Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/08

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 442-453).

VIII

Délire

Alors commença presque une orgie, une fête à tout casser, Grouchegnka, la première, demanda à boire :

« Je veux m’enivrer comme l’autre fois, tu te souviens, Mitia, lorsque nous fîmes connaissance ! »

Mitia délirait presque, il pressentait « son bonheur ». D’ailleurs, Grouchegnka le renvoyait à chaque instant :

« Va t’amuser, dis-leur de danser et de se divertir, comme alors ! »

Elle était surexcitée. Le chœur se rassemblait dans la pièce voisine. Celle où ils se tenaient était exiguë, séparée en deux par un rideau d’indienne ; derrière, un immense lit avec un édredon et une montagne d’oreillers. Toutes les pièces d’apparat de cette maison possédaient un lit. Grouchegnka s’installa à la porte : c’est de là qu’elle regardait le chœur et les danses, lors de leur première fête. Les mêmes filles se trouvaient là, les Juifs avec leurs violons et leurs cithares étaient arrivés, ainsi que la fameuse charrette aux provisions. Mitia se démenait parmi tout ce monde. Des hommes et des femmes survenaient, qui s’étaient réveillés et flairaient un régal monstre, comme l’autre fois. Mitia saluait et embrassait les connaissances, versait à boire à tout venant. Seules les filles appréciaient le champagne, les gars préféraient le rhum et le cognac, surtout le punch. Mitia ordonna de faire du chocolat pour les filles et de tenir bouillants toute la nuit trois samovars pour offrir le thé et le punch à tous ceux qui en voudraient. Bref, ce fut une ribote extravagante. Mitia se sentait là dans son élément et s’animait à mesure que le désordre augmentait. Si un de ses invités lui avait alors demandé de l’argent, il eût sorti sa liasse et distribué à droite et à gauche sans compter. Voilà sans doute pourquoi le patron Tryphon Borissytch, qui avait renoncé à se coucher, ne le quittait presque pas. Il ne buvait guère (un verre de punch en tout), veillant soigneusement, à sa façon, aux intérêts de Mitia. Quand il le fallait, il l’arrêtait, câlin et obséquieux, et le sermonnait, l’empêchant de distribuer comme « alors » aux croquants « des cigares, du vin du Rhin » et, Dieu préserve, de l’argent. Il s’indignait de voir les filles croquer des bonbons, siroter des liqueurs.

« Elles sont pleines de poux, Dmitri Fiodorovitch, si je leur flanquais mon pied quelque part, ce serait encore leur faire honneur. »

Mitia se rappela André et lui fit porter du punch : « Je l’ai offensé tout à l’heure », répétait-il d’une voix attendrie. Kalganov refusa d’abord de boire et le chœur lui déplut beaucoup, mais après avoir absorbé deux verres de champagne, il devint fort gai et trouva tout parfait, les chants comme la musique. Maximov, béat et gris, était collé à ses semelles. Grouchegnka, à qui le vin montait à la tête, désignait Kalganov à Mitia : « Quel gentil garçon ! » Et Mitia courait les embrasser tous les deux. Il pressentait bien des choses ; elle ne lui avait encore rien dit de pareil et retardait le moment des aveux ; parfois seulement, elle lui jetait un regard ardent. Tout à coup, elle le prit par la main, le fit asseoir à côté d’elle.

« Comment es-tu entré tout à l’heure ? J’ai eu si peur ! Tu voulais me céder à lui, hein ? Est-ce vrai ?

— Je ne voulais pas troubler ton bonheur ! »

Mais elle ne l’écoutait pas.

« Eh bien va, amuse-toi, ne pleure pas, je t’appellerai de nouveau. »

Il la quitta, elle se remit à écouter les chansons, à regarder les danses, tout en le suivant des yeux ; au bout d’un quart d’heure, elle le rappela.

« Mets-toi là, raconte-moi comment tu as appris mon départ, qui t’en a informé le premier ? »

Mitia entama un récit incohérent ; parfois, il fronçait les sourcils et s’arrêtait.

« Qu’as-tu ? lui demandait-elle.

— Rien… J’ai laissé là-bas un malade. Pour qu’il guérisse, pour savoir qu’il guérira, je donnerais dix ans de ma vie !

— Laisse-le tranquille, ton malade. Alors tu voulais te tuer demain, nigaud ; pourquoi ? J’aime les écervelés comme toi, murmura-t-elle, la voix un peu pâteuse. Alors tu es prêt à tout pour moi ? Hein ? Et tu voulais vraiment en finir demain ? Attends, je te dirai peut-être un gentil petit mot… pas aujourd’hui, demain. Tu préférerais aujourd’hui ? Non, je ne veux pas… Va t’amuser. »

Une fois, pourtant, elle l’appela d’un air soucieux.

« Pourquoi es-tu triste ? Car tu es triste, je le vois, ajouta-t-elle, les yeux dans les siens. Tu as beau embrasser les moujiks, te démener, je m’en aperçois. Puisque je suis gaie, sois-le aussi… J’aime quelqu’un ici, devine qui ?… Regarde, il s’est endormi, le pauvre, il est gris. »

Elle parlait de Kalganov qui sommeillait sur le canapé, en proie aux fumées de l’ivresse et plus encore à une angoisse indéfinissable. Les chansons des filles, qui, à mesure qu’elles buvaient, devenaient par trop lascives et effrontées, avaient fini par le dégoûter. De même les danses ; deux filles, déguisées en ours, étaient « montrées » par Stépanide, une gaillarde armée d’un bâton. « Hardi, Marie, criait-elle, sinon, gare ! » Finalement, les ours roulèrent sur le plancher d’une façon indécente, aux éclats de rire d’un public grossier.

« Qu’ils s’amusent, qu’ils s’amusent ! dit sentencieusement Grouchegnka d’un air de béatitude, c’est leur jour, pourquoi ne se divertiraient-ils pas ? »

Kalganov regardait d’un air dégoûté :

« Comme ces mœurs populaires sont basses ! » déclara-t-il en s’écartant.

Il fut choqué surtout par une chanson « nouvelle » avec un refrain gai, où un seigneur en voyage questionnait les filles :

« Le Seigneur demanda aux filles :
M’aimez-vous, m’aimez-vous, les filles ? »

Mais celles-ci trouvent qu’on ne peut l’aimer :

« Le seigneur me rossera.
Moi, je ne l’aimerai pas. »

Puis ce fut le tour d’un tzigane, qui n’est pas plus heureux :

« Le tzigane sera un voleur,
Moi, je verserai des pleurs. »

D’autres personnages défilent, posant la même question, jusqu’à un soldat, repoussé avec mépris :

« Le soldat portera le sac,
Moi, derrière lui, je… »


Suivait un vers des plus cyniques, chanté ouvertement et qui faisait fureur parmi les auditeurs. On finissait par le marchand :

« Le marchand demanda aux filles :
M’aimez-vous, m’aimez-vous, les filles ? »

Elles l’aiment beaucoup, car

« Le marchand trafiquera,
Moi, je serai la maîtresse. »

Kalganov se fâcha :

« Mais c’est une chanson toute récente ! Qui diantre la leur a apprise ! Il n’y manque qu’un Juif ou un entrepreneur de chemins de fer : ils l’eussent emporté sur tous les autres ! »

Presque offensé, il déclara qu’il s’ennuyait, s’assit sur le canapé et s’assoupit. Son charmant visage, un peu pâli, reposait sur le coussin.

« Regarde comme il est gentil, dit Grouchegnka à Mitia : je lui ai passé la main dans les cheveux, on dirait du lin… »

Elle se pencha sur lui avec attendrissement et le baisa au front. Kalganov ouvrit aussitôt les yeux, la regarda, se leva, demanda d’un air préoccupé :

« Où est Maximov ?

— Voilà qui il lui faut ! dit Grouchegnka en riant. Reste avec moi une minute. Mitia, va lui chercher son Maximov. »

Celui-ci ne quittait pas les filles, sauf pour aller se verser des liqueurs. Il avait bu deux tasses de chocolat. Il accourut, le nez écarlate, les yeux humides et doux, et déclara qu’il allait danser la « sabotière ».

« Dans mon enfance on m’a enseigné ces danses mondaines…

— Suis-le, Mitia, je le regarderai danser d’ici.

— Moi aussi, je vais le regarder, s’exclama Kalganov, déclinant naïvement l’invitation de Grouchegnka à rester avec elle.

Et tous allèrent voir. Maximov dansa, en effet, mais n’eut guère de succès, sauf auprès de Mitia. Sa danse consistait à sautiller avec force contorsions, les semelles en l’air ; à chaque saut, il frappait sa semelle de la main. Cela déplut à Kalganov, mais Mitia embrassa le danseur.

« Merci. Tu dois être fatigué : veux-tu des bonbons ? un cigare, peut-être ?

— Une cigarette.

— Veux-tu boire ?

— J’ai pris des liqueurs… N’avez-vous pas des bonbons au chocolat ?

— Il y en a un monceau sur la table, choisis, mon ange !

— Non, j’en voudrais à la vanille… pour les vieillards… hi ! hi !

— Non, frère, il n’y en a pas comme ça.

— Écoutez, fit le vieux en se penchant à l’oreille de Mitia, cette fille-là, Marie, hi ! hi ! je voudrais bien faire sa connaissance, grâce à votre bonté…

— Voyez-vous ça ! Tu veux rire, camarade.

— Je ne fais de mal à personne, murmura piteusement Maximov.

— Ça va bien. Ici, camarade, on se contente de chanter et de danser. Après tout, si le cœur t’en dit ! En attendant, régale-toi, bois, amuse-toi. As-tu besoin d’argent ?

— Après, peut-être, avoua Maximov en souriant.

— Bien, bien. »

Mitia avait la tête en feu. Il sortit sur la galerie qui entourait une partie du bâtiment. L’air frais lui fit du bien. Seul dans l’obscurité, il se prit la tête à deux mains. Ses idées éparses se groupèrent soudain, et tout s’éclaira d’une terrible lumière… « Si je dois me tuer, c’est maintenant ou jamais », songea-t-il.

Prendre un pistolet et en finir dans ce coin sombre ! Il demeura près d’une minute indécis. En venant à Mokroïé, il avait sur la conscience la honte, le vol commis, le sang versé ; néanmoins, il se sentait plus à l’aise : tout était fini, Grouchegnka, cédée à un autre, n’existait plus pour lui. Sa décision avait été facile à prendre, elle paraissait du moins inévitable, car pourquoi eût-il vécu désormais ? Mais la situation n’était plus la même. Ce fantôme terrible, cet homme fatal, l’amant d’autrefois, avait disparu sans laisser de traces. L’apparition redoutable devenait un fantoche grotesque qu’on enfermait à clef. Grouchegnka avait honte et il devinait à ses yeux qui elle aimait. Il suffisait maintenant de vivre, et c’était impossible, ô malédiction ! « Seigneur, priait-il mentalement, ressuscite celui qui gît près de la palissade ! Éloigne de moi cet amer calice ! Car tu as fait des miracles pour des pécheurs comme moi !… Et si le vieillard vit encore ? Oh alors, je laverai la honte qui pèse sur moi, je restituerai l’argent dérobé, je le prendrai sous terre… L’infamie n’aura laissé de traces que dans mon cœur pour toujours. Mais non, ce sont des rêves impossibles ! Ô malédiction ! »


Un rayon d’espoir lui apparaissait pourtant dans les ténèbres. Il courut dans la chambre vers elle, vers sa reine pour l’éternité. » Une heure, une minute de son amour ne valent-elles pas le reste de la vie, fût-ce dans les tortures de la honte ? La voir, l’entendre, ne penser à rien, oublier tout, au moins pour cette nuit, pour une heure, pour un instant ! » En rentrant, il rencontra le patron, qui lui parut morne et soucieux.

« Eh bien, Tryphon, tu me cherchais ? »

Le patron parut gêné.

« Mais non, pourquoi vous chercherais-je ? Où étiez-vous ?

— Que signifie cet air maussade ? Serais-tu fâché ? Attends, tu vas pouvoir te coucher… Quelle heure est-il ?

— Il doit être trois heures passées.

— Nous finissons, nous finissons.

— Mais ça ne fait rien. Amusez-vous tant que vous voudrez… »

« Qu’est-ce qu’il lui prend ? » songea Mitia, en courant dans la salle de danse.

Grouchegnka n’y était plus. Dans la chambre bleue, Kalganov sommeillait sur le canapé. Mitia regarda derrière les rideaux. Assise sur une malle, la tête penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Elle fit signe à Mitia d’approcher et lui prit la main.

« Mitia, Mitia, je l’aimais ! Je n’ai pas cessé de l’aimer durant cinq ans. Était-ce lui ou ma rancune ? C’était lui, oh, c’était lui ! J’ai menti en disant le contraire !… Mitia, j’avais dix-sept ans alors, il était si tendre, si gai, il me chantait des chansons… Ou bien était-ce moi, sotte gamine, qui le voyais ainsi ?… Maintenant, ce n’est plus du tout le même. Sa figure a changé, je ne le reconnaissais pas. En venant ici, je songeais tout le temps : « Comment vais-je l’aborder, que lui dirai-je, quels regards échangerons-nous ?… » Mon âme défaillait… et ce fut comme si je recevais un baquet d’eau sale. On aurait dit un maître d’école qui fait des embarras, si bien que je demeurai stupide. Je crus d’abord que la présence de son long camarade le gênait. Je songeais en les regardant : « Pourquoi ne trouvé-je rien à lui dire ? » Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour laquelle il m’a lâchée… Elle l’a changé du tout au tout. Mitia, quelle honte ! Oh ! que j’ai honte, Mitia, honte pour toute ma vie ! Maudites soient ces cinq années ! »

Elle fondit de nouveau en larmes, sans lâcher la main de Mitia.

« Mitia, mon chéri, ne t’en va pas, je veux te dire un mot, murmura-t-elle en relevant la tête. Écoute, dis-moi qui j’aime. J’aime quelqu’un ici, qui est-ce ? » Un sourire brilla sur son visage gonflé de pleurs. » À son entrée, mon cœur a défailli. Sotte, voici celui que tu aimes », me dit mon cœur. Tu parus et tout s’illumina. » De qui a-t-il peur ? » pensai-je. Car tu avais peur, tu ne pouvais pas parler. » Ce n’est pas d’eux qu’il a peur, est-ce qu’un homme peut l’effrayer ? C’est de moi, de moi seule. » Car Fénia t’a raconté, nigaud, ce que j’avais crié à Aliocha par la fenêtre : « J’ai aimé Mitia durant une heure et je pars aimer… un autre. » Mitia, comment ai-je pu penser que j’en aimerais un autre après toi ? Me pardonnes-tu, Mitia ? M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? »

Elle se leva, lui mit ses mains aux épaules. Muet de bonheur, il contemplait ses yeux, son sourire ; tout à coup il la prit dans ses bras.

« Tu me pardonnes de t’avoir fait souffrir ? C’est par méchanceté que je vous torturais tous. C’est par méchanceté que j’ai affolé le vieux… Te rappelles-tu le verre que tu as cassé chez moi ? Je m’en suis souvenue, j’en ai fait autant aujourd’hui en buvant à « mon cœur vil ». Mitia, pourquoi ne m’embrasses-tu pas ? Après un baiser, tu me regardes, tu m’écoutes… À quoi bon ? Embrasse-moi plus fort, comme ça. Il ne faut pas aimer à moitié ! Je serai maintenant ton esclave, ton esclave pour la vie ! Il est doux d’être esclave ! Embrasse-moi ! Fais-moi souffrir, fais de moi ce qu’il te plaira… Oh ! il faut me faire souffrir… Arrête, attends, après, pas comme ça. » Et elle le repoussa tout à coup. « Va-t’en, Mitia, je vais boire, je veux m’enivrer, je danserai ivre, je le veux, je le veux. »

Elle se dégagea et sortit. Mitia la suivit en chancelant. » Quoi qu’il arrive, n’importe, je donnerais le monde entier pour cet instant », pensait-il. Grouchegnka but d’un trait un verre de champagne qui l’étourdit. Elle s’assit dans un fauteuil en souriant de bonheur. Ses joues se colorèrent et sa vue se troubla. Son regard passionné fascinait : Kalganov lui-même en subit le charme et s’approcha d’elle.

« As-tu senti quand je t’ai embrassé tout à l’heure, pendant que tu dormais ? murmura-t-elle. Je suis ivre maintenant, et toi ? Pourquoi ne bois-tu pas, Mitia ? J’ai bu, moi…

— Je suis déjà ivre… de toi, et je veux l’être de vin. »

Il but encore un verre et, à sa grande surprise, ce dernier verre le grisa tout à coup, lui qui avait supporté la boisson jusqu’alors. À partir de ce moment, tout tourna autour de lui, comme dans le délire. Il marchait, riait, parlait à tout le monde, ne se connaissait plus. Seul un sentiment ardent se manifestait en lui par moments : il croyait avoir « de la braise dans l’âme », ainsi qu’il se le rappela par la suite. Il s’approchait d’elle, la contemplait, l’écoutait… Elle devint fort loquace, appelant chacun, attirant quelque fille du chœur, qu’elle renvoyait après l’avoir embrassée, ou parfois avec un signe de croix. Elle était prête à pleurer. Le « petit vieux », comme elle appelait Maximov, la divertissait fort. À chaque instant, il venait lui baiser la main, et il finit par danser de nouveau en s’accompagnant d’une vieille chanson au refrain entraînant :

« Le cochon, khriou, khriou, khriou,
La génisse, meuh, meuh, meuh,
Le canard, coin, coin, coin,
L’oie, ga, ga, ga,
La poulette courait dans la chambre,
Tiouriou-riou s’en allait chantant. »

« Donne-lui quelque chose, Mitia, il est pauvre. Ah ! les pauvres, les offensés !… Sais-tu quoi, Mitia ? Je veux entrer au couvent. Sérieusement, j’y entrerai. Je me rappellerai toute ma vie ce que m’a dit Aliocha aujourd’hui. Dansons maintenant. Demain au couvent, aujourd’hui au bal. Je veux faire des folies, bonnes gens, Dieu me le pardonnera. Si j’étais Dieu, je pardonnerais à tout le monde : « Mes chers pécheurs, je fais grâce à tous. » J’irais implorer mon pardon : « Pardonnez à une sotte, bonne gens. » Je suis une bête féroce, voilà ce que je suis. Mais je veux prier. J’ai donné un petit oignon. Une misérable telle que moi veut prier ! Mitia, ne les empêche pas de danser. Tout le monde est bon, sais-tu, tout le monde. La vie est belle. Si méchant qu’on soit, il fait bon vivre… Nous sommes bons et mauvais tout à la fois… Dites-moi, je vous prie, pourquoi suis-je si bonne ? Car je suis très bonne… »

Ainsi divaguait Grouchegnka à mesure que l’ivresse la gagnait. Elle déclara qu’elle voulait danser, se leva en chancelant.

« Mitia, ne me donne plus de vin, même si j’en demande. Le vin me trouble et tout tourne, jusqu’au poêle. Mais je veux danser. On va voir comme je danse bien… »

C’était une intention arrêtée ; elle exhiba un mouchoir de batiste qu’elle prit par un bout pour l’agiter en dansant. Mitia s’empressa, les filles se turent, prêtes à entonner, au premier signal, l’air de la danse russe. Maximov, apprenant que Grouchegnka voulait danser, poussa un cri de joie, sautilla devant elle en chantant :

« Jambes fines, flancs rebondis,
La queue en trompette. »

Mais elle l’écarta d’un grand coup de mouchoir.

« Chut ! Que tout le monde vienne me regarder. Mitia, appelle aussi ceux qui sont enfermés… Pourquoi les avoir enfermés ? Dis-leur que je danse, qu’ils viennent me voir… »

Mitia cogna vigoureusement à la porte des Polonais.

« Hé ! vous autres… Podwysocki ! Sortez. Elle va danser et vous appelle.

— Lajdak ! grommela un des Polonais.

— Misérable toi-même ! Fripouille !

— Si vous cessiez de railler la Pologne ! bougonna Kalganov, également gris.

— C’est bon, jeune homme ! Ce que j’ai dit s’adresse à lui et non à la Pologne. Un misérable ne la représente pas. Tais-toi, beau gosse, croque des bonbons.

— Quels êtres ! Pourquoi ne veulent-ils pas faire la paix ? » murmura Grouchegnka qui s’avança pour danser.

Le chœur retentit. Elle entrouvrit les lèvres, agita son mouchoir et, après avoir tangué, s’arrêta au milieu de la salle.

« Je n’ai pas la force… murmura-t-elle d’une voix éteinte ; excusez-moi, je ne peux pas… pardon. »

Elle salua le chœur, fit des révérences à droite et à gauche.

« Elle a bu, la jolie madame, dirent des voix.

— Madame a pris une cuite, expliqua en ricanant Maximov aux filles.

— Mitia, emmène-moi… prends-moi… »

Mitia la saisit dans ses bras et alla déposer son précieux fardeau sur le lit. « Maintenant, je m’en vais », songea Kalganov, et, quittant la salle, il referma sur lui la porte de la chambre bleue. Mais la fête n’en continua que plus bruyante. Grouchegnka étant couchée, Mitia colla ses lèvres aux siennes.

« Laisse-moi, implora-t-elle, ne me touche pas avant que je sois à toi… J’ai dit que je serai tienne… épargne-moi… Près de lui, c’est impossible, cela me ferait horreur.

— J’obéis ! Pas même en pensée… je te respecte ! Oui, ici, cela me répugne. »


Sans relâcher son étreinte, il s’agenouilla près du lit.

« Bien que tu sois sauvage, je sais que tu es noble… Il faut que nous vivions honnêtement désormais… Soyons honnêtes et bons, ne ressemblons pas aux bêtes… Emmène-moi bien loin, tu entends… Je ne veux pas rester ici, je veux aller loin, loin…

Oui, oui, dit Mitia en l’étreignant, je t’emmènerai, nous partirons… Oh ! je donnerais toute ma vie pour une année avec toi afin de savoir ce qui en est de ce sang.

— Quel sang ?

— Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Groucha, tu veux que nous vivions honnêtement, et je suis un voleur. J’ai volé Katka. Ô honte ! ô honte !

— Katka ? cette demoiselle ? Non, tu ne lui as rien pris. Rembourse-la, prends mon argent… Pourquoi cries-tu ? Tout ce qui est à moi est à toi. Qu’importe l’argent ? Nous le gaspillons sans pouvoir nous en empêcher. Nous irons plutôt labourer la terre. Il faut travailler, entends-tu ? Aliocha l’a ordonné. Je ne serai pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave, je travaillerai pour toi. Nous irons saluer la demoiselle, lui demander pardon, et nous partirons. Si elle refuse, tant pis. Rends-lui son argent et aime-moi… Oublie-la. Si tu l’aimes encore, je l’étranglerai… Je lui crèverai les yeux avec une aiguille…

— C’est toi que j’aime, toi seule, je t’aimerai en Sibérie.

— Pourquoi en Sibérie ? Soit, en Sibérie, si tu veux, qu’importe ?… Nous travaillerons… Il y a de la neige… J’aime voyager sur la neige… J’aime les tintements de la clochette… Entends-tu, en voilà une qui tinte… Où est-ce ? Des voyageurs qui passent… Elle s’est tue. »

Elle ferma les yeux et parut s’endormir. Une clochette, en effet, avait tinté dans le lointain. Mitia pencha la tête sur la poitrine de Grouchegnka. Il ne remarquait pas que le tintement avait cessé et qu’aux chansons et au chahut avait succédé dans la maison un silence de mort. Grouchegnka ouvrit les yeux.

« Qu’y a-t-il ? J’ai dormi ? Ah ! oui, la clochette… J’ai rêvé que je voyageais sur la neige… la clochette tintait et je me suis assoupie. Nous allions tous les deux, loin, loin. Je t’embrassais, je me pressais contre toi, j’avais froid et la neige étincelait… Tu sais, au clair de lune, comme elle étincelle ? Je me croyais ailleurs que sur la terre. Je me réveille avec mon bien-aimé près de moi, comme c’est bon !

— Près de toi » murmura Mitia, en couvrant de baisers la poitrine et les mains de son amie.

Soudain il lui sembla qu’elle regardait droit devant elle, par-dessus sa tête, d’un regard étrangement fixe. La surprise presque l’effroi, se peignit sur sa figure.

« Mitia, qui est-ce qui nous regarde ? » chuchota-t-elle.

Mitia se retourna et vit quelqu’un qui avait écarté les rideaux et les examinait. Il se leva et s’avança vivement vers l’indiscret.

« Venez ici, je vous prie » fit une voix décidée.

Mitia sortit de derrière les rideaux et s’arrêta, en voyant la chambre pleine de nouveaux personnages. Il sentit un frisson lui courir dans le dos, car il les avait tous reconnus. Ce vieillard de haute taille, en pardessus, avec une cocarde à sa casquette d’uniforme, c’est l’ispravnik, Mikhaïl Makarovitch. Ce petit-maître « poitrinaire, aux bottes irréprochables », c’est le substitut. « Il a un chronomètre de quatre cents roubles, il me l’a montré. » Ce petit jeune homme à lunettes… Mitia a oublié son nom, mais il le connaît, il l’a vu : c’est le juge d’instruction, « frais émoulu de l’École de Droit ». Celui-ci, c’est le stanovoï[1], Mavriki[2] Mavrikiévitch, une de ses connaissances. Et ceux-là, avec leurs plaques de métal, que font-ils ici ? Et puis deux manants… Au fond, près de la porte, Kalganov et Tryphon Borissytch…

« Messieurs… Qu’y a-t-il, messieurs ? murmura d’abord Mitia, pour reprendre aussitôt d’une voix forte : Je comprends ! »

Le jeune homme aux lunettes s’approcha de lui et déclara d’un air important, mais avec un peu de hâte :

« Nous avons deux mots à vous dire. Veuillez venir ici, près du canapé…

— Le vieillard, s’écria Mitia exalté, le vieillard sanglant !… Je comprends ! »

Et il se laissa tomber sur un siège.

« Tu comprends ? Tu as compris ! Parricide, monstre, le sang de ton vieux père crie contre toi ! » hurla tout à coup le vieil ispravnik en s’approchant de Mitia. Il était hors de lui, rouge, tremblant de colère.

« Mais c’est impossible ! s’exclama le petit jeune homme. Mikhaïl Makarovitch, voyons, je n’aurais jamais attendu pareille chose de vous !…

— C’est du délire, messieurs, du délire ! reprit l’ispravnik. Regardez-le donc : la nuit, ivre avec une fille de joie, souillé du sang de son père… C’est du délire !…

— Je vous prie instamment, mon cher Mikhaïl Makarovitch, de modérer vos sentiments, bredouilla le substitut ; sinon je serai obligé de prendre… »

Le petit juge d’instruction l’interrompit, proféra d’un ton ferme et grave :

« Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je dois vous prévenir que vous êtes accusé d’avoir tué votre père, Fiodor Pavlovitch, qui a été assassiné cette nuit. »

Il ajouta quelque chose, le substitut également, mais Mitia écoutait sans comprendre. Il les regardait tous d’un air hagard.

  1. Commissaire de police de district.
  2. Maurice.