Ensemble
◄ Chapitre VIII | Seconde partie | Chapitre X ► |
IX
ensemble.
Karl Kip, après avoir été transporté dans la voiture du capitaine-commandant au pénitencier de Port-Arthur, fut déposé dans une des salles de l’infirmerie où son frère, autorisé à rester près de lui, ne tarda pas à le rejoindre.
De quels sentiments de reconnaissance envers cet homme devaient être pénétrés M. et Mme Skirtle ! Grâce à son courage, la plus horrible des morts avait été épargnée à leur fils ! Au premier moment, dans un irrésistible élan de cœur, le jeune garçon s’était jeté aux genoux de son père, répétant d’une voix coupée de sanglots :
« Grâce pour lui… père… grâce pour lui ! »
Mme Skirtle s’était unie à son fils, et tous deux suppliaient le capitaine, comme s’il eût pu faire droit à leur demande, comme s’il eût été le maître de rendre la liberté à Karl Kip !
Et, d’ailleurs, pouvait-on oublier pour quel crime les deux frères, après une peine capitale, étaient enfermés à perpétuité dans le bagne de Port-Arthur ?… Ne sachant rien des manœuvres de Flig Balt et de Vin Mod, comment M. Skirtle eût-il mis en doute la culpabilité des condamnés ?… De ce que l’un d’eux venait, en risquant sa vie, de sauver celle du jeune garçon, n’en étaient-ils pas moins les assassins d’Harry Gibson et châtiés comme tels ?… Cet acte de dévouement, si beau qu’il fût, pouvait-il racheter un aussi épouvantable forfait ?…
« Mon ami, dit Mme Skirtle, dès que son mari fut rentré à la villa, après avoir remis le blessé entre les mains du médecin, que sera-t-il possible de faire pour ce malheureux ?…
— Rien… répondit le capitaine, rien si ce n’est de le recommander à la bienveillance de l’administration, afin qu’il bénéficie à l’avenir d’un régime moins sévère… qu’il soit exempt des travaux de force…
— Eh bien ! il faut informer dès aujourd’hui le gouverneur de ce qui s’est passé…
— Il le saura avant ce soir, répondit M. Skirtle. Mais tout se bornera à obtenir un adoucissement et non une diminution de la peine. Karl Kip et son frère ont été déjà l’objet d’une faveur, — et quelle faveur ! — puisqu’il leur a été fait grâce de la vie…
— Et j’en remercie le Ciel, comme je le remercie, l’infortuné, puisqu’il a sauvé notre pauvre enfant…
— Ma chère amie, répondit le capitaine, je ferai tout ce qui sera possible par reconnaissance pour Karl Kip. D’ailleurs, depuis que les deux frères sont arrivés à Port-Arthur, leur conduite a été irréprochable, et ils n’ont jamais eu à encourir les sévérités du règlement. Peut-être, je le répète, obtiendrai-je de l’administration supérieure qu’ils ne soient plus astreints aux travaux du dehors, plus pénibles encore pour des hommes de leur condition, et de les occuper dans les bureaux du pénitencier… Ce serait un grand soulagement dans leur situation de convicts… Mais tu sais pour quel crime ils ont été traduits devant la Cour, et sur quelles indiscutables preuves s’est fondée la conviction du jury…
— Mon ami, s’écria Mme Skirtle, comment celui qui a été capable d’un tel acte pourrait-il être un meurtrier ?…
— Et, cependant… il n’y a aucun doute à ce sujet… Jamais les frères Kip n’ont pu établir leur innocence…
— Tu n’ignores pas, mon ami, insista Mme Skirtle, quelle est l’opinion de M. Hawkins…
— Je la connais… Cet excellent homme ne les croit pas coupables, mais il est influencé par ses souvenirs, et il n’a rien pu obtenir pour eux, si ce n’est une commutation de peine par l’intermédiaire du gouverneur…
— Songe donc, reprit Mme Skirtle, combien cette condamnation lui paraîtra plus injuste encore, lorsqu’il apprendra ce que vient de faire Karl Kip… »
Le capitaine ne répondit pas, car il avait été déjà très impressionné de ce que lui avait déclaré M. Hawkins relativement aux deux frères. Mais, à la réflexion, en présence des preuves matérielles, les papiers d’Harry Gibson en la possession de Karl et de Pieter Kip, le kriss, instrument du crime, découvert dans la valise, était-il permis de douter ?…
« Dans tous les cas, mon ami, reprit Mme Skirtle, j’ai une grâce à te demander… une grâce qui ne dépend que de toi, et que tu ne me refuseras pas…
— Cette grâce, c’est que les deux frères ne soient plus séparés l’un de l’autre désormais ?…
— Oui… tu m’as comprise !… Dès aujourd’hui, tu autoriseras Pieter Kip à rester près de son frère… à lui donner ses soins…
— Je le ferai assurément, déclara M. Skirtle.
— Et moi aussi, je le visiterai, reprit Mme Skirtle. Je veillerai à ce que ce malheureux ne manque de rien… Et qui sait… plus tard ?… »
En attendant, le vœu des deux frères allait être comblé, et, ce qu’ils avaient désiré avec le plus d’ardeur, ils ne seraient point séparés.
Donc, à partir de ce jour, Karl et Pieter Kip se virent à toute heure. Puis, à trois semaines de là, lorsque, sa blessure presque cicatrisée, Karl Kip eut pu quitter l’infirmerie, tous deux se promenaient dans la cour du pénitencier. Ils occupaient maintenant la même salle, ils couchaient dans le même dortoir, ils travaillaient dans la même escouade. Enfin, ils furent employés à des travaux de l’intérieur, avec l’espoir d’être bientôt affectés aux bureaux de Port-Arthur.
On imaginera aisément tout ce que les deux frères avaient à se dire, quel sujet de conversation revenait sans cesse entre eux, et comment ils envisageaient l’avenir.
Et, lorsque le plus jeune voyait son aîné s’abandonner à la crainte que la vérité ne fût jamais reconnue, il lui répétait :
« Ne pas espérer, frère, ce serait manquer à Dieu !… Puisque notre vie a été épargnée, c’est que la Providence veut que les assassins soient découverts un jour… que notre réhabilitation soit proclamée publiquement…
— Le Ciel t’entende, Pieter, répondait Karl Kip, et je t’envie d’avoir cette confiance !… Mais, enfin, quels peuvent être les meurtriers du capitaine Gibson ?… Évidemment des indigènes de Kerawara ou de l’île d’York ; peut-être même de quelque autre île de l’archipel Bismarck !… Et comment les découvrir au milieu de cette population mélanésienne, dispersée sur tous les points du territoire ?… »
Ce serait difficile, Pieter Kip en convenait. N’importe ! il avait la foi… Quelque fait inattendu se produirait… M. Zieger, M. Hamburg obtiendraient de nouvelles informations…
« Et, d’ailleurs, dit-il un jour, en voyant son frère en proie au désespoir, est-il sûr que les assassins soient des indigènes ?… »
Karl Kip lui avait saisi les mains et s’écriait en le regardant les yeux dans les yeux :
« Que veux-tu dire ?… Explique-toi !… Penses-tu donc que quelque colon… quelque employé des factoreries aurait pu commettre ce crime ?…
— Non… frère… non !
— Alors… qui ?… Des matelots ?… Oui !… Plusieurs navires se trouvaient dans le port de Kerawara…
— Et il y avait aussi notre brick, le James-Cook…, répondit Pieter.
— Le James-Cook !… »
Et Karl Kip, répétant ce nom, interrogeait son frère.
Alors, Pieter lui fit connaître les soupçons dont son esprit était hanté. Est-ce que l’équipage du brick ne comptait pas des hommes très suspects, entre autres ces matelots recrutés à Dunedin et qui prirent part à la révolte soulevée par Flig Balt ?… Est-ce que, parmi ces hommes, Len Cannon — pour en citer un — n’a pu savoir que le capitaine Gibson emportait, non seulement des papiers du bord, mais aussi une somme de plusieurs milliers de piastres à l’habitation de M. Hamburg ?… Précisément, dans cet après-midi, Len Cannon et ses camarades étaient descendus à terre… N’avaient-ils pu épier Harry Gibson, le suivre à travers la forêt de Kerawara, l’attaquer, l’assassiner, le dévaliser ?…
Karl écoutait son frère avec une anxieuse et dévorante attention. Il semblait que toute une révélation se fît dans son esprit. Jamais il ne lui était venu à la pensée d’expliquer l’assassinat autrement que par l’intervention des indigènes… Et voici que Pieter lui signalait, comme pouvant être les coupables, ce Len Cannon ou autres recrues du bord !…
Après quelques moments de réflexion, il reprit :
« Mais, en admettant que les meurtriers doivent être recherchés parmi ces hommes, il n’en est pas moins certain que le capitaine Gibson a été frappé avec un poignard malais…
— Oui… Karl… et j’ajoute avec le nôtre…
— Le nôtre ?…
— Cela n’est que trop certain, affirma Pieter Kip, et c’est bien le nôtre dont on a retrouvé la virole dans le bois de Kerawara…
— Et comment ce poignard aurait-il pu être en la possession des meurtriers ?…
— Parce qu’il a été volé, Karl…
— Volé ?…
— Oui… sur l’épave de la Wilhelmina… pendant que nous la visitions…
— Volé… par qui ?…
— Par l’un des matelots qui conduisaient le canot et qui, comme nous, ont pris pied sur l’épave…
— Mais quels étaient ces matelots ?… Te le rappelles-tu, Pieter ?… Leurs noms ?…
— Assez vaguement, frère… Il y avait d’abord Nat Gibson, qui avait voulu nous accompagner… Quant aux hommes désignés par le capitaine, je ne me souviens plus…
— Est-ce que le maître d’équipage n’était pas avec eux ?… demanda Karl Kip.
— Non, frère… Je crois pouvoir assurer que Flig Balt était resté à bord.
— Et Len Cannon ?…
— Oui… je crois bien… Il me semble encore le voir sur l’épave. Peut-être… mais je ne suis pas sûr… Enfin, lui ou un autre a pu entrer dans notre cabine, et, même après nous, y découvrir le kriss que nous n’aurions pas aperçu en quelque coin… Et plus tard, lorsque ces misérables ont eu la pensée du crime, ils se sont servis de cette arme pour le commettre, puis ils l’ont replacée dans notre valise…
— Mais nous l’y aurions trouvée, Pieter !
— Non… s’ils ne l’y ont mise qu’au dernier moment ! »
On voit à quel point Pieter Kip se rapprochait de la vérité. Seulement, il faisait erreur en ce qui concernait les véritables assassins. Si ses soupçons se portaient sur Len Cannon ou quelque autre desrecrues, très capables d’être soupçonnés, ils n’atteignaient ni Flig Balt ni Vin Mod. Ce qui était sûr, d’ailleurs, c’est que le maître d’équipage n’avait point embarqué dans le canot pour se rendre à l’épave ; mais ce qui ne l’était pas moins, c’est que Vin Mod s’y trouvait, — ce dont Karl ni Pieter Kip ne se souvenaient plus. On sait comment le fourbe avait opéré, et avec assez d’adresse et d’astuce pour n’avoir jamais été l’objet d’aucune suspicion.
Telle est donc la conversation qu’auraient déjà eue les deux frères, sans doute, s’ils n’eussent été toujours séparés, d’abord dans la prison d’Hobart-Town, ensuite dans le pénitencier de Port-Arthur.
Il est vrai, ce qui se faisait certitude pour eux, puisqu’ils n’étaient pas les auteurs du crime, ne serait que présomption pour toute autre personne. Comment parviendraient-ils à établir avec preuves évidentes que le kriss avait été pris sur l’épave par un des matelots du James-Cook, puis que ce matelot s’en était servi pour frapper le capitaine Gibson ?… On en conviendra, — ils le comprenaient, — les apparences étaient contre eux. Que les hypothèses de Pieter Kip fussent logiques, d’accord ; mais elles ne pouvaient être admises que par eux, qui se savaient innocents… Et voilà bien ce qui les désespérait, et plus particulièrement Karl Kip, — désespoir contre lequel Pieter, soutenu par sa foi inébranlable en la justice divine, avait tant de peine à réagir !
Entre-temps, après les démarches faites par le capitaine Skirtle, le gouverneur et l’administration pénale du Royaume-Uni avaient autorisé l’admission des frères Kip dans les bureaux de Port-Arthur. Ce fut un grand adoucissement au régime qui leur avait été imposé jusqu’alors. Ils n’appartenaient plus aux escouades affectées à la construction des routes ou au creusement des canaux. Ils étaient occupés à la comptabilité, ou même, sous la surveillance des agents, à la préparation des travaux sur les divers points de la presqu’île. Toutefois, — mesure bien pénible, — la nuit venue, ils devaient rentrer dans les dortoirs communs, sans pouvoir se soustraire à l’horrible promiscuité du bagne.
Or, il arriva que cette situation nouvelle excita de furieuses jalousies. Des assassins, des condamnés à mort, dont la peine avait été commuée, et qui jouissaient de pareilles faveurs !… Est-ce que le service rendu par Karl Kip à la famille du valait cela ?… S’être jeté sur un chien au risque de quelques morsures, qui n’en eût fait autant ?… Les frères Kip eurent donc à se défendre contre ces brutes, et il ne fallut pas moins que la vigueur de Karl pour les mettre à la raison.
Cependant, au milieu de ce ramassis de galériens avec lesquels ils vivaient dans les salles communes, deux convicts avaient pris fait et cause pour eux, et les défendaient contre les violences de leurs compagnons.
C’étaient deux hommes de trente-cinq à quarante ans, deux Irlandais, nommés l’un O’Brien, l’autre Macarthy. Pour quel crime ils avaient été condamnés, jamais ils ne s’étaient expliqués là-dessus. Autant que possible, ils se tenaient toujours à l’écart, et, doués d’une force exceptionnelle, ils avaient su imposer le respect pour leur personne. Assurément, ce n’étaient point de vulgaires condamnés, et ils avaient reçu une instruction supérieure à celle des hôtes ordinaires des bagnes. Aussi, révoltés sans doute de voir leurs compagnons se mettre une vingtaine contre les frères Kip, ils les avaient aidés à se protéger contre leurs odieuses brutalités.
Il était donc à prévoir, bien que ces Irlandais fussent très sombres, très farouches, d’un caractère peu communicatif, qu’une certaine intimité se serait établie entre eux et les frères Kip, lorsqu’une nouvelle décision de l’administration ne leur laissa plus que de rares occasions de se rencontrer dans la vie courante de Port-Arthur.
En effet, M. Skirtle n’avait pas tardé à connaître la conduite de quelques-uns des convicts, et des plus intraitables. Il sut que Karl et Pieter Kip avaient été l’objet d’attaques personnelles, et qu’ils étaient exposés aux pires traitements, lorsque la nuit les réunissait dans les mêmes dortoirs que leurs compagnons de bagne.
D’autre part, Mme Skirtle, qui n’avait point cessé de s’intéresser aux deux frères, faisait tout ce qui dépendait d’elle pour adoucir leur sort. Après avoir maintes fois parlé d’eux lorsqu’elle visitait M. et Mme Hawkins à Hobart-Town, elle se sentait prise de certains doutes, et, sans aller jusqu’à admettre qu’ils pussent être innocents du crime de Kerawara, du moins les preuves de leur culpabilité ne lui semblaient pas absolument décisives. Et puis, comment eût-elle oublié ce qu’elle devait au courage de Karl Kip ?… C’est pourquoi cette reconnaissante femme, poursuivant ses instantes démarches près du gouverneur de la Tasmanie, finit-elle par obtenir que, la nuit, les deux frères occuperaient une cellule particulière.
Avant d’être installés dans cette cellule, Karl et Pieter Kip voulurent une dernière fois remercier O’Brien et Macarthy de leurs bons offices.
Les Irlandais ne répondirent que froidement à cette démarche. Ils n’avaient fait que leur devoir, après tout, en défendant les deux frères contre des forcenés. Et, lorsque ceux-ci leur tendirent la main, au moment de se séparer, ils ne la prirent pas.
Et, quand ils se retrouvèrent seuls, Karl Kip de s’écrier :
« Je ne sais pour quel crime ces deux hommes ont été condamnés, mais ce n’est pas pour assassinat, puisqu’ils ont refusé de toucher la main des deux assassins que nous sommes !… »
Et, la colère l’emportant, il ajouta :
« Nous… nous… des meurtriers !… Et rien… rien… pour prouver que nous ne le sommes pas !…
— Espère, mon pauvre Karl…, répondit Pieter. Justice nous sera rendue un jour ! »
Au mois de mars 1887, un an s’était écoulé depuis que les deux frères avaient été déportés à Port-Arthur. Qu’auraient-ils pu obtenir de plus que l’adoucissement en leur faveur du régime du pénitencier ?… Aussi, quelle que fût la confiance de Pieter Kip dans l’avenir, ne devaient-ils pas craindre de rester à jamais les victimes de cette erreur judiciaire ?… Et, cependant, ils n’étaient pas si abandonnés qu’ils devaient le croire. Au dehors, sinon des amis, du moins des protecteurs, n’avaient cessé de prendre le plus sérieux intérêt à leur situation. Que Nat Gibson, égaré par son chagrin, se refusât à admettre qu’il y eût des présomptions en leur faveur, M. Hawkins, lui, continuait ses démarches relatives à cette malheureuse affaire. Il entretenait une correspondance fréquente avec M. Zieger à Port-Praslin, et avec M. Hamburg à Kerawara. Il les pressait de poursuivre l’enquête, d’étendre leurs informations à la Nouvelle-Irlande comme à la Nouvelle-Bretagne. S’ils ne parvenaient à constater que le crime eût été commis par les indigènes, n’avait-il pas des étrangers pour auteurs, — quelques ouvriers des factoreries, quelques matelots des bâtiments qui se trouvaient à cette époque dans les ports de l’archipel ?…
Engagé dans cette voie, M. Hawkins en venait à se demander s’il ne fallait pas chercher les meurtriers jusque dans l’équipage du James-Cook, ainsi que le faisaient Karl et Pieter Kip… N’y avait-il pas lieu de suspecter Len Cannon et ses camarades… d’autres peut-être ?… Et, parfois, le nom de Flig Balt traversait son esprit… Mais, il faut en convenir, ce n’étaient là que de pures hypothèses que n’appuyaient ni les dépositions des témoins entendus dans l’affaire, ni les preuves matérielles produites aux débats.
M. Hawkins eut alors la pensée de se rendre à Port-Arthur. Ce fut comme un irrésistible besoin qu’il éprouva de revoir ses protégés, une sorte de pressentiment instinctif, qui le conduisit à l’établissement pénitentiaire.
On imaginera sans peine l’extrême surprise et aussi l’indicible émotion dont furent saisis les frères Kip, lorsque, dans la matinée du 19 mars, appelés au bureau du capitaine-commandant, ils se trouvèrent en présence de l’armateur.
Celui-ci ne fut pas moins ému à revoir les naufragés de la Wilhelmina sous leur accoutrement de galériens. Dans un premier mouvement, Karl Kip allait s’élancer vers son bienfaiteur… Son frère le retint. Et comme M. Hawkins — il s’imposait une réserve que l’on comprendra — ne fit aucun pas vers eux, ils restèrent immobiles et muets, en attendant qu’on leur adressât la parole.
M. Skirtle se tenait à l’écart, indifférent en apparence. Il voulait laisser M. Hawkins libre de donner à cette entrevue le caractère qu’il jugerait convenable, et à cet entretien le cours qu’il devait avoir.
« Messieurs… » dit l’armateur.
Et ce mot fut comme le relèvement moral de ces deux malheureux qui n’étaient plus que des numéros de bagne !
« Messieurs Kip, je suis venu à Port-Arthur pour vous mettre au courant de choses qui vous intéressent et dont je me suis occupé… »
Les deux frères eurent la pensée que cette déclaration devait se rapporter à l’affaire de Kerawara… Ils se trompaient. Ce n’était pas la preuve de leur innocence qu’apportait M. Hawkins, qui continua en ces termes :
« Il s’agit de votre maison de commerce de Groningue. J’ai voulu entrer en correspondance avec divers négociants de cette ville où, je dois vous le dire, il semble bien que l’opinion publique vous ait toujours été favorable…
— Nous sommes innocents !… s’écria Karl Kip, incapable de retenir la révolte de son cœur.
— Mais, reprit M. Hawkins, qui avait quelque peine à garder sa réserve, vous n’étiez pas en situation de pouvoir mettre ordre à vos affaires… Elles souffraient déjà de votre absence… Il importait que la liquidation fût rapidement menée, et j’ai pris vos intérêts en main…
— Monsieur Hawkins, répondit Pieter Kip, nous vous remercions, et c’est un bienfait ajouté à tant d’autres !
— Je désirais donc vous apprendre, poursuivit l’armateur, que cette liquidation s’est faite dans des conditions plus avantageuses qu’on ne l’espérait… Les cours étaient en hausse, et les marchandises ont trouvé preneur à de hauts prix… Il s’en est suivi que le bilan présente une balance de compte à votre profit. »
La plus vive satisfaction se peignit sur la pâle figure de Pieter Kip. Au milieu des tourments qui l’accablaient dans cette abominable existence du bagne, que de fois il songeait à ses affaires en souffrance, à sa maison de commerce réduite à la faillite, à cette nouvelle honte qui atteindrait le nom de leur père !… Et voici que M. Hawkins venait lui apprendre qu’une liquidation avait réglé heureusement leurs intérêts.
Karl Kip dit alors :
« Monsieur Hawkins, nous ne savons comment vous témoigner notre reconnaissance !… Après tout ce que vous aviez déjà fait pour nous, après l’estime que vous nous aviez montrée, dont nous étions dignes, dont nous sommes dignes encore, je le jure !… grâce à vous, l’honneur de notre maison est sauvé !… Et ce n’est pas nous qui l’aurons voué à l’infamie… Non… nous sommes innocents du crime pour lequel nous avons été condamnés !… Nous ne sommes pas les assassins du capitaine Gibson ! »
Et, comme ils l’avaient fait devant la Cour, les deux frères, se tenant la main, attestaient le Ciel.
M. Skirtle les observait avec attention, avec émotion, et il se sentait pénétré par la dignité de leur attitude, par l’accent de sincérité dont leur voix était empreinte.
Et alors, M. Hawkins de s’abandonner, incapable de retenir tout ce qu’il avait sur le cœur… et il le fit avec une chaleur communicative. Non ! il ne croyait pas à la culpabilité des frères Kip… il n’y avait jamais cru !… Par malheur, l’enquête poursuivie à Port-Praslin, à Kerawara, sur les autres îles de l’archipel Bismarck, n’avait point abouti… C’est vainement que la trace des meurtriers fut recherchée parmi les tribus indigènes !… Néanmoins, il ne désespérait pas de réussir, et d’arriver à la révision de l’affaire…
Révision !… Ce mot venait d’être prononcé pour la première fois devant les deux condamnés, qui n’espéraient plus l’entendre… la révision, qui les renverrait devant de nouveaux juges, qui permettrait d’apporter de nouvelles preuves !…
Mais, à ces nouveaux juges, à ces nouvelles preuves, il faudrait un fait nouveau indiscutable, laissant pressentir quelque erreur judiciaire, pour qu’un autre accusé pût être substitué à ceux qui avaient été condamnés pour lui !… Le véritable auteur du crime, parviendrait-on à le retrouver pour le mettre en face des deux frères devant le jury d’Hobart-Town ?…
Alors M. Hawkins et eux reprirent les principaux points de l’accusation. Oui !… le capitaine Gibson fut frappé avec le poignard saisi dans la chambre des deux frères, et qui leur appartenait… Ils ne l’avaient pas retrouvé sur l’épave de la Wilhelmina… ils ne l’avaient point rapporté à bord du brick… S’il fut vu par Jim dans leur cabine, c’est qu’un autre l’y avait mis, et si on y trouva les papiers du capitaine, c’est qu’un autre les y avait déposés… Or, cet autre ne pouvait être que celui qui les avait volés avec l’argent d’Harry Gibson, après l’avoir assassiné dans la forêt de Kerawara !…
Oui !… cela était la vérité même, bien que les preuves fissent défaut !
Dans ces conditions, les soupçons ne devaient se porter que sur les matelots du James-Cook. L’un d’eux avait pu seul s’emparer du kriss dans la cabine de la Wilhelmina… un de ceux que le canot y avait amenés…
Aussitôt Karl Kip de s’écrier :
« Est-ce que Flig Balt se trouvait parmi eux ?…
— Non… répondit Pieter, non !… Ma mémoire ne me trompe pas… Flig Balt n’a pas mis le pied sur l’épave…
— En effet… je me souviens… il n’avait pas quitté le bord…, déclara l’armateur.
— Quels étaient donc les hommes qui avaient pris place dans le canot ?… demanda Karl Kip.
— Hobbes et Wickley, répondit M. Hawkins. J’ai eu l’occasion de les interroger sur ce point, et ils sont certains d’y avoir embarqué avec Nat Gibson et vous…
— Len Cannon n’y était pas ?… reprit Pieter Kip.
— Ils m’ont affirmé que non.
— Je l’avais cru…
— Mais, reprit Karl Kip, Hobbes et Wickley ne peuvent être soupçonnés…
— Non assurément, répondit M. Hawkins. Ce sont d’honnêtes matelots… Mais un troisième était avec eux…
— Et qui donc, monsieur Hawkins ?…
— Vin Mod…
— Vin Mod !… s’écria Karl Kip… Vin Mod… ce fourbe… ce coquin…
— Vin Mod, ajouta Pieter Kip, que j’ai toujours considéré comme l’âme damnée de Flig Balt !… »
À cette époque, ni le maître d’équipage ni Vin Mod n’étaient plus à Hobart-Town, et où aurait-on pu maintenant retrouver leurs traces ?…