Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre X

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X

les fenians.


Ce fut en 1867, et dans le but d’arracher l’Irlande à l’insoutenable domination de la Grande-Bretagne, que se forma l’association politique du fenianisme.

Déjà, deux siècles avant, les sujets catholiques de la Verte Erin avaient enduré de graves persécutions, lorsque les soldats de Cromwell, aussi intolérants que féroces, voulurent imposer aux populations irlandaises le joug de la réforme. Les persécutés résistèrent noblement, fidèles à leur foi religieuse comme à leur foi politique. Les années s’écoulèrent, la situation ne s’améliora pas, et l’Angleterre fit plus durement sentir sa main brutale. Aussi, à la fin du dix-huitième siècle, en 1798, éclata une révolte, bientôt comprimée, qui amena la suppression du parlement irlandais, défenseur naturel des libertés irlandaises.

En 1829, un protecteur apparut, dont le nom retentit dans le monde entier. O’Connell vint siéger dans la Chambre des Communes. Là, sa voix puissante protesta contre les violences britanniques en faveur de sept millions de catholiques sur huit millions d’habitants que comptait l’Irlande.

À quel degré d’appauvrissement et de misère en était arrivé le malheureux pays, on en jugera par ce seul fait que, sur cinq millions d’hectares labourables, quinze cent mille, abandonnés du cultivateur sans ressources, restaient en friche.

Il n’y a pas lieu d’insister sur cette période de troubles qui allait provoquer les représailles du fenianisme, et il ne faut le prendre que dans ses rapports avec cette histoire[1].

O’Connell était mort en 1847, avant d’avoir pu achever son œuvre, sans même avoir entrevu le succès dans un avenir plus ou moins éloigné. Cependant les efforts individuels continuèrent à se manifester, et, en 1867, le gouvernement du Royaume-Uni se trouva en présence d’une nouvelle révolte qui éclata, non plus dans une ville d’Irlande, mais dans une ville d’Angleterre. Manchester vit se lever pour la première fois le drapeau des fenians, dont le nom vient sans doute des Gaels de l’ancien temps, et il flotta pour la cause de l’indépendance.

Cette révolte fut réduite comme l’avait été la première, et avec la même implacable rigueur. La police s’empara de ses principaux chefs, Allen, Kelly, Deary, Laskin, Gorld. Emprisonnés, traduits devant la Cour criminelle, les trois premiers, condamnés à la peine capitale, furent exécutés le 23 novembre à Manchester.

À cette époque se place une autre tentative, due à l’énergique ténacité de Burke et de Casey, lesquels, arrêtés à Londres, furent enfermés dans la prison de Clerkenwell. Leurs amis, leurs complices, ne devaient pas les abandonner.

Résolus à les délivrer, le 13 décembre, ils firent sauter les murs de la prison, — explosion qui compta une quarantaine de victimes, tuées ou blessées. Burke, n’ayant pu s’échapper, fut condamné à quinze ans de travaux forcés pour crime de haute trahison.

Sept fenians avaient été arrêtés : William et Timothy Desmond, English, O’Keeffe, Michel Baret, et une femme, Anna Justice.

Devant la Cour, ces rebelles eurent le célèbre Bright pour les défendre, comme il avait déjà défendu, devant le Parlement, les droits de l’Irlande.

Les efforts du grand orateur échouèrent en partie. On traduisit les accusés en avril 1868 devant la Cour criminelle centrale. Il y eut une condamnation à mort prononcée contre l’un d’eux, Michel Baret, âgé de vingt-sept ans, dont Bright ne put empêcher l’exécution.

Cependant, si, depuis l’explosion de Clerckenwell, le fenianisme avait perdu dans l’opinion publique, les poursuites n’étaient pas pour enrayer ses représailles. On pouvait toujours craindre que la cause de l’Irlande ne poussât à quelque tentative désespérée les hommes qui la soutenaient. Aussi, grâce à l’énergie de Bright devant la Chambre des Lords et la Chambre des Communes, un pas en avant fut-il fait avec le bill de 1869. Ce bill mit sur le pied d’égalité les églises irlandaise et anglicane, en attendant une loi relative à la propriété foncière, rendue dans un esprit d’équité qui justifierait le nom de Royaume-Uni que portent l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande.

Néanmoins, la police ne se relâcha pas, et les fenians se virent traqués sans merci. Elle parvint à déjouer plusieurs complots dont les auteurs furent poursuivis et condamnés à la déportation.

Parmi eux, après une tentative à Dublin en 1879, se trouvaient les Irlandais O’Brien et Macarthy. Ils appartenaient tous les deux à la famille de ce Farcy qui fut compromis dans l’affaire de 1867.

Les révoltés ayant été dénoncés, la police les arrêta avant qu’ils eussent pu mettre leurs projets à exécution.

O’Brien et Macarthy ne voulurent jamais compromettre leurs complices. Ils assumèrent sur eux seuls la responsabilité de cette conspiration. La Cour se montra d’une excessive sévérité. Elle les condamna à la déportation perpétuelle et ils furent envoyés au pénitencier de Port-Arthur.

Ce n’étaient pourtant que des condamnés politiques ; mais, de ces condamnés, Port-Arthur en renfermait déjà lorsque Dumont d’Urville le visita en 1840. Et ne sont-elles pas justes, les protestations du navigateur français contre ce régime barbare, lorsqu’il s’écrie : « Les peines encourues par les voleurs, les faussaires, elles n’ont pas été trouvées assez dures contre les condamnés politiques ; on les a jugés indignes de vivre parmi eux et on les a jetés au milieu d’assassins, de misérables déclarés incorrigibles. »

C’était donc là, en 1879, depuis huit longues années, que les deux Irlandais O’Brien et Macarthy avaient été transportés. Le régime du bagne, ils le subissaient dans toute sa rigueur, au milieu de cette tourbe immonde.

O’Brien était un ancien contremaître d’une fabrique de Dublin, Macarthy un ouvrier du port. Tous deux d’une rare énergie, ils avaient reçu quelque instruction. Des liens de famille, des souvenirs, des exemples les avaient enrôlés sous le drapeau du fenianisme. Ils y avaient risqué leur vie, ils y avaient perdu leur liberté. Pouvaient-ils espérer qu’après un certain temps cette condamnation aurait un terme, qu’une grâce leur permettrait de quitter le bagne ?… Non, ils n’y comptaient pas, et, sans doute, traîneraient jusqu’à la fin cette affreuse existence, s’ils ne parvenaient à s’échapper.

Une telle éventualité se produirait-elle ?… Les évasions de cette presqu’île de Tasman ne sont-elles pas impossibles ?…

Non, à la condition que le secours vienne du dehors, et, depuis plusieurs années déjà, les fenians d’Amérique avaient combiné divers moyens pour arracher leurs frères aux horreurs de Port-Arthur.

Vers la fin de la présente année, O’Brien et Macarthy étaient prévenus qu’une tentative serait faite par des amis de San Francisco en vue de leur délivrance. Le moment arrivé, un nouvel avis leur parviendrait afin qu’ils fussent prêts à cette évasion.

Comment avaient-ils reçu ce premier avertissement au pénitencier ?… Comment le second serait-il porté à leur connaissance ?… Et comment la surveillance se relâcherait-elle à leur égard, puisque jour et nuit ils étaient, au dedans, au dehors, sous la garde des constables ?…

Il y avait alors, parmi ces constables, un Irlandais qui se trouvait en rapport avec ses compatriotes. Par dévouement à la cause du fenianisme, pour en sauver les dernières victimes, envoyé d’Amérique en Tasmanie, cet Irlandais — de son nom Farnham — s’était fait admettre comme gardien au pénitencier de Port-Arthur, dans le but de concourir à l’évasion des prisonniers. Sans doute, il risquait gros jeu, si la tentative échouait, si l’on découvrait qu’il eût été de connivence avec O’Brien et son compagnon de bagne. Mais il s’est maintes fois rencontré de ces dévouements. Entre les fenians existe une solidarité qui va jusqu’au sacrifice de la vie. Quelques années auparavant, six de ces déportés politiques ne s’étaient-ils pas échappés d’Australie, grâce à des relais établis de distance en distance, qui leur permirent de gagner la côte et d’embarquer sur le Catalpa, lequel, après un combat avec le bateau de la police, les transporta en Amérique ?…

Or, depuis environ dix-huit mois, Farnham remplissait les fonctions de constable à la satisfaction des chefs, alors que ses compatriotes y étaient enfermés depuis six ans déjà. Bientôt il se fit admettre parmi les gardiens de leur escouade, de telle sorte qu’ils fussent toujours sous sa surveillance et qu’il pût les accompagner au dehors. Ce qui lui donna quelque peine, n’étant pas connu d’eux, ce fut de leur inspirer confiance et de ne point être pris pour un faux frère. Il y parvint, et un parfait accord s’établit entre eux.

Le grand souci de Farnham avait été de ne point donner lieu aux soupçons. Aussi dut-il se montrer non moins impitoyable pour les convicts de son escouade que ne l’étaient les autres gardiens. Personne n’aurait remarqué qu’il traitât O’Brien et Macarthy avec quelque indulgence. Il est vrai, tous deux se soumettaient sans protester à la rude discipline du pénitencier, et Farnham n’eut jamais l’occasion de sévir en ce qui les concernait.

D’autre part, en plusieurs occasions, il n’avait pu échapper aux frères Kip que ce constable se distinguait des autres par des manières moins communes, moins grossières. Toutefois cette observation ne les avait pas conduits à penser que Farnham se disposait à jouer un rôle. D’ailleurs, ils n’avaient jamais appartenu à l’escouade que celui-ci dirigeait, et ils le rencontraient à peine depuis leur entrée dans les bureaux.

S’ils apprirent ce qui concernait les O’Brien et Macarthy, ce fut par les pièces qu’ils eurent à compulser, les états du personnel de Port-Arthur passant par leurs mains. C’est ainsi que la cause de la condamnation des deux fenians leur fut révélée, — condamnation purement politique, qui leur imposait l’abominable promiscuité des plus vils criminels.

Et alors Karl Kip de dire à son frère, lorsqu’ils surent ce qu’étaient O’Brien et Macarthy :

« Voilà donc pourquoi ils ont refusé la main que nous leur tendions !…

— Et je le comprends, répondit Pieter Kip.

— Oui… frère… nous ne sommes pour eux que des condamnés à mort, des assassins, auxquels on a daigné épargner la potence !…

— Pauvres gens ! reprit Pieter Kip, en songeant aux deux Irlandais renfermés dans ce bagne…

— Nous y sommes bien !… s’écria Karl Kip dans un de ces mouvements de colère qu’il ne pouvait contenir, et dont son frère redoutait toujours les conséquences.

— Sans doute, répondit Pieter, mais nous sommes, nous, les victimes d’une erreur judiciaire qui sera réparée un jour, tandis que ces deux hommes sont condamnés à perpétuité, et pour avoir voulu l’indépendance de leur pays ! »

Toutefois, si les fonctions de Farnham au pénitencier étaient de nature à faciliter l’évasion des fenians, il ne semblait pas que l’occasion fût près de se présenter. Depuis plus d’un an, les deux Irlandais savaient par lui que des amis d’Amérique s’occupaient de préparer cette évasion, et aucun avis ne leur était parvenu. Aussi O’Brien et Macarthy commençaient-ils à désespérer, lorsque, dans la soirée du 20 avril, Farnham leur avait fait la communication suivante :

Il revenait de Port-Arthur au pénitencier, quand un individu s’approcha de lui, l’appela de son nom, lui donna le sien, — Walter, — et le mot de passe convenu entre les fenians de San Francisco et lui. Puis il le prévint que la tentative d’évasion allait être prochainement faite dans les conditions que voici : avant une quinzaine de jours, le steamer Illinois, parti de San Francisco pour la Tasmanie, arriverait à Hobart-Town et resterait sur rade. Là il attendrait des circonstances favorables pour traverser Storm-Bay et se rapprocher de la presqu’île. Le jour et le point de la côte où il enverrait son embarcation seraient indiqués par un avis ultérieur. Cet avis, en cas que Farnham et son interlocuteur, lorsqu’ils se reverraient, ne pussent se parler, serait un billet enveloppé d’une feuille verte que Walter laisserait tomber au pied d’un arbre, où Farnham pourrait le ramasser sans être vu. Il n’y aurait plus qu’à se conformer aux derniers renseignements contenus dans ce billet.

On se figure quelle fut l’émotion et aussi la joie des deux Irlandais à la suite de cette communication. Avec quelle impatience ils allaient attendre l’arrivée de l’Illinois en rade d’Hobart-Town, espérant que sa traversée ne serait retardée par aucun incident de mer. Dans l’hémisphère méridional, avril n’est pas encore le

mois où les tempêtes du Pacifique se déchaînent avec violence. Une quinzaine de jours, avait dit Walter, et le steamer serait là, et qu’étaient-ce quinze jours de patience après six années passées dans cet enfer de Port-Arthur !

On l’a vu, comme Walter ne pouvait songer à franchir les murs du pénitencier, ce serait au dehors qu’il chercherait à rencontrer Farnham lorsqu’il aurait à le prévenir. C’est alors qu’il lui indiquerait le jour où les fugitifs devraient quitter le bagne, et l’endroit où irait les prendre le canot de l’Illinois. Peut-être même, ce jour-là, au moment où leur escouade, occupée aux travaux extérieurs, se préparerait à revenir à Port-Arthur, parviendraient-ils à gagner le littoral… On verrait, on agirait suivant les circonstances… L’important était que Farnham fût averti à temps, qu’il reçût le dernier avis d’une façon ou d’une autre… Bien qu’il n’eût vu Walter qu’une fois, il le reconnaîtrait sans peine… Donc, pendant les jours qui allaient suivre, il devrait incessamment rester sur le qui-vive et, si Walter ne parvenait pas à s’aboucher directement avec lui, surveiller son approche, être toujours prêt à surprendre le moindre signe… Puis, lorsque Walter aurait laissé tomber son billet au pied d’un arbre, quelles précautions il prendrait pour le ramasser, et ensuite pour en faire connaître le contenu aux deux Irlandais !…

« On réussira…, ajouta-t-il. Toutes les mesures ont été bien combinées… L’arrivée de l’Illinois ne peut exciter les soupçons… Il mouillera à Hobart-Town comme un navire venu en relâche, et, lorsqu’il regagnera le large à travers la baie, les autorités maritimes n’auront aucune défiance !… Une fois en mer…

— Nous serons sauvés, Farnham, s’écria O’Brien, sauvés par toi, qui reviendras avec nous en Amérique…

— Frères, répondit Farnham, je n’aurai fait pour vous que ce que vous auriez fait pour l’Irlande ! »

Une semaine s’écoula, et Farnham n’avait pas revu Walter qui, sans doute, guettait à Hobart-Town le steamer américain.

De leur côté, les frères Kip n’entendaient plus parler de M. Hawkins. Cette révision dont il leur avait parlé, ils y pensaient sans cesse, ils ne vivaient que dans cet espoir, ne voulant même pas se demander sur quels motifs elle pourrait s’appuyer !… Leur conviction était pour ainsi dire faite sur le rôle que Flig Balt et probablement Vin Mod, son instigateur, avaient joué dans le drame de Kerawara, sur la part qu’ils avaient eue dans l’assassinat du capitaine Harry Gibson… Mais ces deux misérables avaient quitté Hobart-Town il y avait près d’un an déjà, et, ce qu’ils étaient devenus, personne n’eût pu le dire.

Aussi, lorsqu’il envisageait cette situation, à la voir se prolonger, Karl Kip s’abandonnait parfois à d’irrésistibles impatiences. Il songeait à s’évader, il proposait à son frère de tout risquer pour s’enfuir… Mais, sans le concours du dehors, toute évasion était à peu près impossible.

Le 3 mai, quinze jours venaient de s’écouler depuis l’avis donné par Walter à Farnham. Ces deux hommes ne s’étaient point revus. À moins de retards dans sa traversée, il semblait bien que l’Illinois aurait dû être en rade d’Hobart-Town, et, assurément, il n’y était pas, car les deux Irlandais eussent été prévenus.

Aussi, dans quelle anxiété ils vivaient ! Et, lorsque leur escouade se rapprochait du littoral, avec quelle avidité leurs yeux se dirigeaient vers la mer, cherchant parmi les navires à l’ouvert de Storm-Bay celui qui devait les emporter loin de cette terre maudite !

Ils restaient là, immobiles, regardant quelque fumée chassée par le vent du sud-est, qui signalait l’approche d’un steamer, avant qu’il se fût dégagé de la pointe du cap Pillar. Puis le navire apparaissait et contournait la pointe pour donner dans la baie…

« Est-ce lui !… est-ce lui ?… répétait O’Brien.

— Peut-être, répondait Macarthy, et, dans ce cas, il ne se passera pas quarante-huit heures sans que Farnham ait été averti… »

Et ils demeuraient pensifs.

Alors la rude voix du chef des constables les rappelait au travail, et, pour ne point éveiller les soupçons, Farnham ne les ménageait pas.

Quant à lui, son service terminé, il quittait le pénitencier, il se rendait à la ville, il errait à travers ses rues, sur le port, avec l’espoir de rencontrer Walter. Vainement. Après tout, ce n’était pas à Port-Arthur, mais à Hobart-Town que Walter devait attendre l’Illinois, et il ne reparaîtrait aux environs du pénitencier qu’après l’arrivée du steamer, afin de donner les dernières instructions à Farnham.

Ce jour-là, dans l’après-midi, plusieurs escouades, — entre autres celle à laquelle appartenaient les fenians, — furent envoyées à cinq milles, dans la direction du sud-ouest. Là, sur la lisière de la forêt, se faisait un grand abattage d’arbres pour l’établissement d’une ferme dont l’administration avait décidé la création, à un demi-mille seulement de la côte.

Or, comme il s’agissait de délimiter l’emplacement de cette ferme, les frères Kip furent joints à l’escouade. On les avait chargés de surveiller l’exécution des plans auxquels ils avaient travaillé dans les bureaux.

Les convicts, dont le nombre s’élevait à une centaine, marchaient sous la surveillance d’une vingtaine de constables et de leur chef.

Comme d’habitude, les condamnés portaient la chaîne rivée au pied et rattachée à la ceinture. Toutefois, depuis leur entrée dans les bureaux du pénitencier, Karl et Pieter Kip, exemptés de cette lourde entrave, n’avaient du forçat que l’accoutrement jaune de Port-Arthur.

Du jour où ils échangèrent quelques paroles, quelques remerciments avec O’Brien et Macarthy, ils n’avaient eu que très rarement l’occasion de les rencontrer. Maintenant, d’ailleurs, connaissant l’histoire de ces fenians, déportés pour cause politique, ils s’oubliaient eux-mêmes pour s’apitoyer sur le sort de ces patriotes irlandais.

Dès que le troupeau humain fut sur l’emplacement de la future ferme, les travaux commencèrent. À la limite de la clairière qui devait être ménagée en cette partie de la forêt, Karl et Pieter Kip, sous la conduite d’un des gardiens, allèrent marquer les arbres destinés à l’abattage, suivant les indications du plan.

Il faisait un temps assez frais. L’hiver approchant, nombre de branches mortes jonchaient déjà le sol au milieu des feuilles sèches. Seules, les essences à verdure persistaient ; des chênes verts, des pins maritimes, avaient conservé leur frondaison. Le vent du large, qui soufflait de l’ouest, passait à travers tout le cliquetis des ramures. À l’air embaumé du parfum des espèces résineuses se mêlaient de puissantes senteurs marines. On entendait aussi les grondements du ressac contre les roches du littoral, au-dessus duquel s’éparpillèrent des bandes d’oiseaux de nuit.

Assurément, O’Brien et Macarthy devaient penser que, dans ces conditions, aucun canot n’aurait pu accoster le littoral. Quant à Farnham, après s’être hissé jusqu’à la crête de la falaise, il avait constaté que pas un bâtiment ne se montrait sur cette partie de Storm-Bay. Donc, ou l’Illinois n’était pas encore arrivé, ou il se trouvait encore sur rade.

Depuis quelques mois, en prévision des travaux de la ferme, une route avait été ouverte entre Port-Arthur et cette portion de la presqu’île, — route assez fréquentée, car elle desservait d’autres établissements agricoles. Aussi plusieurs passants s’arrêtaient-ils parfois, regardant les déportés à l’ouvrage. Il va de soi qu’on les
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tenait à distance, et qu’il ne leur eût pas été permis de communiquer avec les convicts.

Parmi ces passants, O’Brien et Macarthy ne furent pas sans observer les allures d’un individu qui remonta et redescendit la route à plusieurs reprises.

Était-ce Walter ?… Ils ne le connaissaient point, mais Farnham le reconnut, et, tout en évitant de commettre la moindre imprudence, il ne le perdit pas des yeux. En même temps, un signe qu’il fît aux deux fenians leur indiqua que c’était bien l’homme attendu. Que venait-il faire, et pourquoi cherchait-il à se rapprocher de Farnham, si ce n’est pour lui donner avis de l’arrivée du steamer, pour convenir du jour et de l’endroit où l’évasion devrait s’effectuer ?

Le chef des constables, qui dirigeait les escouades, était un homme brutal, soupçonneux, d’une extrême sévérité dans le service. Sans paraître suspect, Farnham n’aurait pu entrer en conversation avec Walter. Celui-ci l’avait compris, et, après plusieurs tentatives inutiles, il se décida à procéder selon ce qui avait été préalablement convenu.

Dans sa poche, un billet tout préparé contenait les indications suffisantes. L’ayant montré de loin à Farnham, il alla vers un des arbres qui bordaient la route, à une cinquantaine de pas de là, et cueillit une feuille, dont il enveloppa le billet qu’il déposa au pied de l’arbre.

Walter, faisant alors un dernier geste, qui fut compris de Farnham, redescendit vivement la route, et disparut dans la direction de Port-Arthur.

Les fenians n’avaient pas perdu un seul des mouvements de cet homme. Mais que faire ?… Ce billet, ils ne pouvaient le ramasser sans risquer d’être vus…

C’était donc à Farnham d’agir, non sans d’extrêmes précautions. Aussi dut-il attendre que les convicts eussent achevé leur travail de ce côté de la clairière.

Or, par mauvaise chance, le chef des constables venait précisément d’y envoyer une des escouades, et ce n’était pas celle que surveillait Farnham.

On imagine aisément ce que devait être son inquiétude et celle de ses compatriotes. Ils se trouvaient à plus de deux cents pas de la route, dont les autres convicts occupaient la lisière !

Parmi ceux-ci, Karl et Pieter Kip procédaient au marquage des arbres, entre autres celui près duquel Walter s’était un instant arrêté. Il y avait donc lieu de craindre que la feuille dont il était enveloppé ne laissât voir le billet, qui serait ramassé et remis entre les mains du chef.

Aussitôt l’éveil serait donné… Dès le retour des escouades à Port-Arthur, une surveillance sévère s’organiserait à l’intérieur et à l’extérieur du pénitencier… On consignerait les convicts, qui ne reprendraient leurs travaux que dans quelques jours… La tentative d’évasion serait manquée… Lorsque l’Illinois enverrait son canot pour embarquer les deux fenians, il ne trouverait personne à l’endroit convenu. Après une attente de quelques heures, il n’aurait plus qu’à regagner la haute mer…

Cependant le soleil commençait à décliner. La masse des vapeurs s’accumulait sur l’horizon de l’ouest. À six heures, le chef des constables donnerait le signal de retraite, afin que les escouades fussent rentrées à Port-Arthur avant la nuit. Or, il ne suffisait pas que Farnham pût se rendre au pied de l’arbre, il fallait qu’il fit assez jour encore pour qu’il aperçût la feuille roulée autour du billet. S’il ne parvenait pas à la ramasser aujourd’hui, il serait ensuite trop tard. Le vent, la pluie qui menaçait, auraient détrempé et chassé les feuilles tombées sur le sol.

Les Irlandais ne quittaient pas Farnham des yeux.

« Qui sait, murmurait O’Brien à l’oreille de son compagnon, qui sait si ce n’était pas aujourd’hui que nos amis projetaient de nous enlever ?… »

Aujourd’hui ?… Non, ce n’était pas probable. Ne fallait-il pas laisser à Farnham le temps de prendre les dernières mesures, et aux Irlandais le temps de gagner le littoral au point indiqué ?… Mais, dans quarante-huit heures au plus, sans doute, l’embarcation de l’Illinois serait à son poste…

Les derniers rayons glissaient alors au ras de terre. Si Farnham pouvait atteindre l’arbre, il ferait encore assez clair pour qu’il pût ramasser la feuille à son pied. Il manœuvra donc de manière à se rapprocher de l’endroit où s’était arrêté Walter, et cela ne fut remarqué de personne, si ce n’est des deux Irlandais, qui osaient à peine tourner la tête de ce côté.

Une fois près de l’arbre, Farnham se baissa. Entre les feuilles mortes qui jonchaient le sol, se distinguait une seule feuille verte, à demi froissée, à demi déchirée, — celle même qui devait envelopper le billet déposé par Walter…

Le billet n’y était plus… Peut-être le vent l’avait-il emporté ?… — Peut-être même avait-il été pris déjà et remis au chef des constables…

Lorsque Farnham rejoignit son escouade, O’Brien et Macarthy l’interrogèrent du regard… Ils devinèrent qu’il n’avait pas réussi… Et, après la rentrée au pénitencier, que ne devaient-ils pas craindre, lorsque Farnham leur eut appris que le billet de Walter avait disparu !




  1. Cette période de l’histoire irlandaise a déjà été traitée dans la série des Voyages extraordinaires avec le roman de P’tit Bonhomme.