Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre XVI

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XVI

conclusion.


Depuis un certain temps déjà, depuis les curieuses expériences ophtalmologiques qui ont été entreprises par d’ingénieux savants, observateurs de grand mérite, il est démontré que les objets extérieurs, qui impressionnent la rétine de l’œil, peuvent s’y conserver indéfiniment. L’organe de la vision contient une substance particulière, le pourpre rétinien, sur laquelle se fixent précisément ces images. On parvient même à les y retrouver, avec une netteté parfaite, lorsque l’œil, après la mort, est enlevé et plongé dans un bain d’alun.

Or, ce que l’on savait relativement à cette fixation des images allait recevoir dans ces circonstances une indiscutable confirmation.

Au moment où le capitaine Gibson rendait le dernier souffle, son suprême regard — un regard d’effroi et d’angoisse, — s’était porté sur les meurtriers, et au fond de ses yeux se fixaient les figures de Flig Balt et de Vin Mod. Aussi, lorsque M. Hawkins prit la photographie de la victime, les moindres détails de la physionomie se reproduisirent sur la plaque de l’objectif. Rien qu’avec la première épreuve, en l’examinant à la loupe, on aurait pu retrouver, au fond de l’orbite, la face des deux assassins, et, de fait, on l’y retrouvait encore.

Mais, à ce moment, comment cette pensée fût-elle venue à M. Hawkins, à M. Zieger, à M. Hamburg ?… Non ! il avait fallu le

concours de toutes ces circonstances, le désir exprimé par M. Zieger d’emporter à Port-Praslin la photographie agrandie du capitaine Gibson, cet agrandissement obtenu dans l’atelier de l’armateur. Et lorsque Nat Gibson s’est approché pour baiser le portrait de son père, voici qu’il a cru apercevoir au fond des yeux deux points brillants… Il a pris une loupe, et, distinctement, il a vu, il a reconnu la figure du maître d’équipage et celle de son complice…

Maintenant M. Hawkins, M. Zieger les ont vues, les ont reconnues après lui !… Ce n’étaient pas Karl et Pieter Kip dont l’œil du mort avait conservé l’image… c’était Flig Balt, c’était Vin Mod !

Il existait donc, enfin, le fait nouveau, l’indiscutable présomption de l’innocence des accusés, qui permettrait de faire la révision du procès !… Aurait-on pu mettre en doute l’authenticité de la première épreuve faite à Kerawara ?… Non, car elle avait déjà figuré au dossier criminel, et l’agrandissement qui venait d’être obtenu n’en était que la fidèle reproduction ?…

« Ah ! les malheureux !… les malheureux !… s’écria Nat Gibson. Innocents… et moi, tandis que vous les croyiez injustement condamnés… et vouliez les sauver…

— Mais c’est toi qui les sauves, Nat !… répondit M. Hawkins. Oui… toi… qui viens de voir ce que personne de nous n’aurait vu peut-être !… »

Une demi-heure après, muni de la grande et de la petite épreuve, l’armateur se présentait à la résidence et demandait à être reçu immédiatement par Son Excellence.

Sir Edward Carrigan donna ordre d’introduire M. Hawkins dans son cabinet.

Dès qu’il eut été mis au courant, le gouverneur déclara qu’il ressortait de ce fait une preuve matérielle d’une indiscutabilité absolue. L’innocence des frères Kip, l’injustice de la condamnation qui les avait frappés, tout cela était l’évidence même, et le magistrat n’hésiterait pas à introduire la demande en révision.

Ce fut aussi l’opinion de ce magistrat au bureau duquel se transporta M. Hawkins en quittant la résidence. Il avait voulu faire ces deux visites avant de se rendre à la prison avec M. Zieger et Nat Gibson. Il ne s’agissait plus, à présent, de présomptions, mais de certitudes. C’était justement que tout le passé des deux frères protestait contre la sentence de la Cour criminelle !… Les auteurs de l’attentat étaient connus… C’était la victime qui les avait désignés elle-même… l’ancien maître d’équipage du James-Cook et le matelot Vin Mod !…

Comment cette nouvelle se répandit-elle dans toute la ville ?… Où prit-elle naissance ?… Qui fut le premier à raconter la découverte faite dans l’atelier de M. Hawkins ?… On l’ignore !…

Mais, ce qui est certain, c’est que cela fut connu avant même que l’armateur se fût rendu à la Résidence. Aussi une foule aussi bruyante que passionnée s’amassa-t-elle bientôt devant la prison.

Du fond de leur cellule, Karl et Pieter Kip crurent entendre un gros tumulte, de longs cris qui traversaient l’air, et au milieu de ces cris leurs noms mille fois répétés…

Ils se rapprochèrent tous les deux de l’étroite fenêtre grillée qui s’ouvrait sur une cour intérieure. Ils écoutaient, en proie à la plus vive anxiété. Mais, de cette fenêtre, impossible de rien voir de ce qui se passait dans les rues voisines.

« Qu’y a-t-il donc ?… demanda Karl Kip. Vient-on nous chercher pour nous ramener au bagne ?… Ah ! plutôt que d’aller reprendre cette vie épouvantable… »

Pieter Kip ne répondit rien, cette fois.

En ce moment, des pas précipités résonnèrent à travers le couloir. La porte de la cellule s’ouvrit.

Nat Gibson parut sur le seuil, accompagné de M. Hawkins et de M. Zieger.

Nat Gibson s’arrêta, à demi courbé, les mains tendues vers les deux frères…

« Karl… Pieter… s’écria-t-il, pardonnez-moi… pardonnez-moi !… »

Ceux-ci ne comprenaient pas… ils ne pouvaient comprendre… Le fils du capitaine Gibson qui les suppliait… qui implorait leur pardon…

« Innocents !… cria alors par trois fois M. Hawkins. Nous avons enfin la preuve de votre innocence…

— Et moi qui ai pu croire !… » reprit Nat Gibson en tombant dans les bras que lui ouvrait Karl Kip.

Cette affaire de révision ne prit d’autre temps que celui des formalités légales. Il fut maintenant facile de rétablir les faits de la cause : c’était sur l’épave de la Wilhelmina qu’avait été trouvé le poignard malais appartenant aux frères Kip… C’était Vin Mod qui l’y avait volé et rapporté à bord… C’était cette arme dont Flig Balt ou lui s’étaient servis pour commettre le crime, et avec l’intention que ce crime pût être attribué aux deux passagers du James-Cook… C’étaient eux qui, plus tard, avaient laissé voir ce kriss au mousse Jim dans la cabine des deux frères… Quant aux papiers, à l’argent, au kriss saisis dans la chambre de l’auberge du Great-Old-Man, ils y avaient été déposés la veille du jour où Flig Balt allait être traduit devant le tribunal maritime… Cela n’avait pu être fait que par le complice du maître d’équipage, resté libre, par le matelot Vin Mod…

Et alors, plus de doute que l’homme qui avait, à cette époque, occupé dans l’auberge la chambre voisine de celle des frères Kip ne fût Vin Mod… Dès l’arrivée du James-Cook, après s’être assuré que Karl et Pieter Kip logeraient en cette auberge, il était venu y retenir une chambre…

Déguisé probablement afin de n’être point reconnu, en attendant le moment d’exécuter son projet, il avait glissé les papiers, les piastres, le kriss dans la valise où on les retrouva le lendemain, lors de la descente de police…

Et c’est bien ainsi qu’avait été perpétrée cette abominable machination.

Évidemment, les soupçons de M. Hawkins s’étaient depuis longtemps portés sur le maître d’équipage et sur son complice Vin Mod ; mais il convenait que ces soupçons devinssent des certitudes. Aussi n’avait-il fallu rien moins que cette dernière révélation dont le public eut connaissance par les journaux d’Hobart-Town, ce qui provoqua un revirement aussi unanime que justifié.

À deux jours de là, les magistrats déclarèrent recevable la demande de révision. Appuyée sur un fait nouveau, elle permettait de présumer une erreur judiciaire, et les frères Kip furent renvoyés devant la Cour criminelle.

Aux débats de ce second procès, la foule fut plus nombreuse qu’au premier, mais, cette fois, entièrement favorable aux deux frères. Assurément il y eut lieu de regretter que certains témoins ne pussent être à la barre, d’où ils auraient passé sur le banc des accusés… Mais, entre autres, est-ce que Flig Balt et Vin Mod n’étaient pas là… au fond des yeux démesurément ouverts de leur victime ?…

L’affaire dura à peine une heure. Elle se termina par la réhabilitation de Karl et de Pieter Kip, qui fut hautement proclamée aux applaudissements de l’auditoire.

Puis, dès qu’ils eurent été mis en liberté, lorsqu’ils se trouvèrent dans le salon de M. Hawkins, au milieu des familles Gibson et Zieger, c’est alors qu’ils furent payés là de toutes les misères, de toutes les hontes qui les avaient si longtemps, si durement accablés.

Inutile d’ajouter que des offres de service leur vinrent non seulement par M. Hawkins, mais par tous ses amis. Si Karl Kip voulait reprendre la mer, il trouverait un commandement à Hobart-Town… Si Pieter Kip voulait se remettre aux affaires, il trouverait les négociants prêts à lui venir en aide… Et n’était-ce pas ce que tous deux avaient de mieux à faire, maintenant que la maison de Groningue avait été liquidée à leur avantage ?… Aussi, dès que le James-Cook fut réarmé, il repartit sous le commandement du capitaine Kip, avec les braves matelots de son ancien équipage.

Pour achever cette histoire, il convient de dire que plusieurs mois s’écoulèrent avant que la justice reçût des nouvelles du Kaiser, sur lequel étaient embarqués Flig Balt, Vin Mod et leurs camarades ou plutôt leurs complices. On apprit alors que ce navire, qui exerçait la piraterie dans les parages des Salomon et des Nouvelles-Hébrides, venait d’être capturé par un aviso anglais. Les matelots du Kaiser, tous gens de sac et de corde, se défendirent comme se défendent les misérables que la potence attend en cas de défaite. Nombre de ces malfaiteurs furent tués, — parmi eux Flig Balt et Len Cannon. Quant à Vin Mod, il était parvenu à gagner une des îles de l’archipel avec quelques autres, et l’on ignorait ce qu’il était devenu.

Tel est le dénouement de cette cause célèbre, — exemple fort rare, d’ailleurs, des erreurs judiciaires, — et qui eut un si grand retentissement sous le nom de « l’Affaire des frères Kip ».


fin de la seconde et dernière partie.