Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre VI

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VI

le verdict.


L’enquête allait prendre fin. Les frères Kip avaient été interrogés et confrontés avec le maître d’équipage, leur principal, ou, pour mieux dire, leur unique accusateur jusqu’ici, le seul qui eût découvert dans leur cabine du James-Cook des pièces absolument probantes. Ils ne lui avaient répondu que par les plus formelles dénégations. Mais qu’une ordonnance de non-lieu pût être prononcée en leur faveur, comment auraient-ils eu cet espoir, lorsque tant de charges les accablaient, lorsqu’on leur opposait tant de preuves matérielles du crime, impossibles à récuser.

Du reste, ils n’eurent pas l’occasion de préparer ensemble leurs moyens de défense, ni la consolation de se soutenir, de se réconforter, de s’entretenir pendant les longues heures de prison. Séparés l’un de l’autre, ils ne communiquaient qu’avec l’avocat choisi pour les défendre. Lorsque le magistrat procédait à leur interrogatoire, ils ne se rencontraient même pas en sa présence, et ne devaient se revoir que le jour où l’affaire viendrait devant la cour criminelle.

La lettre de M. Zieger, l’envoi qui l’accompagnait, étaient maintenant connus du public. Les journaux d’Hobart-Town avaient rapporté cet incident. Il n’était plus contestable que le poignard saisi dans la valise ne fût l’arme dont s’étaient servis les meurtriers, et de ce fait ressortait le bien-fondé de l’accusation portée contre les frères Kip. Le verdict du jury ne pourrait donc être qu’une condamnation, et une condamnation capitale, étant données les circonstances aggravantes de ce crime.

Et, cependant, à mesure que s’approchait le jour de l’audience, M. Hawkins sentait s’accroître le trouble de ses idées. Nombre de souvenirs se réveillaient dans son esprit. Quoi ! ces deux hommes qui lui avaient inspiré tant de sympathie auraient commis cet épouvantable forfait !… Sa conscience refusait à le croire… son cœur se révoltait à cette pensée !… Il apercevait en cette affaire des points obscurs, inexpliqués, inexplicables peut-être !… Mais, en somme, ses incertitudes ne reposaient que sur des raisons purement morales, alors que la matérialité des faits acquis à l’enquête se dressait devant lui comme un infranchissable mur.

D’ailleurs, M. Hawkins évitait de s’entretenir de cette affaire avec Nat Gibson, dont rien n’eût ébranlé la conviction. Une ou deux fois, en visite chez Mme Gibson, il avait été conduit à émettre quelques idées relatives à l’innocence des frères Kip, et aussi l’espoir qu’ils parviendraient à démontrer leur innocence. Mme Gibson, sans répondre, se réfugiant dans un silence obstiné, il n’était que trop visible qu’elle partageait les idées de son fils. Elle, au surplus, n’avait jamais été à même, comme M. Hawkins, d’apprécier le caractère des naufragés de la Wilhelmina, de pénétrer dans leur passé, de s’intéresser à leur avenir… La veuve ne devait voir en eux que des criminels, les réels assassins du capitaine.

Quant à Mme Hawkins, comment n’eût-elle pas eu confiance dans la droiture d’esprit, dans la sûreté de jugement de son mari ? Puisqu’il n’était pas convaincu, elle ne pouvait l’être. Aussi en était-elle venue à partager ses doutes, — car il ne s’agissait que de doutes. Mais, vraisemblablement, à Hobart-Town, ils furent seuls à penser de cette façon. Au fond de leur prison, les accusés n’eussent pu imaginer à quel point l’opinion publique était montée contre eux, et les journaux ne cessaient de la surexciter dans des articles d’une inconcevable violence.

L’affaire devait venir le 17 février. Or, comme vingt-cinq jours s’étaient déjà écoulés depuis l’audience du Conseil maritime où Flig Balt avait dénoncé Karl et Pieter Kip, Vin Mod ne crut pas nécessaire de prolonger plus longtemps son séjour à l’auberge du Great-Old-Man. Il donna donc congé de la chambre qu’il y occupait sous le nom de Ned Pat et régla son compte. Puis, n’ayant plus besoin de recourir à un déguisement, il vint partager au tap des Fresh-Fishs le logement du maître d’équipage. C’est de là que ces coquins allaient suivre les péripéties d’une machination si habilement préparée et dont le dénouement devait assurer leur sécurité personnelle.

En ce qui concerne les autres matelots du James-Cook, ils avaient trouvé gîte chez les logeurs du voisinage, en attendant l’occasion d’embarquer.

Les débats de l’affaire s’ouvrirent dans la matinée du 17 février devant la Cour criminelle d’Hobart-Town. Cette Cour se composait d’un président assisté de deux magistrats, et d’un attorney général. Le jury comprenait douze jurés qui ne devaient se séparer que lorsque tous seraient d’accord sur le verdict.

Il y eut foule à l’intérieur de la salle, foule dans les rues avoisinantes. Des cris de vengeance accueillirent les accusés dès leur sortie de la prison. À cet instant, ils avaient à peine pu se serrer la main. Les agents les séparèrent aussitôt et durent les protéger jusqu’à leur arrivée au palais de justice. Ils sentaient bien qu’ils n’avaient rien à attendre de l’opinion publique.

Les divers témoins qui figuraient au procès du Conseil maritime se retrouvèrent devant la Cour, M. Hawkins, Nat Gibson, les matelots du James-Cook. Mais c’était sur Flig Balt, sur ses dires que s’échafaudait toute l’accusation, et comment y répondraient les deux frères, c’est là que l’intérêt allait se concentrer.

Karl et Pieter Kip étaient pourvus d’un défenseur, dont la tâche serait difficile, puisque, aux allégations du maître d’équipage,

appuyées de preuves matérielles, il n’aurait à opposer que des dénégations.

Suivant la loi anglaise, le président se borna à leur demander s’ils plaidaient coupables ou non coupables[1].

« Non coupables ! » répondirent-ils ensemble et d’une voix forte.

Et alors ils n’eurent qu’à reprendre la déposition qu’ils avaient faite au premier procès, à redire ce que fut leur conduite en cours de navigation depuis l’embarquement à l’île Norfolk jusqu’au débarquement en rade d’Hobart-Town.

Ils affirmèrent que la valise rapportée à bord du brick ne contenait qu’un peu de linge et quelques vêtements. Quant au poignard malais, ils ne l’avaient point retrouvé sur l’épave et ne pouvaient s’expliquer comment il était en leur possession. À l’affirmation de Flig Balt, déclarant que ladite valise renfermait les papiers et l’argent du capitaine Gibson, ils opposaient le démenti le plus formel. Ou le maître d’équipage se trompait, ou il altérait sciemment la vérité.

« Dans quel but !… demanda le président.

— Dans le but de nous perdre, déclara Karl Kip, et pour se venger ! »

Ces paroles furent accueillies par une rumeur peu sympathique de l’auditoire.

C’était maintenant à l’attorney général, simple avocat qui remplissait les fonctions d’avocat volontaire de la Reine, d’interroger les témoins, d’examiner leurs dépositions. Puis ce serait au défenseur de procéder à un contre-examen.

Et alors, Flig Balt, interpellé, répondit :

« Oui… pendant la traversée de retour, je venais d’entrer dans le carré… À ce moment, un violent coup de mer rejeta la valise hors de la cabine des frères Kip dont la porte était ouverte… Des pièces d’or roulèrent sur le plancher du rouf, des piastres, en même temps que des papiers s’échappaient de la valise, et ces papiers, c’étaient ceux du bord, qui avaient disparu depuis l’assassinat du capitaine. »

Quant au poignard, si Flig Balt n’en avait pas parlé, c’est qu’il ne l’avait point vu. Il ignorait même que cette arme appartînt aux accusés… Mais, à présent, il ne s’étonnait plus que la police l’eût saisie dans la chambre de l’auberge de Great-Old-Man, puisque c’était celle qui avait frappé Harry Gibson… D’ailleurs, si les frères Kip n’hésitaient point à déclarer l’avoir achetée aux Moluques, à Amboine, ils ne mettaient pas en doute qu’elle eût disparu dans le naufrage de la Wilhelmina… Ce qu’ils affirmaient, c’était que jamais ni l’un ni l’autre ne l’avaient rapportée à bord du James-Cook, et ne pouvaient comprendre qu’elle eût été retrouvée dans leur valise.

Pieter Kip se contenta d’objecter :

« On voit dans les archipels mélanésiens des kriss de cette espèce en grand nombre… Il est peu d’indigènes qui n’en possèdent un… C’est l’arme qui leur est familière… Il est donc possible que celui que vous affirmez avoir été l’instrument du crime ne soit pas le nôtre, car tous ces kriss se ressemblent, étant de fabrication malaise… »

Cette réponse provoqua encore des murmures que dut réprimer le président. Puis, l’attorney de faire observer que ce poignard était bien l’arme ayant servi au meurtre, puisque la virole qui lui manquait, envoyée par M. Zieger, s’y adaptait parfaitement…

« J’ajouterai, dit alors Pieter Kip, que personne du bord n’a jamais vu cette arme entre nos mains, et si nous l’avions retrouvée sur l’épave, il est probable que nous l’aurions montrée soit à M. Hawkins, soit à Nat Gibson… »

Mais son frère et lui sentirent bien que cette argumentation ne portait pas. Il n’était pas douteux que ce poignard leur appartînt, il n’était pas douteux que la blessure eût été faite par sa lame dentelée, il n’était pas douteux enfin que sa virole fût celle qui avait été ramassée sur le lieu du crime dans la forêt de Kerawara.

Aussi Pieter Kip se borna-t-il à faire cette dernière déclaration :

« Mon frère et moi, nous sommes victimes de circonstances vraiment inexplicables !… Nous, avoir frappé le capitaine Gibson, l’homme auquel nous devions notre sauvetage… notre salut !… Cette accusation est aussi odieuse qu’injuste, et nous n’y répondrons plus ! »

Cette phrase, prononcée d’une voix qui ne trahissait aucun trouble, parut produire une certaine émotion sur le public. Mais les convictions étaient déjà faites, et l’on ne voulut voir dans cette déclaration qu’un procédé de défense. Si les frères Kip se refusaient à répondre désormais aux questions qui leur seraient posées, n’était-ce pas impossibilité de le faire ?…

On entendit les autres témoins, et d’abord Nat Gibson. Celui-ci, incapable de se contenir, accabla Karl et Pieter Kip, qui jetaient sur lui un regard de pitié… Et s’ils avaient pris la parole, c’eût été pour dire :

« Nous comprenons votre douleur, pauvre jeune homme, et nous n’avons pas la force de vous en vouloir ! »

Lorsque M. Hawkins se présenta à la barre, son attitude fut celle d’un homme visiblement troublé par ses souvenirs. Pouvait-il admettre que les naufragés de la Wilhelmina, les hôtes du James-Cook, eussent reconnu par le plus abominable des crimes la générosité, les bontés du capitaine ?… Ils lui devaient la vie, et ils l’auraient assassiné pour le voler alors qu’ils les savaient, Harry Gibson et lui-même, disposés à leur venir en aide ?… Oui… sans doute, des charges accablantes s’élevaient contre eux !… M. Hawkins ne comprenait pas… et, brisé par l’émotion, il ne put parler davantage.

Rien de spécial à relever dans les dépositions des matelots du James-Cook, Hobbes, Wickley, Burnes, ni dans celles de Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce et Koa.

Quant à Vin Mod, ses réponses à l’attorney furent très affirmatives en ce qui concernait Flig Balt. Quelques jours avant que la tentative de révolte éclatât à bord du brick, le maître d’équipage lui avait paru en proie à de sourdes colères… Était-ce seulement parce que Karl Kip l’avait remplacé dans le commandement du brick ?… Vin Mod avait toujours pensé que Flig Balt devait avoir quelque autre grave motif…

« Enfin, il ne vous en a rien confié ?… demanda l’attorney.

— Rien », répondit Vin Mod.

Il restait cependant une considération toute en faveur des deux accusés : c’est que jamais le poignard n’avait été vu entre leurs mains pendant la traversée. Cela résultait même de la déclaration de Flig Balt, et c’était avec une certaine raison que Pieter Kip put de nouveau déclarer :

« Si ce kriss eût été retrouvé par nous sur l’épave, si nous l’eussions rapporté à bord du brick, nous ne l’aurions pas plus caché que nous n’avons caché les autres objets contenus dans notre valise… Y a-t-il un témoin qui ait vu ce poignard en notre possession ?… Non, pas un seul !… Il est vrai, au cours de la perquisition à l’auberge du Great-Old-Man, les agents l’ont saisi avec l’argent et les papiers du capitaine… Eh bien, nous l’affirmons, puisqu’il y était, c’est qu’on l’y avait mis en notre absence et à notre insu ! »

À ce moment, les débats furent marqués par un incident des plus graves, incident de nature à détruire tout incertitude dans l’esprit des jurés, s’il en existait encore au profit des accusés.

Le mousse Jim fut appelé à faire sa déposition.

« Jim, lui dit le président, tu dois dire tout ce que tu sais et rien que ce dont tu es sûr…

— Oui… monsieur le président », répondit Jim.

Et il semblait que son regard inquiet cherchait celui de M. Hawkins.

L’armateur ne fut point sans s’en apercevoir, et il eut le pressentiment qu’une révélation très importante allait être faite par le jeune garçon, quelque chose dont Jim n’avait peut-être pas osé déposer jusqu’ici. Et lorsque l’attorney l’eut interrogé :

« Il s’agit du poignard… que personne n’aurait vu à bord…, répondit-il… de ce kriss qui appartenait à MM. Kip… »

Après avoir prononcé ces paroles, Jim troublé s’arrêta, et il parut bien qu’il hésitait à continuer sa déposition. Mais le président l’encouragea, et il finit par déclarer :

« Ce poignard… moi… je l’ai vu ! »

Les frères Kip avaient redressé la tête. Est-ce que la dernière planche de salut à laquelle ils se rattachaient allait leur échapper ?…

Le kriss fut présenté à Jim.

« C’est bien ce poignard ?… lui demanda l’attorney.

— Oui… je le reconnais…

— Et tu affirmes l’avoir vu à bord ?…

— Oui.

— Où ?…

— Dans la cabine de MM. Kip…

— Dans leur cabine ?…

— Oui…

— Et quand ?…

— Pendant que le James-Cook était à sa première relâche de Port-Praslin ! »

Et Jim raconta dans quelles circonstances il avait aperçu cette arme, comment elle avait attiré son attention, comment il l’avait maniée puis remise ensuite à l’endroit où elle était placée…

On ne l’a pas oublié, le poignard avait été déposé dans la cabine par Vin Mod, quelques instants avant que Flig Balt y eût envoyé le mousse, précisément pour être vu de Jim ; puis Vin Mod l’avait repris et ensuite caché dans son sac.

Cette déclaration du jeune garçon produisit un effet extraordinaire, et même une émotion à laquelle ni les juges, ni les jurés, ni l’assistance ne purent se soustraire. Devait-il rester maintenant un doute dans les esprits ?… Les frères Kip affirmaient que jamais le kriss n’avait été apporté à bord, et on l’y avait vu, et il venait d’être retrouvé dans leur valise à l’auberge du Great-Old-Man.

« Le kriss avait-il sa virole, lorsque tu l’as tenu entre tes mains ? demanda l’attorney au mousse.

— Oui, répondit Jim, et il n’y manquait rien ! »

Donc il était absolument établi que cette virole avait dû se détacher du poignard pendant la lutte des assassins avec le capitaine Gibson, puisqu’elle avait été ramassée quelque temps après dans la forêt de Kerawara.

À cette déposition de Jim il n’y avait rien à répondre, et les accusés ne répondirent pas.

Il n’est pas jusqu’à M. Hawkins qui ne se sentit alors très ébranlé. Et comment eût-il pu imaginer que les frères Kip étaient victimes d’un guet-apens préparé par Vin Mod… que ce misérable avait secrètement rapporté le poignard à bord… qu’il l’avait un instant laissé voir au mousse dans la cabine des accusés avant de l’employer à l’assassinat… que les meurtriers du capitaine Gibson, c’étaient son complice Flig Balt et lui, associés dans cette épouvantable machination pour perdre deux innocents !…

À cet instant, Nat Gibson demanda la parole. Il voulait appeler l’attention du jury sur un fait dont il n’avait pas été parlé jusqu’alors, fait qu’il importait cependant de relever.

Et, sur l’autorisation du président, il s’exprima en ces termes :

« Messieurs les juges, messieurs les jurés, vous n’ignorez pas que, pendant la traversée de la Nouvelle-Zélande à l’archipel Bismarck, le James-Cook eut à subir et à repousser l’attaque des Papouas à la hauteur des Louisiades. Officiers, passagers, équipage, tous concoururent à la défense du brick. Mon père était au premier rang. Or, au plus fort de la lutte, un coup de feu fut tiré, on ne sait par qui, et une balle vint effleurer la tête du capitaine Gibson !… Eh bien, messieurs, jusqu’ici, j’ai pu croire que c’était un coup malheureux, qui s’expliquait au milieu d’une profonde obscurité et dans l’ardeur de la défense… Mais je ne pense plus ainsi… J’ai lieu de croire maintenant, et je crois que ce fut un attentat prémédité, dirigé contre mon père, dont la mort était déjà résolue, et par qui, si ce n’est pas par ceux qui devaient l’assassiner plus tard ?… »

Sous la violence de cette nouvelle accusation, Karl Kip se redressa, le regard ardent, la voix frémissante de colère :

« Nous… nous !… s’écria-t-il… Nat Gibson… vous osez dire !… »

Karl était hors de lui. Mais son frère, lui prenant la main, le calma, et il se rassit, la poitrine haletante, gonflée de sanglots.

Il n’y eut personne dans la salle que cette émouvante scène n’eût profondément remué, et quelques larmes coulèrent des yeux de M. Hawkins.

Quant à Vin Mod, il pressait du genou le maître d’équipage, il le regardait en dessous et semblait dire :

« Ma foi… je n’avais pas songé à cela !… Lui… il ne l’a pas oublié, le fils au capitaine ! »

La tâche de l’accusateur ne devait plus être que trop facile. Les antécédents des frères Kip furent portés à la connaissance des jurés, leur situation embarrassée, la liquidation qui menaçait la maison de Groningue… Ils avaient perdu tout ce qu’ils possédaient dans le naufrage de la Wilhelmina… L’argent qu’ils rapportaient d’Amboine… nul doute qu’ils ne l’eussent retrouvé sur l’épave, sans en rien dire, ainsi que ce poignard dont ils se servirent à quelques semaines de là !… Puis ils avaient dépouillé le malheureux capitaine de ces quelques mille piastres dont une partie seulement avait été saisie dans leur valise… Et, enfin, qui sait si Karl Kip n’avait pas déjà la pensée de lui succéder dans le commandement du James-Cook — ce qui arriva d’ailleurs ?…

Dans quelles conditions le crime avait-il été commis ? Les jurés ne l’ignoraient plus… Lorsque Harry Gibson débarqua pour se rendre chez M. Hamburg, les deux frères n’étaient plus à bord… Ils l’attendaient, il l’épiaient, ils le suivirent à travers la forêt de Kerawara, ils l’attaquèrent, ils le traînèrent hors du sentier, ils le dépouillèrent, et, après leur retour au James-Cook, personne ne put les soupçonner… Et, le lendemain, ils ne craignaient pas de se joindre au cortège qui accompagnait le capitaine à sa dernière demeure, et de mêler leurs larmes aux larmes de son fils !

Aussi, ce que l’accusation demandait au jury, c’était d’être sans pitié pour de tels criminels… c’était un verdict qui fût affirmatif sur toutes les questions… c’était la peine capitale contre Karl et Pieter Kip.

Le défenseur prit alors la parole, et il ne faillit pas à sa tâche. Mais pouvait-il espérer que ses efforts seraient couronnés de succès ?… Ne sentait-il pas que la conviction des juges et du public était faite ?… Aux preuves matérielles relevées contre les accusés, qu’allait-il opposer ?… Rien que des présomptions morales, qui ne pèseraient guère dans le plateau de la balance !… Il parla du passé de ses clients, de l’honorabilité de leur vie, reconnue de tous ceux qui furent en rapport avec eux !… Que la maison de Groningue ne fût pas dans une situation prospère, qu’ils eussent perdu leurs dernières ressources dans le naufrage de la Wilhelmina, ce n’était que trop vrai !… Et, pour se procurer une somme relativement minime, deux ou trois mille piastres, ils auraient attenté à la vie du capitaine Gibson !… Ils auraient tué leur bienfaiteur !… Ce n’était pas admissible !… Les frères Kip étaient victimes d’une inexplicable fatalité… Il y avait des doutes qui devaient leur profiter… entraîner l’acquittement.

Les débats terminés, le jury se retira dans la salle des délibérations.

Nat Gibson resta au banc des témoins, la tête entre ses mains. Mais qu’on ne se figure pas que l’avocat des accusés eût réussi à glisser une hésitation dans sa conscience !… Non ! pour lui, Karl et Pieter Kip étaient bien les assassins de son père.

M. Hawkins se tenait à l’écart, le cœur brisé, regardant cette place vide que les deux accusés reviendraient occuper pour entendre le prononcé du jugement.

À cet instant, le mousse Jim s’approcha et, d’une voix tremblante :

« Monsieur Hawkins…, dit-il, je ne pouvais pas déposer autrement… n’est-ce pas ?…

— Tu ne le pouvais pas, mon enfant ! » répondit M. Hawkins.

Cependant, la délibération se prolongeait. Peut-être la culpabilité ne paraissait-elle pas démontrée d’une façon absolue ?… Peut-être le jury accorderait-il le bénéfice des circonstances atténuantes, dû à la très digne attitude des deux frères, qui n’avait pas laissé de causer une certaine impression au cours des débats ?…

Entre-temps, deux hommes ne parvenaient guère à dissimuler leur impatience. C’était le maître d’équipage et Vin Mod, assis l’un près de l’autre, n’osant même pas proférer quelques paroles à voix basse… Mais ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre, pour échanger leurs pensées… Ce qu’ils espéraient, ce qu’il fallait pour assurer leur sécurité, c’était la condamnation capitale, c’était l’exécution des frères Kip !… Eux morts, affaire finie !… Eux vivants, même au fond d’un bagne, ils protesteraient de leur innocence, et qui sait si quelque hasard ne mettrait pas la justice sur la trace des vrais coupables ?…

Après trente-cinq minutes de délibération la sonnette retentit, et le jury ne tarda pas à revenir prendre place dans la salle d’audience. Leur verdict avait donc réuni l’unanimité.

Le public afflua aussitôt, s’étouffant, s’écrasant, au milieu d’une rumeur et d’une agitation portées à leur comble.

Presque aussitôt, les magistrats reparurent, et le président fit annoncer la reprise de l’audience.

Le chef du jury fut invité à donner connaissance du verdict.

Affirmatif sur tous les points, il n’accordait pas les circonstances atténuantes aux accusés.

Karl et Pieter rentrèrent alors, remontèrent à leur banc, et se tinrent debout.

Le président et ses assesseurs délibérèrent quelques instants sur la peine qui devait être appliquée, le crime étant celui de l’assassinat, c’est-à-dire du meurtre avec préméditation.

Karl et Pieter Kip furent condamnés à mort, et, au prononcé de cette condamnation, quelques applaudissements se firent entendre.

Les deux frères, après un douloureux regard, s’étaient pris la main, leurs bras s’ouvrirent, et, sans prononcer une parole, ils se serrèrent cœur contre cœur.




  1. Guilty or not guilty.