Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre XI

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XI

le billet.


Voici ce que contenait ce billet :

« Après-demain 5 mai, dès que l’occasion se présentera pendant les travaux du dehors, gagner tous trois la pointe Saint-James sur la côte ouest de Storm-Bay, où le navire enverra son canot. Si le temps ne lui a pas permis de quitter la rade d’Hobart-Town et de traverser la baie, attendre qu’il soit en vue de la pointe, et veiller depuis le coucher jusqu’au lever du soleil.

« Dieu protège l’Irlande et vienne en aide à vos amis d’Amérique ! »

Ce billet ne portait aucun nom, ni celui des destinataires, ni celui de ceux qui l’avaient rédigé en termes aussi concis que formels. Il ne donnait pas même le nom du steamer envoyé d’Amérique à Hobart-Town, et dont la destination demeurait inconnue.

Toutefois, le nom de l’Irlande était écrit en toutes lettres. Donc, nul doute qu’il fût à l’adresse des fenians de Port-Arthur. S’il tombait sous les yeux du capitaine-commandant, celui-ci ne s’y tromperait pas : le projet d’évasion concernait O’Brien et Macarthy, projet qui deviendrait inexécutable.

Mais ce billet déposé par Walter, qui renfermait des indications si précises et donnait rendez-vous aux fugitifs à quarante-huit heures de là sur la pointe Saint-James, qui donc en avait eu connaissance ?…

C’étaient les frères Kip.

On ne l’a point oublié, ils avaient remarqué les allées et venues de Walter sur la route. Peut-être pensèrent-ils alors que cet homme cherchait à se mettre en rapport avec l’un des convicts. Toutefois, cela n’avait pas tenu leur attention en éveil au même degré que Farnham et ses compatriotes. Ils n’avaient point vu Walter détacher une feuille de l’arbre, y rouler un papier, la jeter sur le sol. Si donc ce billet était tombé en leur possession, c’était par pur hasard.

En effet, tandis que les escouades s’occupaient de l’abattage, Karl et Pieter Kip allaient et venaient sur la route pour y marquer les arbres en bordure.

Lorsque Pieter Kip, qui devançait son frère, se trouva près de l’arbre, il en fit le tour avant de lever sa serpe pour en entailler le tronc.

Or, à ce moment il aperçut entre deux racines une feuille verte à demi roulée de laquelle sortait un bout de papier. Après l’avoir ramassée, il reconnut qu’elle renfermait un billet portant quelques lignes d’écriture.

En un instant Pieter Kip eut lu ce billet. Puis s’étant, d’un rapide coup d’œil, assuré que personne ne l’avait vu, il le glissa dans sa poche.

Son frère le rejoignit ; tandis que tous deux procédaient à leur travail, il le mit au courant :

« Il s’agit d’une évasion… oui !… une évasion !… murmura Karl Kip… des condamnés qui vont recouvrer leur liberté… des criminels… tandis que nous…

— Karl, ce ne sont ni des assassins ni des voleurs !… répondit Pieter Kip. Il s’agit des deux Irlandais… O’Brien et Macarthy… Des amis ont préparé leur fuite !… »

Et, de fait, ce billet n’avait pu être adressé qu’aux Irlandais déportés à Port-Arthur.

« Mais, reprit Karl Kip, ils ne sont que deux fenians au pénitencier, et, si tu as bien lu… si j’ai bien compris… il est question de trois fugitifs… »

Évidemment, cela devait être inexplicable pour les deux frères, qui ne connaissaient pas, qui ne soupçonnaient même pas la connivence de Farnham et de ses compatriotes…

« Trois ?… répétait Karl Kip. Quel est donc celui qui doit s’évader avec eux ?…

— Le troisième, répondit Pieter Kip, c’est peut-être le porteur de ce billet !… Et, j’y pense, ne serait-ce pas cet homme que nous avons vu rôder sur la route ?… Il cherchait probablement à se rapprocher de O’Brien ou de Macarthy… »

À ce moment, Pieter Kip aperçut les deux Irlandais qui échangeaient quelques rapides paroles avec un des constables, celui qui dirigeait leur escouade… Son esprit fut traversé d’une lueur soudaine… Ce constable, Farnham, était Irlandais comme eux… Serait-ce donc lui ?…

Il était alors six heures du soir, et le chef des constables ayant donné le signal de retraite, la colonne, reformée sous la direction des gardiens, se mit en marche par rangs de deux en remontant vers Port-Arthur. Les frères Kip étaient à la queue de cette colonne, tandis que les Irlandais s’avançaient en tête. Et quelles étaient leurs mortelles inquiétudes que partageait Farnham !… Nul doute que le billet eût été déposé par Walter, nul doute qu’il eût été perdu ou pris !…

Sept heures sonnaient lorsque les convicts rentrèrent au pénitencier, et, le dernier repas achevé, Karl et Pieter Kip réintégraient leur cellule.

Faute de lumière, ils n’auraient pu relire le billet, mais ce n’était pas nécessaire. Pieter Kip en avait retenu les phrases mot pour mot.

Oui ! une évasion était préparée !… Oui ! il s’agissait de O’Brien, de Macarthy, et aussi du constable Farnham !… Celui-ci devait faciliter leur fuite, leur fournir l’occasion, dans la soirée du 5 mai, soit dans trente-six heures, de gagner la pointe Saint-James… Là, dès que l’obscurité le permettrait, une embarcation accosterait, — l’embarcation du bâtiment venu d’Hobart-Town… Si l’état de la mer l’avait empêché de quitter la rade, il faudrait attendre au lendemain… au surlendemain peut-être, et qui sait si les fugitifs ne seraient pas découverts, repris, ramenés au bagne ?…

« N’importe, déclara Karl Kip, ils ont des chances de réussir !… Ils n’auront pas à se cacher dans la forêt, au risque d’être poursuivis par les gardiens des postes !… Ils n’auront pas à franchir les palissades de l’isthme au risque d’être dévorés par les chiens de garde !… Non !… la côte n’est qu’à cinq milles… et précisément leurs travaux les en rapprochent !… Un navire viendra… son canot ira les prendre… en quelques heures il aura doublé le cap Pillar… tandis que nous… nous…

— Frère, observa alors Pieter Kip, tu oublies que ni O’Brien ni Macarthy ni même Farnham ne savent rien de ce que tu viens de dire !…

— C’est vrai, les pauvres gens !…

— Qu’un billet ait été jeté au pied de cet arbre, ils ne l’ignorent pas, je pense, et je me rappelle même avoir vu Farnham se diriger après nous de ce côté… Or, ce billet, il ne l’a plus trouvé et peut craindre qu’il ait été ramassé par un des constables, puis remis entre les mains du gouverneur !… Et alors des mesures seront ordonnées, qui rendront toute évasion impossible…

— Mais, s’écria Karl Kip, personne n’a trouvé ce billet, si ce n’est toi, Pieter… personne n’en connaît le contenu, si ce n’est nous… et rien ne s’oppose à ce que la tentative d’évasion s’effectue…

— Oui, Karl, à la condition que O’Brien et Macarthy soient avertis, et ils ne le sont pas !…

— Ils le seront, Pieter… ils le seront !… Nous n’oublierons pas
Pieter Kip reconnut que cette feuille renfermait un billet. (Page 390.)

qu’ils ont pris notre défense… Nous n’oublierons pas qu’il s’agit d’arracher à ce bagne des patriotes dont tout le crime est d’avoir rêvé l’indépendance de leur pays…

— Demain, Karl, répondit Pieter Kip, dès demain, nous trouverons le moyen de leur remettre ce billet…

— Et, dit Karl Kip en saisissant les mains de son frère, pourquoi ne fuirions-nous pas avec eux ?… »

C’était bien cette proposition qu’attendait Pieter Kip. Pour sa part, il n’était pas sans y avoir songé, sans y avoir réfléchi, sans en avoir pesé le pour et le contre. Oui !… l’occasion venue, lorsqu’il donnerait ce billet aux deux Irlandais, lorsque ceux-ci en auraient connaissance, lorsqu’ils apprendraient que tout était prêt pour leur évasion, que le navire allait rallier la pointe Saint-James, qu’un canot les y attendrait dans la soirée du 5, eh bien ! si Pieter Kip leur disait alors : « Nous vous demandons de fuir avec vous », est-ce qu’ils pourraient leur répondre par un refus ?… Est-ce qu’ils les repousseraient comme indignes de les suivre ?…

Et cependant, pour ces fenians, les frères Kip étaient des criminels qui ne méritaient aucune pitié, et, les associer à leur fuite, ne serait-ce pas rendre la liberté aux assassins du capitaine Gibson ?…

Pieter Kip avait pensé à tout cela et, en même temps, aux démarches que M. Hawkins ne cessait de faire pour obtenir la révision de leur procès… Et qu’il leur fût permis de fuir, il ne pouvait se faire à cette idée !…

Mais, d’autre part, s’il avait confiance dans l’avenir, Karl partageait-il cette confiance ?… Non, et attendre une réhabilitation, incertaine ou lointaine, il n’aurait pu s’y résoudre !… Et pourtant ce que Pieter lui dit alors l’impressionna vivement. Le cœur frémissant, l’âme troublée, il l’écoutait, il se sentait peu à peu faiblir…

« Frère, écoute-moi… J’ai bien réfléchi !… J’admets… oui !… après ce que nous aurons fait pour eux… j’admets que O’Brien et Macarthy ne puissent nous refuser de partir avec eux… bien qu’ils ne voient en nous que des assassins…

— Que nous ne sommes pas !… s’écria Karl Kip.

— Que nous sommes à leurs yeux… comme pour tant d’autres… comme pour tous, sauf M. Hawkins, peut-être !… Eh bien, si nous parvenons à nous échapper du pénitencier, à rejoindre le navire, à nous réfugier en Amérique, qu’y aurons-nous gagné ?…

— La liberté, Pieter, la liberté !…

— Et sera-ce donc la liberté, lorsque nous serons obligés de nous cacher sous un faux nom, lorsque nous aurons été dénoncés à la police de tous les pays… lorsque nous serons toujours sous la menace d’une extradition ?… Ah ! mon pauvre Karl, quand je songe à ce que sera notre existence dans ces conditions, je me demande s’il ne vaut pas mieux rester au bagne, et s’il n’est pas préférable d’attendre ici que notre innocence ait été reconnue… »

Karl Kip demeurait muet. Un terrible combat se livrait en lui. Il comprenait la force, la justesse des raisons que faisait valoir son frère. L’évasion accomplie, leur vie là-bas serait abominable avec le sceau du crime sur leur front !… Aux yeux des fenians et de leurs compagnons, les frères Kip n’auraient pas cessé d’être les meurtriers du capitaine Gibson !…

Toute la nuit, Karl et Pieter Kip s’entretinrent ainsi, et Karl Kip finit par se rendre. Oui ! pour tout le monde, — même pour M. Hawkins, — la fuite serait comme un aveu de culpabilité.

De leur côté, O’Brien, Macarthy et Farnham étaient dévorés d’inquiétude. Car, enfin, pas de doute… Farnham ne s’était pas trompé… L’homme qui allait et venait sur la route était bien ce Walter de qui il tenait le premier avis… Un billet, enveloppé d’une feuille, avait été déposé par lui au pied de l’arbre… Si le billet ne s’y trouvait plus, il avait été remis au capitaine-commandant !… M. Skirtle ne savait-il pas, dès à présent, qu’une tentative d’évasion avait été préparée dans des conditions que l’avis révélait… qu’il s’agissait des deux Irlandais, de complicité avec leur compatriote Farnham ?… Et alors de nouvelles rigueurs seraient exercées contre eux et ils devraient renoncer à l’espoir de jamais recouvrer leur liberté !…

Aussi, jusqu’au jour, ces malheureux s’attendirent-ils à ce que les constables vinssent les enfermer dans les cachots du pénitencier…

Le lendemain était un dimanche, jour où les convicts ne sont pas envoyés aux travaux du dehors. Le règlement les astreint à suivre les exercices religieux, et, après l’office, ils restent consignés dans les cours.

Lorsque sonna l’heure de se rendre à la chapelle, O’Brien et Macarthy sentirent diminuer leurs appréhensions. Aucune mesure n’ayant été prise contre eux, ils en conclurent que le capitaine-commandant n’avait pas eu connaissance du billet.

Dès que les convicts eurent occupé leur place habituelle, l’office fut célébré par le ministre. Nul incident ne vint l’interrompre. Les deux Irlandais étaient l’un près de l’autre à leur rang, observant Farnham dont le regard signifiait clairement : rien de nouveau.

M. Skirtle assistait à cet office, ainsi qu’il le faisait chaque dimanche par ordre de l’administration supérieure. Son attitude n’indiquait aucune préoccupation, et il n’en eût pas été ainsi, en cas que le projet d’évasion se fût ébruité.

En outre, ni Farnham, ni O’Brien, ni Macarthy ne remarquèrent qu’ils fussent l’objet d’une attention spéciale. Donc, ce qu’il y avait plutôt lieu de croire, c’était que le billet avait été balayé par le vent, et il serait impossible d’en retrouver trace.

Lorsque le ministre eut achevé l’allocution par laquelle il terminait l’office, les convicts quittèrent la chapelle et regagnèrent les salles pour le premier repas. Puis ils se répandirent à travers les cours ou cherchèrent abri sous les préaux, car la pluie commençait à tomber.

Ce que Pieter Kip se proposait, c’était de rencontrer O’Brien ou Macarthy dans les cours, — où les convicts formaient des groupes séparés, ce qui serait plus facile que dans les salles, puis de leur remettre le billet en disant :

« Voici un billet que j’ai ramassé… Personne autre que mon frère et moi n’en a eu connaissance… À vous de voir ce que vous avez à faire ! »

Puis Pieter Kip se retirerait.

Or, comme il n’était point interdit aux convicts de causer entre eux, il ne semblait pas que le projet de Pieter Kip pût entraîner quelques risques. Il ne s’agissait, après tout, que de glisser le billet entre les mains d’O’Brien ou de son compagnon, en leur indiquant sa provenance.

Par malheur, ce qui eût été facile lorsque les convicts se groupaient à travers les cours le serait moins s’ils se réfugiaient sous les préaux ou dans les salles communes. Là, ces huit ou neuf cents prisonniers étaient plus étroitement entassés sous la surveillance des constables.

Et c’est précisément ce qu’une succession d’averses violentes les obligea de faire avant la fin de l’après-midi. Les salles durent être réintégrées, et, pas un instant, ni Karl ni Pieter Kip ne trouvèrent l’occasion de se rapprocher des deux Irlandais.

Et, cependant, il importait qu’O’Brien et Macarthy fussent mis au courant ce jour même.

On était au 4 mai, et le billet indiquait la date du lendemain pour le rendez-vous à la pointe Saint-James, où l’embarcation devait attendre les fugitifs.

Quant à gagner l’endroit convenu, voici comment les frères Kip comprenaient que cela pourrait se faire : le lendemain, les convicts devaient être employés dans la partie de la forêt que l’administration faisait défricher. Ces travaux se prolongeaient d’ordinaire jusqu’à six heures du soir. Ce serait ce moment-là, sans doute, avant la concentration des diverses escouades pour le retour à Port-Arthur, que Farnham, sous un prétexte quelconque, choisirait pour accompagner les deux Irlandais à la limite de la clairière. On ne soupçonnerait rien, on ne s’étonnerait même pas, puisqu’ils seraient sous la garde d’un constable. Puis, très probablement, lorsque les escouades se mettraient en route, personne n’aurait encore constaté l’absence d’O’Brien, de Macarthy et de Farnham. Il va de soi que si, par malchance, cette absence était signalée, le chef des constables donnerait aussitôt l’alarme. Il est vrai, grâce à la nuit tombante, au milieu de cette épaisse forêt, il serait difficile de retrouver la piste des fugitifs.

D’autre part, si leur fuite n’était constatée qu’après la rentrée des escouades à Port-Arthur, le canon serait tiré aussitôt. L’alarme serait donnée à toute la presqu’île. Mais, comme la côte ne se trouvait qu’à un demi-mille de la clairière, les fugitifs auraient déjà eu le temps de gagner la pointe Saint-James. Or, si l’embarcation les y attendait, il ne leur faudrait que quelques coups d’aviron pour être en sûreté à bord de l’Illinois. Le bâtiment aurait toute la nuit pour sortir de Storm-Bay, et, au lever du soleil, il serait d’une dizaine de milles au large du cap Pillar.

Toutefois, on le répète, il fallait que les Irlandais fussent prévenus à temps, et dès le lendemain au plus tard, s’ils ne l’avaient pas été ce jour même. Donc, si Pieter Kip ne parvenait pas à communiquer avec eux avant le soir, il serait impossible de le faire la nuit, puisque son frère et lui occupaient une cellule séparée d’où ils ne pouvaient sortir.

Telle était alors la situation, — inquiétudes pour les fenians au sujet du billet disparu, impatience des frères Kip de n’avoir pas réussi à prévenir soit O’Brien, soit Macarthy !… Et le temps passait, et l’heure approchait où tous les convicts seraient enfermés dans les dortoirs…

À la rigueur, cependant, ne suffirait-il pas que les deux Irlandais fussent avertis dès le matin ?… N’auraient-ils pas le temps de s’évader vers la fin du jour ?… D’ailleurs ils n’auraient possibilité de gagner la côte qu’à la condition d’être hors du pénitencier… Or, pendant la journée prochaine, au cours des travaux, est-ce que Karl et Pieter Kip ne trouveraient pas enfin l’occasion de s’approcher des Irlandais, puisque son frère et lui jouissaient d’une certaine liberté pour procéder au marquage des arbres ?…

Vers six heures du soir, après une journée pluvieuse, le ciel se rasséréna au moment où le soleil allait disparaître. Un vent vif relevait les nuages. Les convicts purent sortir quelques instants des préaux, avant de regagner leurs dortoirs, et, sous la conduite des constables, ils se dispersèrent à travers les cours.

Peut-être l’occasion de rencontrer O’Brien ou Macarthy allait-elle enfin s’offrir ?… C’était Pieter Kip qui possédait le billet, c’était lui qui tenterait de le remettre aux deux fenians.

À sept heures, réglementairement, les convicts regagnaient les dortoirs par chambrées de cinquante environ. Puis, l’appel fait, on les enfermait jusqu’au lendemain, et les frères Kip réintégraient leur cellule.

Divers groupes s’étaient formés çà et là, suivant cette camaraderie du bagne, cette attraction des condamnés les uns pour les autres. Ce n’est point du passé qu’ils causent entre eux… à quoi bon ?… ni du présent… que pourraient-ils y changer ?… mais plutôt de l’avenir ! et, dans cet avenir, qu’entrevoient-ils ?…. Quelque adoucissement du régime pénitentiaire, parfois une remise de leur peine, peut-être aussi la réussite d’une évasion ?…

On le sait, les frères Kip et les deux Irlandais ne se fréquentaient pas d’habitude. Depuis le jour où O’Brien et Macarthy avaient reçu avec une froideur voulue les remerciements de Karl et de Pieter Kip, ils ne s’étaient jamais adressé la parole. Aussi, n’étant point réunis dans les escouades de travail, ne pouvaient-ils guère se rencontrer que pendant les matinées et les après-midi du dimanche et des jours fériés.

Cependant l’heure s’avançait. Il importait que les Irlandais fussent seuls à l’instant où leur serait remis le billet de Walter, et, précisément, Farnham, rôdant autour d’eux, semblait ne point les quitter du regard.

Sans doute, il y avait tout lieu de croire que Farnham était dans le secret de la tentative et qu’il devait accompagner les prisonniers dans leur fuite. Mais, enfin, si cette hypothèse reposait sur une erreur, si Farnham surprenait les frères Kip en conversation avec les fenians, tout serait perdu… Et, cependant, non !… Pieter Kip ne s’y trompait pas… Des regards de connivence s’échangeaient entre ces trois hommes, des regards où l’impatience le disputait à l’inquiétude !… Leur trouble ne leur permettait même pas de rester en place.

À cet instant, appelé par le chef des constables, Farnham dut, sur un ordre qu’il reçut, quitter la cour. En passant, il n’avait pas même pu dire un mot à ses compatriotes, dont les appréhensions redoublèrent. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvaient, tout leur paraissait suspect. Que voulait-on à Farnham ?… Qui l’avait fait appeler ?… Était-ce le capitaine-commandant à propos du billet ?… Sa complicité était-elle découverte ?…

En proie à une émotion qu’ils ne parvenaient pas à dissimuler, O’Brien et Macarthy firent quelques pas en se dirigeant vers la porte de la cour, comme pour guetter la rentrée de Farnham, se demandant s’ils n’allaient pas être appelés à leur tour…

À l’endroit sombre et désert où ils s’étaient arrêtés, il semblait qu’il n’y eût aucun risque ni d’être vu, ni d’être entendu…

Pieter Kip s’avança d’un pas rapide, rejoignit les Irlandais, et d’un mouvement prompt saisit la main d’O’Brien que celui-ci voulut tout d’abord retirer…

À l’instant, O’Brien sentit qu’un papier se glissait entre ses doigts, tandis que Pieter Kip disait à voix basse :

« C’est un billet qui vous concerne… Hier, je l’ai ramassé près de la route au pied d’un arbre… Personne n’en a eu connaissance que mon frère et moi… Je n’ai pu vous le remettre plus tôt… Mais il est encore temps… Ce n’est que pour demain… Vous verrez ce que vous avez à faire ! »

O’Brien avait compris, mais telle était son émotion qu’il ne put répondre.

Et alors, Karl Kip, qui venait de s’approcher, se penchant entre Macarthy et lui, ajouta :

« Nous ne sommes pas des assassins, messieurs, et vous voyez que nous ne sommes pas des traîtres ! »