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Les Frères Zemganno/12

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 87-91).

XII

Les années se succédaient, et perpétuellement ils couraient la France, ces hommes et ces femmes, n’entrant dans les lieux habités que pour donner leurs représentations, et revenir bien vite après camper sous le toit du ciel, autour de leurs voitures.

Un jour, ils étaient en Flandre, au pied d’une de ces collines noires formées des scories et des cendres de la houille, dans un de ces paysages plats, aux rivières endormies, aux perspectives coupées de tous côtés de hautes cheminées de brique fumantes. Un jour, ils étaient en Alsace, parmi les décombres d’un vieux château, repris et reconquis par la nature, et qui avait des murs de lierre et de giroflées sauvages, et de ces fleurs qui ne fleurissent que sur les ruines. Un jour, ils étaient en Normandie, sous son grand verger de pommiers, non loin d’un toit de ferme moussu, au bord d’un ruisseau chantant dans le haut gazon d’un herbage. Un jour, ils étaient en Bretagne, par la grève caillouteuse, entre les rochers gris, le noir infini de l’Océan devant eux. Un jour, ils étaient en Lorraine, à la lisière d’un bois, sur une ancienne place à charbon, entourée du martèlement des cognées dans les coupes lointaines, et proche d’une combe, d’où sort, la nuit de Noël, la grand’chasse menée par le veneur au justaucorps de feu. Un jour, ils étaient en Touraine, sur une levée de la Loire, le long d’une rampe contre laquelle s’étageaient de gaies maisonnettes dans des clos de vigne et des jardins en espaliers où mûrissent les plus beaux fruits de la terre. Un jour, ils étaient dans le Dauphiné, en pleine sapinée, contre une scierie disparaissant dans l’écume de la chute d’eau et des claires cascatelles que remontent les truites. Un jour, ils étaient en Auvergne, au-dessus des gouffres et des précipices, sous des arbres étêtés par le vent, dans le mugissement des aquilons et dans les cris de vautours. Un jour, ils étaient en Provence, en l’angle d’un mur rompu par la pousse d’un énorme laurier-rose, et sillonné de fuites de lézards, avec sur eux l’ombre étoilée d’une grande vigne, avec à l’horizon une montagne rousse portant une villa de marbre.

Un jour, on rencontrait la troupe couchée dans un chemin creux du Berry ; un autre, arrêtée au bas d’un calvaire de l’Anjou ; un autre, ramassant les châtaignes d’une châtaigneraie du Limousin ; un autre, faisant la chasse aux anguilles de haies d’une lande de la Gascogne ; un autre, poussant les voitures en un chemin montueux de la Franche-Comté ; un autre, côtoyant un gave des Pyrénées ; un autre, cheminant, à l’époque des vendanges, au milieu des bœufs blancs couronnés de pampres du Languedoc.

Et par cette existence éternellement voyageuse en toutes les saisons diverses, à travers toutes ces contrées dissemblables, il était donné à ce monde de toujours avoir devant soi l’espace libre, de toujours être dans la pure lumière du ciel, de toujours respirer le plein air, de l’air venant de passer sur des foins ou des bruyères, — et de s’enivrer, matin et soir, les yeux du spectacle nouveau des aurores et des crépuscules ; — et de s’emplir les oreilles des rumeurs confuses de la terre, des harmonies soupirantes des voûtes de forêts ; des modulations flûtées des brises dans les roseaux qui ondulent ; — et de se mêler avec un âpre plaisir à la tourmente, à l’ouragan, à la tempête, aux rages et aux batailles de l’atmosphère ; — et de manger aux haies ; — et de boire à la fraîcheur des sources ; — et de se reposer en de la grande herbe, avec des chants d’oiseaux sur la tête ; — et de s’enfoncer la figure dans les efflorescences et les senteurs balsamiques des plantes sauvages échauffées par l’heure de midi ; — et de s’amuser à retenir captive, un moment, dans sa main fermée, la liberté d’un animal de la plaine ou du bois ; — et de rester, selon l’expression de Chateaubriand, à béer aux lointains bleuâtres ; — et de rire au coup de soleil d’été sur un lièvre en train de faire chandelier dans un sillon de champ ; — et de causer avec la tristesse d’un bois d’automne, en remuant sous ses pas des feuilles mortes ; — et de se procurer le mol engourdissement de « l’isolement songeur », la griserie sourde et contenue de l’homme primitif continuellement en contact amoureux avec la nature ; enfin de satisfaire par tous les sens, par tous les pores, pour ainsi dire, ce que Litz appelle le sentiment bohémien.