Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre XII

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XII
La pointe Saint-James
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XII

la pointe saint-james.


Le lendemain soir, un peu après sept heures, à quelques minutes d’intervalle, trois éclairs illuminèrent successivement la haute muraille du pénitencier, en arrière de Port-Arthur. Trois violentes détonations les avaient suivis. C’était le canon d’alarme dont les éclats, propagés à la surface de la presqu’île de Tasman, allaient la mettre tout entière en éveil. Les postes se relieraient entre eux par des patrouilles, les chiens seraient tenus à bout de chaîne le long des palissades de l’isthme d’Eagle-Hawk-Neck. Aucun hallier, aucun fourré de la forêt n’échapperait aux recherches des constables.

Ces trois coups de canon signalaient une évasion qui venait d’être à l’instant constatée, et des mesures furent immédiatement prises pour empêcher les fugitifs de quitter la presqu’île.

D’ailleurs, le temps était si mauvais qu’il serait impossible de s’échapper par mer. Aucune embarcation n’aurait pu accoster le littoral, aucun bâtiment s’approcher de la côte. Donc, puisqu’ils ne pourraient franchir les palissades de l’isthme, les évadés seraient contraints de se cacher dans la forêt, et vraisemblablement ne tarderaient pas à être ramenés au bagne.

En effet, il ventait un fort coup de vent de sud-ouest, qui démontait la mer dans Storm-Bay et au large de la presqu’île.

Ce soir-là, après la rentrée au pénitencier, on avait constaté l’absence de deux déportés de la cinquième escouade. Tandis qu’il les ramenait à Port-Arthur, le chef des constables, qui se tenait en tête de la colonne, ne s’était pas aperçu de leur disparition, cette cinquième escouade étant sous la surveillance de Farnham que personne ne soupçonnait.

C’est donc à l’appel du soir que l’on connut l’évasion, et le capitaine-commandant fut aussitôt informé.

Comme il s’agissait des Irlandais O’Brien et Macarthy, deux condamnés politiques, il était probable que le concours de quelques amis du dehors leur avait été assuré. Mais dans quelles conditions s’était effectuée cette évasion ?… Les fugitifs avaient-ils déjà pu quitter l’île ?… Se cachaient-ils encore en un endroit convenu ?… C’est ce que les recherches allaient peut-être apprendre, maintenant que les trois coups de canon venaient de mettre sur pied tout le personnel de la presqu’île.

En ce qui concerne Farnham, lorsqu’il avait été demandé la veille, ce n’était que pour affaire de service. Aucune suspicion ne planait sur lui, et même, lorsque son absence fut aussi constatée, elle ne l’atteignit pas tout d’abord. M. Skirtle et le chef des constables durent plutôt croire que les Irlandais avaient pu se débarrasser de lui avant de prendre la fuite.

Ainsi qu’il a été dit, il était inadmissible qu’O’Brien et Macarthy se fussent échappés sur une embarcation, étant donné l’état de la mer. Aussi, sur l’ordre de M. Skirtle, un détachement de constables se porta-t-il immédiatement vers l’isthme, que l’on surveillait depuis les trois coups de canon. On s’était assuré que les dogues des palissades faisaient bonne garde, et, quant aux autres chiens, ils furent aussitôt lâchés sur les grèves de Eagle-Hawk-Neck.

Une tentative d’évasion a toujours chez le personnel d’un pénitencier un retentissement considérable. Les déportés de Port-Arthur n’ignoraient plus que deux de leurs compagnons venaient de s’évader, ni qu’il s’agissait des Irlandais O’Brien et Macarthy. Et combien cette tentative devait exciter l’envie de ces misérables ! Eux, condamnés de droit commun, ils se mettaient au même rang que les condamnés politiques !… C’étaient des prisonniers comme eux, ces fenians, et ils avaient pu s’évader !… Avaient-ils réussi à quitter la presqu’île, à franchir les palissades de l’isthme ?… Étaient-ils cachés dans la forêt, en attendant qu’un secours leur vînt du dehors ?…

Ce qui se disait dans les dortoirs se disait aussi dans la cellule des frères Kip. Mais ceux-ci savaient ce qu’on ne savait pas : un navire devait recueillir les fugitifs… une embarcation devait les prendre sur la pointe de Saint-James… Or, l’embarcation s’y était-elle trouvée à l’heure dite ?…

« Non… ce n’est pas possible !… affirma Karl Kip en répondant aux questions de son frère. Le vent souffle en rafale dans Storm-Bay !… Aucun canot ne pourrait accoster !… Un bâtiment, même un steamer, ne se hasarderait pas si près du littoral….

— Alors, observa Pieter Kip, ces malheureux seront obligés de passer la nuit sur la pointe ?…

— La nuit et le lendemain, Pieter, puisque l’évasion ne peut se faire le jour… Et qui sait si cette tempête aura pris fin dans vingt-quatre heures ?… »

Pendant ces longues heures, ni l’un ni l’autre des deux frères ne purent dormir. Tandis que la tourmente fouettait l’étroite fenêtre de leur cellule, ils écoutaient… Quelque bruit ne se produisait-il pas, un va-et-vient de constables indiquant que les deux Irlandais, arrêtés dans leur fuite, rentraient au pénitencier ?…

Voici dans quelles conditions, ce jour-là, s’était effectuée l’évasion d’O’Brien et de Macarthy, avec la complicité de leur compatriote Farnham.

Il était près de six heures. Les escouades achevaient leur travail
Les dogues de Port-Arthur[1].

de défrichement. Déjà la forêt se perdait dans l’ombre. Encore cinq ou six minutes, le chef des constables donnerait l’ordre de reprendre le chemin de Port-Arthur.

À ce moment, les deux frères observèrent que Farnham, s’approchant des Irlandais, leur dit un mot à voix basse. Puis, ceux-ci le suivirent jusqu’à la limite de la clairière, où ils s’arrêtèrent devant un des arbres marqués pour l’abattage.

Le chef des constables ne s’inquiéta pas autrement de les voir s’éloigner dans cette direction sous la surveillance d’un constable, et ils restèrent en cet endroit jusqu’à l’heure où les escouades se formèrent en colonne pour regagner Port-Arthur.

Ainsi que cela a été dit, personne ne s’aperçut alors que ni O’Brien ni Macarthy ni Farnham n’avaient rejoint leurs compagnons. Ce fut seulement après l’appel fait dans la cour du pénitencier que l’on constata leur absence.

Profitant de l’obscurité croissante, les trois fugitifs avaient pu s’éloigner sans être vus. Afin d’éviter une patrouille qui retournait au poste voisin, ils durent se blottir au fond d’un fourré, en ayant soin de ne point se trahir par le cliquetis de la chaîne qu’O’Brien et Macarthy portaient au pied et à la ceinture.

La patrouille passée, tous trois se relevèrent ; puis, s’arrêtant parfois, prêtant l’oreille au moindre bruit, ils parvinrent à gagner la crête de cette falaise, au pied de laquelle s’étendait la pointe de Saint-James.

L’obscurité enveloppait alors toute la presqu’île de Tasman, — obscurité d’autant plus profonde que des nuages très épais, poussés par le vent d’ouest, emplissaient l’espace.

Il était près de six heures et demie lorsque les fugitifs firent halte pour observer la baie.

« Pas de navire ! » dit O’Brien.

Et, en effet, il semblait bien que la baie fût déserte, car, à défaut de sa silhouette, invisible dans l’ombre, un bâtiment eût été signalé par ses feux de bord.

« Farnham, demanda Macarthy, nous sommes bien à la falaise de Saint-James ?…

— Oui…, déclara Farnham, mais je doute qu’une embarcation ait accosté ! »

Et comment eussent-ils osé l’espérer, en entendant la mer mugir au large, tandis que l’embrun des lames, soulevé par la rafale, s’éparpillait jusqu’à la crête !…

Farnham et ses compagnons se portèrent alors vers la gauche, puis descendirent sur la grève, de manière à gagner l’extrémité de la pointe.

C’était une sorte de cap étroit, encombré de roches, troué de flaques, qui se prolongeait de deux à trois cents pieds et dont la courbure formait une petite crique ouverte vers le nord. Une embarcation y eût trouvé des eaux plus tranquilles si elle eût réussi à se dégager des récifs contre lesquels la mer brisait avec une extraordinaire violence.

Parvenus à cette extrémité, après avoir eu à lutter contre la tourmente, les fugitifs se mirent à l’abri d’une haute roche. Le billet apporté par Walter leur prescrivait de se trouver à cette date sur la pointe Saint-James, et ils y étaient, bien qu’ils n’eussent pas l’espoir d’être recueillis, ce soir-là du moins. D’ailleurs, les termes du billet prévoyaient ce retard, et leur mémoire les conservait mot pour mot :

« Si le temps n’a pas permis au navire de quitter la rade d’Hobart-Town et de traverser la baie, attendre qu’il arrive en vue de la pointe, et veiller depuis le coucher jusqu’au lever du soleil. »

Il n’y avait qu’à suivre ces prescriptions.

« Cherchons un abri, dit O’Brien, quelque trou de la falaise où nous puissions passer la nuit et la journée de demain…

— Sans nous éloigner de la pointe, fit observer Macarthy.

— Venez », répondit Farnham.

En prévision de mauvais temps, celui-ci avait eu soin de visiter cette grève sauvage et déserte pendant sa dernière sortie du dimanche. Peut-être à sa base la falaise offrirait-elle quelque anfractuosité où les trois fugitifs sauraient se cacher jusqu’à l’arrivée de l’embarcation ?… Farnham ayant découvert cette anfractuosité dans un angle à l’amorce même de la pointe, y avait déposé quelques vivres, biscuits secs, viande conservée, achetés à Port-Arthur, plus une cruche qu’il remplit d’eau fraîche à un rio voisin.

Au milieu des ténèbres, sous le coup des aveuglantes rafales, il ne fut pas très aisé de retrouver cette excavation, et les fugitifs n’y parvinrent qu’après avoir traversé la grève, dont la déclivité était peu sensible.

« C’est là… », dit Farnham.

Et, en un instant, tous trois s’étaient introduits dans une cavité profonde au plus de cinq à six pieds, où ils seraient à l’abri de la tempête. Seulement, à mer haute, poussé par le vent qui battait de plein fouet, peut-être le flot s’étendrait- il jusqu’à son ouverture. Quant aux vivres, qui suffiraient pendant quarante-huit heures, Farnham les retrouva à leur place.

À peine ses deux compatriotes et lui s’étaient-ils installés qu’une détonation trois fois répétée, dominant les fracas de la tourmente, se fit entendre.

C’était le canon de Port-Arthur.

« L’évasion est connue !… s’écria Macarthy.

— Oui, on sait qu’ils sont évadés !… ajouta O’Brien.

— Mais ils ne sont pas pris…, dit Farnham.

— Et ils ne se laisseront pas prendre !… » déclara O’Brien.

Tout d’abord, il convenait que les deux Irlandais se délivrassent de leur chaîne, en cas qu’il fût nécessaire de fuir. Farnham s’était muni d’une lime qui servit à couper le maillon du pied.

Après six ans déjà passés dans ce bagne, O’Brien et Macarthy n’étaient plus rivés à ces lourdes entraves du galérien.

Il était évident que, pendant cette nuit, aucun canot n’atterrirait en un point quelconque de la côte. Et, d’ailleurs, comment un navire eût-il risqué de se mettre au plein sur cette formidable rangée de récifs qui s’étend du fond de Storm-Bay au cap Pillar ?…

Néanmoins, tant leur surexcitation était grande, les fugitifs ne résistèrent pas au besoin d’observer les approches de la pointe. Plusieurs fois, ne craignant pas d’être aperçus, ils quittèrent leur abri, ils se traînèrent sur la grève, cherchant en vain au milieu de cette obscurité un feu de navire !…

Puis, rentrés dans l’anfractuosité, ils s’entretenaient d’une situation, qui, le jour venu, serait assurément des plus dangereuses.

En effet, après avoir fouillé les environs de Port-Arthur, visité la forêt jusqu’à l’isthme, les constables n’étendraient-ils pas leurs recherches jusqu’au littoral ?… Les chiens, habitués à se lancer sur la trace des convicts, ne découvriraient-ils pas ce trou où étaient blottis Farnham et ses compagnons ?…

Et, tandis qu’ils envisageaient ces redoutables éventualités, le nom des frères Kip fut prononcé par O’Brien. Rappelant le service que les deux frères leur avaient rendu :

« Non, s’écria-t-il, non !… Ce ne sont pas des assassins !… Ils l’ont dit !… Je les crois !…

— Et ce sont de grands cœurs, ajouta Macarthy. En nous dénonçant, ils auraient peut-être pu espérer qu’on leur en tiendrait compte… et ils ne l’ont pas fait !…

— J’ai entendu plusieurs fois parler de cette affaire à Hobart-Town, reprit alors Farnham, cet assassinat du capitaine Gibson du James-Cook… Quelques personnes se sont intéressées aux frères Kip, et pourtant on ne croit pas qu’ils aient été injustement condamnés…

— Ils sont innocents !… ils le sont !… répétait O’Brien. Et quand je songe que j’ai refusé de leur serrer la main !… Ah ! les pauvres gens !… Non ! ils ne sont pas coupables, et, dans ce bagne de Port-Arthur, au milieu de ce monde de criminels, ils doivent souffrir… ce que nous-mêmes avons souffert !… Mais nous… c’était pour avoir voulu arracher notre pays aux oiseaux de proie de l’Angleterre !… Et, au dehors, des amis se sont occupés de préparer notre délivrance… Mais Karl et Pieter Kip… c’est pour la vie qu’ils sont enfermés là !… Ah ! tenez, lorsqu’ils sont venus à nous, lorsqu’ils nous ont remis le billet trouvé par eux… j’aurais dû leur dire : « Fuyons ensemble !… Nos compatriotes vous accueilleront comme des frères !… »

La nuit s’avançait, toujours pluvieuse et glaciale. Les fugitifs souffraient du froid, et, cependant, ce n’était pas sans les plus vives appréhensions qu’ils attendaient le jour. Des aboiements qui arrivaient parfois à leur oreille indiquaient que les chiens avaient été lâchés à travers la presqu’île. Habitués à flairer de loin les convicts, à reconnaître l’accoutrement du bagne, ces animaux ne découvriraient-ils pas l’anfractuosité où se cachaient Farnham et ses compatriotes ?…

Un peu après minuit, la grève était entièrement couverte par la marée montante sous la poussée des vents d’ouest. La mer se gonfla au point que la base de la falaise fut battue par le flot. Pendant une demi-heure, les fugitifs furent inondés jusqu’à mi-jambe. Heureusement, le niveau ne s’éleva pas au delà, et le jusant entraîna les eaux malgré la résistance de la rafale.

Avant le lever du jour, la tempête montra une tendance à diminuer. Le vent peu à peu halait le nord, rendant la baie plus praticable. Farnham, O’Brien et Macarthy pouvaient donc espérer que la mer ne tarderait pas à tomber. Lorsque le jour revint, l’amélioration était sensible. Si les lames déferlaient encore au-delà des récifs, une embarcation aurait sans trop de peine accosté la pointe Saint-James à son revers.

D’ailleurs, il fallait attendre le soir avant de s’aventurer sur la grève.

Farnham fit trois parts des aliments qu’il avait apportés, le pain et la viande sèche. Il convenait de les ménager, en prévision de nouveaux retards au-delà de quarante-huit heures, dans l’impossibilité de les renouveler. Quant à l’eau douce, le soir même, il serait facile de remplir la cruche au ruisseau.

Une partie de la matinée s’écoula dans ces conditions et ne fut marquée par aucun incident. La tourmente prit décidément fin, et le soleil reparut entre les derniers nuages de l’est.

« Le navire, qui est en rade d’Hobart-Town, dit alors O’Brien, va pouvoir traverser Storm-Bay et il aura gagné la presqu’île dans la soirée…

— Mais, sans doute, répondit Macarthy, on va surveiller plus soigneusement la côte…

— Raisonnons, reprit O’Brien. Personne ne sait à Port-Arthur ni qu’un bâtiment est arrivé d’Amérique pour nous prendre à son bord, ni que rendez-vous nous a été donné à la pointe Saint-James… Dès lors, que doit-on supposer ?… C’est que nous sommes cachés dans la forêt, et, les premiers jours du moins, c’est là que se continueront les recherches plutôt que sur le littoral…

— J’y pense, fit observer Farnham, et Walter ?… C’est, il y a deux jours, samedi, que nous l’avons rencontré sur la route de Port-Arthur… Est-il donc retourné à Hobart-Town ?… Cela me paraît probable… Après être revenu à bord du steamer, il aura informé le capitaine que nous serions à la pointe Saint-James dans la soirée de lundi…

— Assurément, répondit Macarthy, car, si Walter n’était pas retourné à Hobart-Town, il nous aurait rejoints cette nuit !… Au milieu de l’obscurité, il ne lui eût pas été difficile de dépister les patrouilles…

— Je suis de cet avis, déclara O’Brien, et, dès dimanche, Walter a dû quitter Port-Arthur sur un des vapeurs qui font le service de la baie…

— Et nous sommes certains, ajouta Farnham, qu’il pressera le départ du steamer… Aussi n’avons-nous plus qu’à patienter… Dès qu’il fera nuit, le canot accostera la pointe…

— Dieu le veuille ! » répondit O’Brien.

Vers une heure de l’après-midi, se produisit une vive alerte. Des voix furent distinctement entendues sur le rebord de la falaise, à cent pieds à peine au-dessus de l’anfractuosité qui abritait les trois fugitifs. En même temps éclataient des aboiements de chiens surexcités par leurs maîtres !

« Les constables… les dogues ! s’écria Farnham. Voilà le plus grand danger ! »

Il était à craindre, en effet, que ces animaux ne descendissent sur la grève, où les constables les suivraient par le sentier que Farnham avait pris la veille. Là, ces chiens se mettraient en quête… leur instinct les guiderait vers le bas de la falaise… ils finiraient par découvrir l’anfractuosité… Et quelle résistance O’Brien, Macarthy, Farnham, pourraient-ils opposer à une douzaine d’hommes armés, alors qu’eux étaient sans armes ?… On aurait vite fait de les saisir, de les reconduire au pénitencier… Et ils ne savaient que trop quel sort les y attendait !… La double chaîne et le cachot pour O’Brien et Macarthy !… La mort pour Farnham, convaincu d’avoir favorisé leur fuite !

Tous trois restaient immobiles au fond de la cavité. En sortir n’était plus possible, sans être vu. Et, où se réfugier ailleurs que sur les dernières roches de la pointe ?… Alors, pour ne pas retourner au bagne, ils n’auraient qu’à se jeter à la mer !… Oui ! tout plutôt que de retomber entre les mains des constables !…

Cependant les voix arrivaient jusqu’à eux. Ils entendaient les propos échangés sur la crête de la falaise, les cris de ceux qui les poursuivaient, et auxquels se mêlait le furieux aboiement des dogues.

« Par ici… par ici !… répétait l’un.

Leur instinct les guiderait… (Page 412.)

— Lâchez les chiens, dit l’autre, et fouillons cette grève avant de retourner au poste…

— Et que seraient-ils venus faire ici ?… fut-il répondu précisément par ce brutal chef d’escouade dont Farnham reconnut la voix. Ils n’ont pas pu se sauver à la nage, et c’est dans la forêt qu’il faut reprendre les recherches ! »

O’Brien avait saisi la main de ses compagnons. Après cette observation de leur chef, il était probable que les constables allaient s’éloigner. Mais l’un d’eux de répondre :

« On peut toujours voir !… Descendons le sentier qui conduit à la grève… Qui sait si tous les trois ne sont pas cachés dans quelque trou ?… »

Tous les trois ?… On ne doutait donc pas à Port-Arthur que Farnham, complice des deux Irlandais, dans cette tentative d’évasion, ne fût alors avec eux ?…

À présent, si les propos s’entendaient moins distinctement, preuve que les constables se dirigeaient vers le sentier, les hurlements des chiens se rapprochèrent.

Une heureuse circonstance allait peut-être empêcher les fugitifs d’être découverts. La mer, haute en ce moment, inondait la grève jusqu’au pied de la falaise, et les dernières ondulations du ressac baignaient l’excavation. Il eût été impossible d’apercevoir l’ouverture à moins de contourner le contrefort de ce côté. Quant à la pointe Saint-James, elle ne montrait plus que ses extrêmes roches sous l’écume du flot. Il faudrait au moins deux heures de jusant pour que la grève redevînt praticable. Aussi n’était-il pas probable que les constables s’attarderaient à cette place, étant pressés de se jeter sur une meilleure piste.

Cependant les chiens aboyaient plus violemment, et sans doute l’instinct les poussait le long de la falaise. L’un d’eux se lança même à travers le tourbillon des lames, mais les autres ne l’imitèrent point.

Presque aussitôt, d’ailleurs, le chef des constables donnait ordre de reprendre le sentier. Bientôt tout ce tumulte, tout ce bruit d’aboiements et de voix diminua. On n’entendit plus que le mugissement de la mer battant à grand fracas le pied de la falaise.




  1. Document extrait du Voyage du Griffin, adapté par P.-J. Stahl.