Les Frères Zemganno/14

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 94-100).

XIV

Depuis longtemps, bien longtemps, la mère, la jeune mère de Nello dépérissait. Quel était son mal ? On ne le savait ! peut-être était-ce la maladie des plantes transplantées dans une terre et sous un ciel où elles sont condamnées à ne point vieillir. Du reste, la fille de la Bohême ne se plaignait de rien que d’avoir froid, un froid dans les os qu’elle ne pouvait chasser, et qui, l’été même, faisait courir en elle, sous tous les châles dont elle s’enveloppait, de rapides et nerveux frissons. Vainement la Talochée lui préparait des jus d’herbes récoltées le long des chemins, qui, disait-elle, la réchaufferaient ; vainement, dans les endroits où la troupe donnait des représentations, son mari tâchait de l’emmener chez l’officier de santé, elle se refusait à tout avec une irritation sourdement grondante, continuant à prendre part aux fatigues de tous, plus pâle avec des yeux plus grands.

Un jour cependant elle n’eut pas la force de rester à sa petite table du tréteau et de faire la recette jusqu’à la fin. Un autre jour elle ne se leva pas, promettant qu’elle se lèverait le lendemain. Et elle ne se leva pas plus le lendemain que les jours qui suivirent. Le mari voulut alors s’arrêter dans une auberge, la faire soigner, mais la femme s’y opposa avec un non impérieux de la tête, pendant que l’ongle de son pouce traçait sur le fond de la voiture, en face de la place où elle avait la tête posée sur l’oreiller, un grand carré : le dessin d’une lucarne.

Depuis ce temps, les yeux de la malade, couchée et voyageante dans son lit, s’amusaient des paysages que la voiture traversait.

Silencieuse, muette, elle ne disait pas un mot à son pauvre vieux mari, qui passait toutes les journées au pied de son lit, assis sur une antique malle de prélat romain renfermant ses pantomimes italiennes, et triste d’une tristesse qui avait quelque chose de l’imbécillité. Elle n’avait pas plus de paroles pour les autres, qui n’obtenaient guère qu’elle détournât seulement un moment la vue de sa petite fenêtre. Seule la présence de son dernier-né, pendant les courts instants où l’on pouvait décider le remuant et égoïste enfant à se tenir tranquille sur un escabeau, avait le pouvoir de l’arracher à son éternelle contemplation. Tout le temps qu’il était là, sans que sa bouche et ses mains allassent à lui, la mère avait posé sur l’enfant un regard, une flamme dévorante.

On cherchait tout ce qui pouvait plaire à la malade. On lui savonnait, presque tous les deux ou trois jours, les petits rideaux des fenêtres, pour qu’elle les eût bien blancs ; on lui cueillait dans les champs et dans les bois les fleurs agrestes qu’elle aimait dans une carafe à son chevet, et la troupe s’était cotisée pour lui donner un édredon à la belle couverture de soie rouge, à la douce chaleur : la seule chose dont elle remerciait avec un peu de bonheur sauvage monté sur son visage de marbre.

La voiture allait toujours à travers des pays, avec la femme devenant plus faible, et dont il fallait remonter près de la vitre la tête glissant au bas de l’oreiller.

Elle était si mal, une après-midi, que le vieux Bescapé faisait dételer, et que la troupe se mettait à camper dans un champ, quand la voyageuse, sentant le voyage s’arrêter sous son corps immobile, prononçait un mot de sa langue de là-bas, un mot de la langue romany, disant dans un monosyllabe, sifflant comme un coup de fouet : « En avant ! » Et elle répétait ce mot toutes les minutes jusqu’à ce qu’on rattelât.

Pendant des jours, un certain nombre de jours encore, la vue à la fois vague et fixe de la bohémienne, obstinément retournée contre le fond, s’attachait, par l’ouverture de la lucarne, à la nature fuyante derrière la voiture, — et qui lointainement se perdait, se brouillait, disparaissait, en tressautant, dans le cahotement des mauvais chemins.

Les yeux de la mourante, déjà troubles, ne pouvaient quitter les plaines infinies, les bois profonds, les coteaux ensoleillés, et le vert des arbres et le bleu courant des rivières, ses yeux ne pouvaient se détacher des pures clartés tombant du ciel sur la terre, du jour qui luit dehors les maisons… car elle était la femme qui, une fois appelée en justice, s’était détournée du Christ, et s’avançant vers la lumière d’une fenêtre ouverte du tribunal, avait dit : « Entre le ciel et la terre, je promets d’ouvrir mon cœur et de dire la vérité. » Et son agonie voulait sur elle jusque tout au bout de son existence nomade, cette lumière d’entre le ciel et la terre.

Un matin, près d’une petite église de la Brie dont on reconstruisait les bas-côtés, la Maringotte se trouvait arrêtée. La voiture avait devant elle, brillant dans le soleil levant, ainsi que la niche d’un décor, le papier doré de l’ancien chœur resté debout, et au-dessous des têtes rougeaudes de maçons mouchetées de plâtre, et au-dessus de détritus de vieux cercueils, sautillant sur des échafaudages dans l’aube matinale, un long curé, au chapeau rond garni d’un crêpe, à l’interminable soutane noire blanchie aux poches, à la figure sale d’une barbe de huit jours, au nez pointu, aux yeux clairs et perçants. Ce matin, au moment où la voiture se remettait en marche, le regard de Stépanida se retirant brusquement de la lucarne s’arrêtait, un long moment, sur l’enfance de son dernier-né dans un attendrissement farouche. Puis sans une parole, sans une caresse, sans un baiser, elle prenait la petite main de Nello qu’elle mettait dans la main de son aîné, et ses doigts déjà froids serraient les mains des deux frères dans une étreinte que la mort ne desserra pas.