Les Frères Zemganno/15

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G. Charpentier, éditeur (p. 101-105).

XV

Cette confiance, cette croyance, cette foi que l’on rencontre quelquefois dans de jeunes enfants en leurs sœurs ou leurs frères aînés, et cet apport de leur cœur dans une admiration ingénue pour un être de leur sang, devenu à leurs yeux la créature typique et idéale sur laquelle ils travaillent secrètement et amoureusement à se modeler, à se façonner, à se miniaturer : c’étaient là les sentiments de Nello à l’égard de Gianni, mais avec encore quelque chose et de plus passionné et de plus enthousiaste et de plus fanatique que chez tous les autres cadets de la terre. Il n’y avait rien de bien que ce que faisait le frère aîné. Il n’y avait rien de vrai et de croyable que ce qu’il disait ; et l’on voyait le petit, quand le grand parlait, l’écouter avec ces deux bosses au-dessus des sourcils des jeunes fronts attentifs et réfléchisseurs. « Gianni l’a dit : » c’était son refrain, et, cela affirmé, il croyait que la parole de son aîné devait être une parole d’Évangile pour tout le monde comme pour lui-même. Car pour Nello sa foi en Gianni était absolue. Une fois qu’il avait été battu par un petit saltimbanque d’une baraque rivale, plus grand et plus fort que lui, sur ces mots de son frère : « Demain, tu prendras, vois-tu, cette balle de plomb que tu mettras dans ta main, tu marcheras droit à lui, tu lui porteras, comme cela, un coup de poing au milieu de la figure, et il tombera ; » le lendemain Nello mettait la balle dans le creux de sa main, donnait le coup de poing, jetait à terre son persécuteur. Ce coup de poing, il l’eût donné à Rabastens aussi bien qu’au méchant gamin, si son frère lui avait désigné l’Alcide. Et pour tout il en était de même. Une autre fois Gianni, en veine de plaisanterie, événement rare, s’étant amusé à accuser Nello d’avoir déferré Lariflette ; en dépit de sa presque certitude que les chiens n’étaient point ferrés, le cadet ébranlé par le sérieux du dire de son frère aîné, après s’être longuement défendu, allait chercher les traces des trous de clous dans les pattes de la caniche, et comme on se moquait de sa crédulité, Nello, tout en continuant son examen, répétait obstinément : « Gianni l’a dit. »

Et il ne fallait pas qu’on touchât à son Gianni. Un jour que Nello rentrait en larmes, et que son frère lui demandait la cause de son chagrin, il répondait en sanglotant qu’il avait entendu dire de vilaines choses de lui, et Gianni insistant pour qu’il lui répétât les paroles tenues sur son compte, au passage dans sa petite bouche des épithètes injurieuses pour son frère, il lui prenait des convulsions de colère.

Rentrant du dehors, le premier mot de Nello était « Gianni est là ? » Le petit frère semblait ne pouvoir vivre qu’avec le grand. À l’amphithéâtre, on le voyait sans cesse dans les jambes de Gianni, voulant être pour un rien dans tout ce que l’aîné exécutait, et le forçant à tout moment à l’écarter, à le repousser doucement de la main. Le reste du temps, quand il se trouvait avec son frère, il demeurait les yeux perpétuellement fixés sur lui, avec les regards longs et comme en arrêt par lesquels se témoigne la sympathie admirative des enfants, et dans une de ces contemplations où meurt un instant la turbulence du tout jeune âge. Et si Gianni n’était pas là, et que Nello fût frappé ou amusé par quelque chose, l’enfant, avide de tout partager avec son frère, ne pouvait se retenir de jeter à la personne près de lui : « Il faudra le dire à Gianni ! »

Le grand frère avait une part si grande dans les pensées du petit frère, que dans ses rêves l’enfant ne faisait jamais rien tout seul, que son frère toujours présent se trouvait toujours associé à des actions à deux.

La mort de Stépanida avait un peu plus mêlé encore, pendant les heures du jour et de la nuit, la vie jumelle des deux frères, et un des grands bonheurs nouveaux de Nello était, maintenant que Gianni couchait dans la Maringotte, de venir le trouver au lit le matin, et d’avoir à ses côtés, dans les gaietés et les tendresses du réveil, cette petite coucherie d’un moment des garçonnets déjà grands avec leurs mères.

À midi et le soir, dans les haltes de la troupe, Gianni apprenait à lire à Nello dans les livrets de pantomimes de leur père, quelquefois lui mettait dans les mains son violon, dont l’enfant, avec le sang bohémien qu’il avait dans les veines, commençait à jouer en petit virtuose des landes et des clairières de bois.