de la casquette, qui paraissaient les intéresser fort. « Quel sans gêne ! ils n’observent même pas la politesse requise. »

« Je vous demande pour la seconde fois si je dois ôter ma chemise, oui ou non ? dit Mitia avec irritation.

— Ne vous inquiétez pas, nous vous préviendrons », répondit Nicolas Parthénovitch d’un ton qui parut autoritaire à Mitia.

Le procureur et le juge s’entretenaient à mi-voix. La redingote portait, surtout au pan gauche, d’énormes taches de sang coagulé, ainsi que le pantalon. De plus, Nicolas Parthénovitch tâta, en présence des témoins instrumentaires, le col, les parements, les coutures, cherchant s’il n’y avait pas d’argent caché. On donna à entendre à Mitia qu’il était bien capable d’avoir cousu de l’argent dans ses vêtements. « Ils me traitent en voleur et non en officier », grommela-t-il à part lui. Ils échangeaient leurs impressions en sa présence avec une franchise singulière. C’est ainsi que le greffier, qui se trouvait aussi derrière le rideau et faisait l’empressé, attira l’attention de Nicolas Parthénovitch sur la casquette, qu’on tâtait également : « Rappelez-vous le scribe Gridenka ; il était allé en été toucher les appointements pour toute la chancellerie et prétendit à son retour avoir perdu l’argent en état d’ivresse ; où le retrouva-t-on ? Dans le liséré de sa casquette, où les billets de cent roubles étaient enroulés et cousus. » Le juge et le procureur se rappelaient parfaitement ce fait, aussi mit-on de côté la casquette de Mitia pour être soumise, ainsi que les vêtements, à un examen approfondi.

« Permettez, s’écria soudain Nicolas Parthénovitch en apercevant le poignet de la manche droite de la chemise de Mitia, retroussé et taché de sang, permettez, c’est du sang ?

— Oui.

— Quel sang ? Et pourquoi votre manche est-elle retroussée ? »


Mitia expliqua qu’il s’était taché en s’occupant de Grigori et qu’il avait retroussé la manche chez Perkhotine, en se lavant les mains.

« Il faudra aussi ôter votre chemise, c’est très important pour les pièces à conviction. »

Mitia rougit et se fâcha.

« Alors, je vais rester tout nu !

— Ne vous inquiétez pas, nous arrangerons cela. Ayez l’obligeance d’ôter aussi vos chaussettes.

— Vous ne plaisantez pas ? C’est vraiment indispensable ?

— Nous ne sommes pas en train de plaisanter, répliqua sévèrement Nicolas Parthénovitch.

— Eh bien, s’il le faut… je… » murmura Mitia qui, s’asseyant sur le lit, se mit à retirer ses chaussettes.

Il était très gêné et, chose étrange, se sentait comme coupable, lui nu, devant ces gens habillés, trouvant presque qu’ils avaient maintenant le droit de le mépriser, comme inférieur. « La nudité en soi n’a rien de choquant, la honte naît du contraste, songeait-il. On dirait un rêve, j’ai parfois éprouvé en songe des sensations de ce genre. » Il lui était pénible d’ôter ses chaussettes, assez malpropres, ainsi que son linge, et maintenant tout le monde l’avait vu. Ses pieds surtout lui déplaisaient, il avait toujours trouvé ses orteils difformes, particulièrement celui du pied droit, plat, l’ongle recourbé, et tous le voyaient. Le sentiment de sa honte le rendit plus grossier, il ôta sa chemise avec rage.

« Ne voulez-vous pas chercher ailleurs, si vous n’avez pas honte ?

— Non, c’est inutile pour le moment.

— Alors, je dois rester comme ça, nu ?

— Oui, c’est nécessaire… Veuillez vous asseoir en attendant, vous pouvez vous envelopper dans une couverture du lit, et moi… je m’occuperai de ça. »

Les effets ayant été montrés aux témoins instrumentaires et le procès-verbal de leur examen rédigé, le juge et le procureur sortirent ; on emporta les vêtements ; Mitia demeura en compagnie des manants qui ne le quittaient pas des yeux. Il avait froid et s’enveloppa de la couverture, trop courte pour couvrir ses pieds nus. Nicolas Parthénovitch se fit longtemps attendre. « Il me prend pour un gamin », murmura Mitia en grinçant des dents. « Cette ganache de procureur est sorti aussi, par mépris sans doute, ça le dégoûtait de me voir nu. » Mitia s’imaginait qu’on lui rendrait ses habits après l’examen. Quelle fut son indignation lorsque Nicolas Parthénovitch reparut avec un autre costume, qu’un croquant portait derrière lui.

« Voici des vêtements, dit-il d’un air dégagé, visiblement satisfait de sa trouvaille. C’est M. Kalganov qui vous les prête, ainsi qu’une chemise propre. Par bonheur, il en avait de rechange. Vous pouvez garder vos chaussettes.

— Je ne veux pas des habits des autres, s’écria Mitia exaspéré. Rendez-moi les miens !

— Impossible.

— Donnez-moi les miens ! Au diable Kalganov et ses habits ! »

On eut de la peine à lui faire entendre raison. On lui expliqua tant bien que mal que ses habits tachés de sang devaient « figurer parmi les pièces à conviction ; nous n’avons même pas le droit de vous les laisser… vu la tournure que peut prendre l’affaire ». Mitia finit par le comprendre, se tut, s’habilla à la hâte. Il fit seulement remarquer que le costume qu’on lui prêtait était plus riche que le sien et qu’il ne voudrait pas « en profiter ». De plus, « ridiculement étroit. Dois-je être affublé comme un bouffon… pour vous divertir ? »

On lui rétorqua qu’il exagérait, que le pantalon seul était un peu long. Mais la redingote le gênait aux épaules.

« Zut, c’est difficile à boutonner, grommela de nouveau Mitia. Ayez l’obligeance de dire à M. Kalganov que ce n’est pas moi qui ai demandé ce costume et qu’on m’a déguisé en bouffon.

— Il le comprend fort bien et regrette… c’est-à-dire, pas son costume, mais cet incident… marmotta Nicolas Parthénovitch.

— Je m’en moque, de son regret ! Eh bien ? Où aller maintenant ? Faut-il rester ici ? »

On le pria de repasser de l’autre côté. Mitia sortit, l’air morose, s’efforçant de ne regarder personne. Dans ce costume étranger, il se sentait humilié, même aux yeux des manants et de Tryphon Borissytch, dont la figure apparut à la porte : « Il vient voir mon accoutrement », songea Mitia. Il se rassit à la même place, comme sous l’impression d’un cauchemar ; il lui semblait n’être pas dans son état normal.

« Maintenant, allez-vous me faire fustiger ? Il ne vous reste plus que ça ! » dit-il en s’adressant au procureur.

Il évitait de se tourner vers Nicolas Parthénovitch, dédaignant de lui adresser la parole. « Il a examiné trop minutieusement mes chaussettes, il les a même fait retourner, le monstre, pour que tout le monde voie comme elles sont sales ! »

« Il faut maintenant entendre les témoins, proféra le juge, comme en réponse à la question de Mitia.

— Oui, dit le procureur d’un air absorbé.

— Dmitri Fiodorovitch, nous avons fait notre possible en votre faveur, poursuivit le juge, mais comme vous avez refusé catégoriquement de nous expliquer la provenance de la somme trouvée sur vous, nous sommes maintenant…

— En quoi est votre bague ? interrompit Mitia comme sortant d’une rêverie et désignant une des bagues qui ornaient la main de Nicolas Parthénovitch.

— Ma bague ?

— Oui, celle-ci… au majeur, dont la pierre est veinée, insista Mitia, comme un enfant entêté.

— C’est une topaze fumée, dit Nicolas Parthénovitch en souriant, voulez-vous l’examiner, je l’ôterai…

— Non, non, gardez-la ! s’écria rageusement Mitia, se ravisant et furieux contre lui-même. Ne l’ôtez pas, c’est inutile… Au diable !… Messieurs, vous m’avez avili ! Croyez-vous que je le dissimulerais, si j’avais tué mon père, que je recourrais à la ruse et au mensonge ? Non, ce n’est pas dans mon caractère, et si j’étais coupable, je vous jure que je n’aurais pas attendu votre arrivée et le lever du soleil, comme j’en avais d’abord l’intention ; je me serais suicidé avant l’aurore ! Je le sens bien maintenant. En vingt ans, j’aurais moins appris que durant cette nuit maudite !… Et serais-je comme ça, assis auprès de vous, parlerais-je de la sorte, avec les mêmes gestes, les mêmes regards, si j’étais vraiment un parricide, alors que le meurtre accidentel de Grigori m’a tourmenté toute la nuit, non par crainte, non par la seule crainte du châtiment ! Ô honte ! Et vous voulez qu’à des farceurs tels que vous, qui ne voyez rien et ne croyez rien, qui êtes aveugles comme des taupes, je dévoile une nouvelle bassesse, une honte nouvelle, fût-ce pour me disculper ? J’aime mieux aller au bagne ! Celui qui a ouvert la porte pour entrer chez mon père, c’est lui l’assassin et le voleur. Qui est-ce ? je me perds en conjectures, mais ce n’est pas Dmitri Karamazov, sachez-le, voilà tout ce que je peux vous dire, assez, n’insistez pas… Envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, mais ne me tourmentez pas davantage. Je me tais. Appelez vos témoins ! »

Le procureur, qui avait observé Mitia pendant qu’il débitait son monologue, lui dit soudain, du ton le plus calme et comme s’il s’agissait de choses toutes naturelles :

« À propos de cette porte ouverte dont vous venez de parler, nous avons reçu une déposition très importante du vieux Grigori Vassiliev. Il affirme positivement que lorsqu’il se décida, en entendant du bruit, à pénétrer dans le jardin par la petite porte restée ouverte, il aperçut à gauche la porte de la maison grande ouverte, ainsi que la fenêtre, alors que vous assuriez que ladite porte resta fermée tout le temps que vous étiez au jardin. À ce moment il ne vous avait pas encore vu dans l’obscurité quand vous vous enfuyiez, suivant votre récit, de la fenêtre où vous aviez regardé votre père. Je ne vous cache pas que Vassiliev en conclut formellement et déclare que vous avez dû vous sauver par cette porte, bien qu’il ne vous ait pas vu en sortir. Il vous a aperçu à une certaine distance, dans le jardin, alors que vous couriez du côté de la palissade… »

Mitia s’était levé.

« C’est un impudent mensonge. Il n’a pas pu voir la porte ouverte, car elle était fermée… Il ment.

— Je me crois obligé de vous répéter que sa déposition est catégorique et qu’il y persiste. Nous l’avons interrogé à plusieurs reprises.

— C’est précisément moi qui l’ai interrogé, confirma Nicolas Parthénovitch.

— C’est faux, c’est faux ! C’est une calomnie ou l’hallucination d’un fou ; il lui aura semblé voir cela dans le délire causé par sa blessure.

— Mais il avait remarqué la porte ouverte avant d’être blessé, lorsqu’il venait d’entrer au jardin.

— Ce n’est pas vrai, ça ne se peut pas ! Il me calomnie par méchanceté… il n’a pas pu voir… Je n’ai pas passé par cette porte », dit Mitia haletant.

Le procureur se tourna vers Nicolas Parthénovitch et lui dit :

« Montrez donc.

— Connaissez-vous cet objet ? » dit le juge en posant sur la table une grande enveloppe qui portait encore trois cachets. Elle était vide et déchirée sur un côté. Mitia écarquilla les yeux.

« C’est… c’est l’enveloppe de mon père, murmura-t-il, celle qui renfermait les trois mille roubles… si la suscription correspond, permettez : « À ma poulette », c’est cela, « trois mille », voyez-vous, trois mille ?

— Assurément, nous le voyons, mais nous n’avons pas trouvé l’argent. L’enveloppe était à terre, près du lit, derrière le paravent. »

Mitia resta quelques secondes comme abasourdi.

« Messieurs, c’est Smerdiakov ! s’écria-t-il soudain de toutes ses forces, c’est lui qui a tué, c’est lui qui a volé ! Lui seul savait où le vieillard cachait cette enveloppe… C’est lui, sans aucun doute !

— Mais vous saviez aussi que cette enveloppe était cachée sous l’oreiller.

— Jamais de la vie ! C’est la première fois que je la vois, j’en avais seulement entendu parler par Smerdiakov… Lui seul connaissait la cachette du vieillard, moi je l’ignorais…

— Pourtant vous avez déposé tout à l’heure que l’enveloppe se trouvait sous l’oreiller du défunt. « Sous l’oreiller », donc vous saviez où elle était.

— Nous l’avons noté ! confirma Nicolas Parthénovitch.

— C’est absurde ! Je l’ignorais totalement. D’ailleurs, ce n’était peut-être pas sous l’oreiller… J’ai dit ça sans réfléchir… Que dit Smerdiakov ? L’avez-vous interrogé à ce sujet ? Que dit-il ? C’est là le principal… Moi, j’ai blagué exprès… J’ai dit, sans y penser, que c’était sous l’oreiller, et maintenant vous… Vous savez bien qu’on laisse échapper des inexactitudes. Mais Smerdiakov seul le savait, et personne d’autre !… Il ne m’a pas révélé la cachette ! Mais c’est lui, incontestablement, c’est lui l’assassin, maintenant c’est pour moi clair comme le jour, clama Mitia avec une exaltation croissante. Dépêchez-vous de l’arrêter… Il a tué pendant que je m’enfuyais et que Grigori gisait sans connaissance, c’est évident… Il a fait le signal et mon père lui a ouvert… Car lui seul connaissait les signaux, et sans signal mon père n’aurait pas ouvert…

— Vous oubliez de nouveau, remarqua le procureur avec le même calme, l’air déjà triomphant, qu’il n’y avait pas besoin de faire de signal, si la porte était déjà ouverte lorsque vous vous trouviez encore dans le jardin…

— La porte, la porte, murmura Mitia en fixant le procureur ; il se laissa retomber sur sa chaise, il y eut un silence…

— Oui, la porte… C’est un fantôme ! Dieu est contre moi ! s’exclama-t-il, les yeux hagards.

— Vous voyez, dit gravement le procureur, jugez vous-même, Dmitri Fiodorovitch. D’un côté, cette déposition accablante pour vous, la porte ouverte par où vous êtes sorti. De l’autre, votre silence incompréhensible, obstiné, relativement à la provenance de votre argent, alors que trois heures auparavant vous aviez engagé vos pistolets pour dix roubles. Dans ces conditions, jugez vous-même à quelle conviction nous devons nous arrêter. Ne dites pas que nous sommes « de froids et cyniques railleurs », incapables de comprendre les nobles élans de votre âme… Mettez-vous à notre place… »

Mitia éprouvait une émotion indescriptible. Il pâlit.

« C’est bien, s’écria-t-il tout à coup, je vais vous révéler mon secret, vous dire où j’ai pris l’argent… Je dévoilerai ma honte, pour n’accuser ensuite ni vous, ni moi.

— Et croyez, Dmitri Fiodorovitch, dit avec un joyeux empressement Nicolas Parthénovitch, qu’une confession sincère et complète de votre part, en cet instant, peut beaucoup améliorer votre situation par la suite, et même… »

Mais le procureur le poussa légèrement du pied sous la table et il s’arrêta. D’ailleurs, Mitia n’écoutait pas.