Les Frères Zemganno/17

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G. Charpentier, éditeur (p. 107-110).

XVII

La maladie de son père forçait Gianni à prendre la direction de la troupe. Mais c’était un bien jeune directeur et manquant d’autorité près d’hommes qui continuaient à le regarder comme un enfant. Quand la mère vivait, et que le père était en possession de son intelligence, le ménage arrivait à gouverner ce monde intraitable, à faire à peu près fraterniser ensemble les jalousies, les antipathies, les haines de ces naturels hostiles. La femme avec l’étrangeté de sa personne, ses rares paroles, le commandement tranquillement impérieux de sa voix grave et de ses yeux profonds, exerçait une sorte de domination mystérieuse, et, quand elle donnait un ordre, personne n’osait la refuser. Et là où Stépanida ne parlait pas, le mari faisait intervenir sa diplomatie de vieil Italien. Grâce à la science intime qu’il possédait de son personnel, à l’art qu’il avait de flatter et de caresser les inimitiés sourdes de celui auquel il parlait dans des paroles où revenait à toutes les phrases mio caro, et entremêlées de promesses lointaines, d’horizons enchanteurs approchés de tout près, et même de quelques pantalonnades tirées de son répertoire, le père Bescapé obtenait tout ce qu’il désirait, et faisait patienter indéfiniment les exigences des uns et des autres. Gianni n’avait rien de son père. Il ne savait pas promettre ; et trouvait-il une résistance à ce qu’il voulait, il se mettait en colère, envoyait l’homme à tous les diables, et renonçait de suite à la chose demandée. Il manquait aussi de patience pour opérer des rapprochements et des réconciliations, et ne se donnait pas la peine de mettre le holà entre le pitre et l’Alcide, laissant les ressentiments s’envenimer et tourner à une guerre ouverte. Beaucoup de détails du métier l’ennuyaient, et il n’intervenait pas comme son père dans le boniment, n’ayant pas l’admirable don des langues du vieux Bescapé, ce don qui, en les petites localités des provinces arriérées où il se trouvait, lui permettait de faire son boniment dans le patois de l’endroit : source de fructueuses recettes dans le Midi, et dont enrageaient ses confrères de France, très peu polyglottes de leur nature.

Il n’existait pas non plus chez lui la moindre aptitude au rôle d’administrateur, et la Talochée, sur laquelle il se reposait pour la direction matérielle de la troupe, manquait de l’ordre et des ressources d’esprit de sa mère.

Enfin, quoique Gianni fût bon camarade, et toujours prêt à être agréable à tous et à chacun, les individus avec lesquels il vivait ne lui étaient pas attachés ; ils avaient contre lui, vaguement au fond d’eux, le grief de lui croire en tête quelque chose qu’il ne disait pas, et pressentaient, avec des envies d’abandon se faisant déjà jour, que le jeune directeur ne s’éterniserait pas dans sa direction.