Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre V

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V
Les suites de l’affaire
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V

les suites de l’affaire.


L’effet de cette dernière déclaration du maître d’équipage ne saurait se décrire. Dans l’auditoire une longue et pénible rumeur se prolongea que le président eut quelque peine à réprimer. Tous les regards étaient fixés vers les deux frères, maintenant sous le coup d’une accusation capitale. Karl et Pieter Kip, immobiles, conservaient l’attitude d’hommes dont la surprise égale l’horreur. L’aîné, de tempérament impétueux, menaçait du geste l’odieux Flig Balt. Le plus jeune, la figure pâle, l’œil humide, les bras croisés, se contentait de hausser les épaules, en signe du plus profond mépris pour son accusateur.

Puis, tous deux, sur l’ordre du président, quittant le banc des témoins, s’avancèrent jusqu’au pied de l’estrade, accompagnés d’agents chargés de les garder à vue.

M. Hawkins, Hobbes, Wickley, Burnes, le mousse Jim, après un premier murmure de protestation qu’ils n’avaient pu retenir, restaient silencieux, tandis que Sexton, Bryce et Koa échangeaient quelques mots à voix basse.

Nat Gibson, la tête inclinée, les mains fébriles, les traits convulsés, se cramponnait à son banc. Et, lorsque ses yeux se relevaient vers les frères Kip, il s’en échappait un regard de haine. Est-ce donc que l’absolue conviction de leur culpabilité s’était déjà faite en lui !…

Quant à Vin Mod, impassible, il attendait le résultat de la dénonciation du maître d’équipage contre Karl et Pieter Kip.

Lorsque l’assistance, si profondément troublée, eut recouvré un peu de calme, le président donna la parole à Flig Balt, afin qu’il pût compléter sa déclaration.

Flig Balt le fit très nettement, très brièvement aussi, et en des termes qui ne laissèrent pas de produire une impression favorable.

Le 25 décembre, vers le soir, alors qu’il n’avait plus le commandement du brick, il se trouvait dans le rouf. La porte de la cabine occupée par les frères Kip n’était point fermée. À ce moment, un violent coup de roulis secoua le navire, et une valise fut projetée jusque dans le carré. C’était celle qui avait été rapportée de l’épave de la Wilhelmina. En glissant, cette valise s’était ouverte et des papiers s’en échappèrent ainsi qu’une poignée de piastres qui s’éparpillèrent sur le plancher.

Le bruit des pièces d’or attira l’attention de Flig Balt en même temps qu’il excitait son étonnement. On n’ignorait pas que Pieter et Karl Kip avaient perdu tout ce qu’ils possédaient d’argent dans le naufrage. Quoi qu’il en fût, Flig Balt, après avoir ramassé ces pièces, allait les remettre dans la valise avec les papiers, lorsqu’il reconnut ceux du James-Cook, le connaissement et la charte-partie que le capitaine Gibson portait sur lui le jour de l’assassinat et qu’on n’avait plus jamais retrouvés.

Flig Balt, épouvanté de cette découverte, sortit du rouf. Il ne pouvait plus mettre en doute que les frères Kip ne dussent être les coupables. Son premier mouvement fut de courir à M. Hawkins, de lui dire : « Voici ce que j’ai découvert… » de rejoindre Nat Gibson, et de lui crier : « Voilà les assassins de votre père !… »

Oui… et c’est ce que le maître d’équipage aurait dû faire… Il n’en fit rien… Il ne parla même plus à personne du secret qu’il venait de surprendre… Mais rester sous les ordres d’un criminel, du meurtrier de son capitaine, il ne put s’y résoudre… Il voulut lui arracher ce commandement dont lui, Flig Balt, avait été si injustement dépouillé, et il entraîna les matelots à la révolte…

Sa tentative ne réussit pas… Désarmé, réduit à l’impuissance, il fut enfermé à fond de cale par ordre du misérable qui avait trompé la confiance de M. Hawkins… Pourtant, il résolut de taire ce qu’il savait jusqu’à l’arrivée du navire à Hobart-Town, et d’attendre les poursuites qui seraient ordonnées contre lui… Ce serait publiquement, alors, devant le Conseil maritime, qu’il dénoncerait les auteurs du crime de Kerawara…

Après cette déposition formelle, qui fut suivie d’un long mouvement parmi l’assistance, le président ne crut pas devoir continuer les débats. L’audience levée, les agents reconduisirent Flig Balt et Len Cannon à la prison du port. On verrait s’il y aurait lieu de donner suite à leur affaire. Quant à Karl et Pieter Kip, arrêtés séance tenante, ils furent emmenés à la prison de la ville.

Avant de quitter la salle du Conseil, Karl Kip, ne pouvant contenir son indignation, avait protesté violemment contre l’homme qui les accusait. Pieter s’était contenté de lui dire :

« Laisse, mon pauvre frère, laisse à la justice le soin de proclamer notre innocence ! »

Et ils étaient partis, et aucune main — pas même celle de M. Hawkins — ne se tendit vers eux…

Sans doute, Karl et Pieter Kip devaient croire que rien dans l’enquête ne parviendrait à établir leur culpabilité… Cet abominable crime, ils ne l’avaient point commis… Ces piastres, ces papiers que Flig Balt déclarait avoir vus dans leur valise, on ne les y trouverait pas, lors de la perquisition… Ils pouvaient attendre sans crainte le résultat d’une descente de police qui allait être faite dans leur chambre à l’auberge du Great-Old-Man… La seule déclaration du maître d’équipage ne suffirait pas à les convaincre de vol et d’assassinat…

Aussi quelle fut leur stupeur, et quel fut également le sentiment d’horreur qui courut toute la ville, lorsque, ce jour même, se répandit le bruit que la perquisition confirmait le dire de Flig Balt !…

Les agents s’étaient rendus à l’auberge du Great-Old-Man… La valise, désignée par le maître d’équipage, avait été ouverte et visitée…

Sous le linge qu’elle renfermait on avait saisi, avec une somme de soixante livres en piastres, les papiers du James-Cook volés au capitaine Gibson…

Et puis — preuve peut-être plus concluante encore — dans la valise était cachée une arme… un poignard malais… un kriss à lame dentelée… Or, les constatations relevées à Kerawara, la photographie prise par M. Hawkins, démontraient indubitablement que la blessure du capitaine avait été faite avec une arme de ce genre…

Ce n’étaient donc plus de simples présomptions qui s’élevaient contre les frères Kip, mais des preuves formelles, des preuves matérielles, telles que l’avait annoncé Flig Balt en pleine audience… Et, ce qui ne permettait pas de contester la véracité du maître d’équipage, c’est qu’il n’avait même rien dit de ce kriss malais, c’est qu’il ne le savait pas en la possession des deux frères, car il en eût parlé comme il avait fait des papiers et des piastres d’Harry Gibson…

Mais, on s’en souvient, Jim l’avait vu, ce poignard, placé sur une tablette de la cabine par Vin Mod, et que celui-ci retira aussitôt après la sortie du mousse. Et qui sait si le jeune garçon ne devrait pas déposer de ce fait dans le procès Kip, joignant ce témoignage accablant à celui du maître d’équipage ?…

On le voit, la trame ourdie par ce misérable Vin Mod était forte et résistante. Tous les moyens employés pour compromettre, pour perdre les deux frères avaient réussi. Pourraient-ils jamais éclaircir cette obscure affaire, et détruire la terrible accusation qui pesait sur eux ?…

Dans tous les cas, cet incident si grave, — Vin Mod y comptait, — amena l’abandon des poursuites contre Flig Balt et Len Cannon. Qu’était cette tentative de révolte à bord du James-Cook auprès de la révélation qui venait de se produire ?… Le maître d’équipage ne paraîtrait plus comme un accusé, mais comme un témoin devant la justice !…

Il est inutile d’insister sur la violence, — c’est le mot, — avec laquelle Nat Gibson se lança sur cette piste !… Ils étaient enfin connus et ils seraient punis, les assassins de Kerawara !… Qu’on ne soit pas autrement surpris, si, dans son état d’esprit, le malheureux jeune homme oublia tout ce qui aurait pu être invoqué à la décharge des frères Kip : leur attitude depuis le jour où le James-Cook les avait recueillis sur l’île Norfolk, leur conduite pendant l’attaque des Papouas de la Nouvelle-Guinée, la douleur qu’ils manifestèrent à la mort du capitaine Gibson, puis, au cours de la traversée du retour, cette intervention de Karl Kip qui sauva le brick en perdition au plus fort de la tempête, son énergie en face de la révolte suscitée par le maître d’équipage !… Nat Gibson ne se souvint plus de la vive sympathie que lui avaient jusqu’alors inspirée les naufragés de la Wilhelmina !… Tous ces sentiments s’effacèrent devant sa haine contre les meurtriers que tout accusait, devant l’impérieux besoin de venger son père !…

Du reste, il faut en convenir, à Hobart-Town, le revirement de l’opinion fut complet. Autant on s’était intéressé aux frères Kip en les aidant, l’un à se procurer un embarquement comme second, l’autre à préparer pour la maison de Groningue des relations commerciales avec la Tasmanie, autant ils furent voués à l’exécration publique. En revanche, Flig Balt devint une sorte de héros… Quelle force de caractère !… Garder son secret jusqu’au jour de la comparution devant le Conseil maritime !… Et n’y avait-il pas lieu d’excuser tout au moins cette tentative de révolte dans le but de soustraire le James-Cook au commandement d’un assassin, — révolte où le maître d’équipage risquait sa vie, en somme ?… Et, maintenant, ces honnêtes matelots Hobbes, Wickley, Burnes, entraînés dans ce revirement général, ne gardaient plus souvenir de l’estime qu’ils avaient éprouvée pour leur nouveau capitaine, du dévouement qu’ils lui témoignaient en toutes circonstances.

Et, assurément, ce dont on ne voulait plus douter à Hobart-Town ne laisserait pas naître le moindre doute à Port-Praslin et à Kerawara. Ni M. Zieger ni M. Hamburg n’auraient à continuer une enquête devenue inutile.

Mme Gibson, elle, était bien plus à la douleur d’avoir perdu son mari qu’au regret de savoir sa mort sans vengeance. Mais qu’aurait-elle pu dire à son fils qui eût été de nature à jeter une hésitation dans son esprit ?… Pour elle, comme pour tant d’autres, comme pour tous, après la déclaration si justifiée de Flig Balt, après les preuves produites, les deux frères n’étaient-ils pas les seuls, les vrais assassins d’Harry Gibson ?…

Pour tous ?… Non, peut-être, et M. Hawkins ne se prononçait pas encore. Bien que sa confiance à l’égard de Karl et de Pieter Kip fût ébranlée, il ne se sentait pas absolument convaincu de leur culpabilité. Se faire à cette idée que ces hommes pour lesquels il professait tant d’estime fussent les auteurs d’un tel forfait lui répugnait… Les mobiles de cet attentat échappaient, d’ailleurs… Fallait-il les chercher dans le désir de s’approprier les quelques milliers de piastres du capitaine Gibson, ou dans l’espoir qu’aurait eu Karl Kip de lui succéder au commandement du brick ?… Cela ne satisfaisait pas le sens si net de M. Hawkins, et lorsque Mme Hawkins, influencée par ses objections, lui répétait :

« Les preuves sont là, les preuves matérielles… cet argent… ces papiers du bord… et enfin ce poignard !… Peut-on admettre que notre malheureux Gibson n’ait pas été frappé avec cette arme ?…

— Je sais… répondait M. Hawkins, je sais… Il y a ces preuves, et elles paraissent accablantes… Mais tant de souvenirs s’élèvent en moi !… Je doute… et à moins que ces infortunés ne soient amenés à confesser leur crime…

— Mon ami, reprenait Mme Hawkins, est-ce que tu tiendrais ce langage devant Nat ?…

— Non… il ne comprendrait pas… À quoi bon intervenir dans l’état de surexcitation où il vit !… Attendons le procès… Qui sait si Karl et Pieter Kip ne parviendront pas à se disculper !… Et, même s’ils sont condamnés, je dirai : Attendons l’avenir ! »

Après la perquisition effectuée dans la chambre de l’auberge du Great-Old-Man, l’affaire n’avait plus qu’à suivre son cours régulier devant la juridiction criminelle. Elle serait rapidement instruite, d’ailleurs. Les seuls témoins qui pussent être appelés séjournaient à Hobart-Town. Quant aux informations à recueillir en Hollande sur la famille des deux frères, sur leur situation personnelle, sur leurs antécédents, le télégraphe pouvait les apporter en vingt-quatre heures. L’enquête n’exigerait ni lointaines recherches, ni longues documentations.

Trois jours s’écoulèrent, et le 25, à la date fixée, le Skydnam mit en mer, après que le capitaine Fork eut fait choix d’un autre second. Ni Karl, ni Pieter Kip n’étaient à bord, et M. Hawkins eut le cœur déchiré en assistant à ce départ !

On l’imaginera sans peine, Flig Balt et Vin Mod croyaient n’avoir plus rien à craindre au sujet du crime de Kerawara. Qui eût pu pénétrer dans cette épouvantable machination où deux innocents venaient d’être englobés, qui les enserrait de ses liens, dont il leur serait impossible de se dégager ?…

En effet, seuls le maître d’équipage et son complice avaient combiné cette odieuse manœuvre. Ni Sexton, ni Bryce, ni le cuisinier Koa n’en avaient le plus léger soupçon, et ils ne furent pas les moins étonnés devant ce coup de théâtre, qui éclata à l’audience du Conseil maritime. Quant à Kyle, — lequel avait été relâché après quarante-huit heures, — bien qu’il eût servi d’intermédiaire entre Vin Mod et Flig Balt, rien ne lui donnerait à penser que tous deux eussent commis le meurtre, et que les frères Kip fussent tombés dans un guet-apens. De son côté, Len Cannon n’en savait pas plus que les autres. Mais ces matelots de rebut n’avaient qu’à s’applaudir de la tournure que prenait l’affaire. Flig Balt, maintenant hors de prison, était libre de chercher un embarquement avec eux… Et même, si cela eût été en leur pouvoir, ils ne feraient rien en faveur des deux frères… Dans la soirée du 25, après le départ du Skydnam, Flig Balt et Vin Mod, s’entretenant sur le quai, alors désert, qui borde le port à l’ouest, purent causer sans courir le risque d’être entendus.

« Bon voyage au Skydnam, dit Vin Mod, bon voyage, puisqu’il n’emmène pas ces deux Hollandais en Hollande !… Ah ! Karl Kip avait pris votre place à bord du James-Cook, maître Balt !… Eh bien ! il vient de la prendre une seconde fois sous les verrous de la justice, et, ces verrous-là, ça ferme bien…

— Notre coup a réussi, répondit le maître d’équipage, et peut-être plus facilement, plus complètement que je ne l’espérais…

— Oh ! les mesures étaient préparées de longue main !… Aussi les deux Kip ne parviendront-ils pas à s’en dépêtrer…

— Attendons le dénouement, Mod.

— Il est connu d’avance, maître Balt !… Hein ! cette figure qu’ils auront faite en apprenant qu’on avait saisi leur valise !… Eh ! il est heureux que nous ayons rencontré en mer l’épave de la Wilhelmina, et que ladite valise n’ait pas été par le fond !… Et ne voilà-t-il pas qu’ils avaient en leur possession les papiers et l’argent du capitaine !… Les imprudents !… Par exemple, j’ai dû sacrifier une centaine de piastres, mais il ne faut pas le regretter…

— Et il nous en reste ?… demanda Flig Balt.

— Près de deux mille encore… Donc point d’embarras pour filer, quand cela nous conviendra !…

— Après le procès…

— Comme de juste !… Ne pas oublier que Flig Balt, ex-commandant du James-Cook, est le principal témoin, et j’espère qu’il ne se coupera pas…

— Ne crains rien, Mod.

— À propos, maître Balt, il est très heureux qu’à l’audience, au moment de votre déclaration, vous n’ayez parlé que des papiers et des piastres !… De sorte que, dès qu’on a mis la main sur le kriss, vous avez vu l’effet de cette découverte !… Plus moyen de douter !… Et, vous le verrez, les Kip auront beau affirmer qu’ils ignoraient que ce poignard eût été ramassé sur l’épave, personne ne les croira, et, d’ailleurs, il leur faudra bien avouer qu’il leur appartient !… Ne pas oublier, non plus, que ce sont d’honnêtes gens, incapables de mentir !… Vrai !… je ne serai pas fâché de voir quelle grimace font d’honnêtes gens au bout d’une potence ! »

Et le misérable riait de ses plaisanteries, sans parvenir cependant à égayer le maître d’équipage. Celui-ci, toujours préoccupé, ne parvenait pas à se délivrer de certaines inquiétudes. Assurément, l’affaire avait été bien menée ; mais sait-on jamais si certains incidents ne viendront pas à se produire !…

« Oui…, Vin Mod, je ne croirai que tout est fini et bien fini qu’après la condamnation, lorsque nous aurons quitté Hobart-Town pour aller chercher fortune loin d’ici, au bout du monde, au diable…

— Vous voilà bien, maître Balt !…. Il vous est impossible d’avoir l’esprit en repos… C’est dans votre nature…

— Je ne dis pas non, Mod !…

— Parce que vous ne voyez pas les choses comme elles sont !… Je vous le répète, rien à craindre en ce qui nous concerne !… Nous avouerions, à présent, que nous avons fait le coup… j’en suis sûr, on ne nous croirait pas !…

— Dis-moi, Mod, reprit le maître d’équipage, personne ne t’a jamais aperçu à l’auberge du Great-Old-Man ?…

— Personne… Ni connu, ni reconnu !… Ce n’est pas Vin Mod qui a logé là, c’est un certain Ned Pat, qui ne me ressemble pas du tout…

— C’était risqué… ce que tu as fait là…

— Point, et vous ne vous imaginez pas combien ça me change de porter toute ma barbe… une belle barbe roussâtre qui monte jusqu’aux yeux… D’ailleurs, je ne venais que le soir, à l’heure de me coucher, et je décampais avant le jour…

— Et tu n’as pas encore quitté cette auberge ?… demanda Flig Balt.

— Pas encore et mieux vaut y rester quelques jours de plus !… Si j’étais parti dès que les frères Kip ont été arrêtés, cela n’eût-il pas paru singulier ?… On aurait pu faire un rapprochement… Aussi, par excès de précaution, je ne m’en irai qu’après la condamnation des assassins de notre pauvre capitaine Gibson.

— Enfin, Mod, l’important est que tu ne sois pas reconnu plus tard…

— Soyez tranquille, maître Balt, et tenez… trois ou quatre fois, quand je me rendais à l’auberge, j’ai croisé dans la rue Sexton, Kyle et Bryce… Ils ne se sont jamais doutés que leur camarade passait près d’eux… Vous-même, maître Balt, vous n’auriez pas dit : « Tiens… Vin Mod !… »

On le voit, toutes les précautions ayant été prises, rien ne permettrait de découvrir que Vin Mod, sous le nom de Ned Pat, avait occupé, au Great-Old-Man, la chambre voisine de celle des frères Kip.

Cependant l’enquête se poursuivait par les soins du magistrat chargé de l’instruction. Personne, d’ailleurs, ne mettait en doute la culpabilité de ces deux Hollandais, si nettement accusés, chez lesquels on avait saisi les papiers et l’argent du capitaine. Il était de toute évidence que ces objets n’avaient pu être volés que par les assassins d’Harry Gibson, lequel, au moment du meurtre, les portait sur lui.

Puis, sous le linge contenu dans la valise, les agents avaient également saisi un poignard.

Mais une première question se posait : cette arme était-elle bien celle qui avait frappé le capitaine Gibson ?…

Or, à cet égard, comment hésiter à répondre par l’affirmative ? La blessure, découpée en dents de scie, ne pouvait provenir que d’un de ces kriss de fabrication malaise. Il serait facile, au surplus, de le constater sur la photographie que possédait M. Hawkins.

Il est vrai, en Mélanésie, ces kriss sont d’un usage courant. Les indigènes de Kerawara et de l’île York, ceux de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Bretagne, s’en servent d’habitude comme arme de combat avec les zagaies et les javelines. Était-il donc certain que ce fut le kriss, appartenant à Karl Kip, qui eût été l’instrument du crime ?…

Oui… et la certitude matérielle de ce fait ne tarda pas à être établie.

Dans la matinée du 15 février, un trois-mâts anglais, le Gordon, de Sydney, vint jeter l’ancre dans le port d’Hobart-Town.

Trois semaines avant, ce navire avait quitté l’archipel Bismarck, après différentes relâches à Kerawara et à Port-Praslin.

Le courrier du Gordon contenait une lettre, accompagnée d’une petite boîte postale, à l’adresse de M. Hawkins.

Cette lettre venait de Port-Praslin. C’était M. Zieger qui l’avait écrite postérieurement aux nouvelles déjà parvenues à Wellington et transmises à M. Hawkins par son correspondant, M. Balfour, — nouvelles qui ne révélaient aucun incident nouveau relatif à l’enquête.

Cette lettre était rédigée en ces termes :


« Port-Praslin, 22 janvier.
« Mon cher ami,

« Je profite du départ du Gordon pour vous écrire en vous priant tout d’abord de me rappeler au souvenir de Mme Hawkins, et de dire à Mme Gibson et à son fils toute la part que Mme Zieger et moi prenons à leur douleur.

« M. Hamburg d’un côté, à Kerawara, moi du mien, à Neu-Mecklenburg, nous avons fait de très sévères recherches relativement au meurtre, sans avoir obtenu aucun résultat. Les investigations parmi les tribus indigènes de l’île York n’ont point amené la découverte des papiers qui appartenaient au capitaine Gibson, ni de l’argent qu’il portait sur lui. Il serait donc possible que le crime n’eût pas été commis par les indigènes de l’île York, car on aurait fini par retrouver entre leurs mains une somme aussi importante en piastres et d’un écoulement bien difficile dans l’archipel.

« Mais il y a autre chose. Hier, par hasard, dans la forêt de Kerawara, à droite du sentier qui conduit à l’habitation de M. Hamburg, précisément au lieu où fut perpétré le meurtre, un des employés de la factorerie a ramassé une virole en cuivre, qui a dû se détacher du poignard au moment où le meurtrier s’en servait pour frapper notre malheureux ami.

« Si je vous fais parvenir cette virole, je n’imagine pas qu’elle puisse devenir pièce à conviction, puisqu’on n’a point retrouvé l’instrument du crime. Cependant je crois devoir le faire, et puisse cet abominable forfait ne pas rester impuni !

« Je vous renouvelle, mon cher ami, toutes nos amitiés pour Mme Gibson et Nat, pour Mme Hawkins et vous. Si j’apprenais quelque chose de nouveau, vous en seriez instruit, et je vous prie de nous tenir au courant.

« Bien affectueusement votre
« R. Zieger. »

Or, ce qu’ignorait M. Zieger, c’est que les magistrats d’Hobart-Town avaient en leur possession l’arme dont s’étaient vraisemblablement servis les assassins du capitaine. Et, ce qui fut constaté, c’est que la virole qui en terminait la poignée manquait au kriss saisi chez les deux frères…

Et, lorsque cette virole fut ajustée, on constata qu’elle s’y adaptait parfaitement.

Aussi, après ce nouveau témoignage, lorsque Nat Gibson se fut rendu chez l’armateur et lui eut dit :

« À présent, monsieur Hawkins, douterez-vous encore de la culpabilité de ces misérables ?… »

Pour toute réponse, M. Hawkins baissa la tête.