Les Frères Zemganno/18
XVIII
Les mains de Gianni, lors même qu’il se reposait, étaient sans cesse occupées et perpétuellement tâtonnantes autour de lui. Ces mains, comme involontairement et presque inconsciemment, saisissaient les objets à leur portée, les posaient sur le goulot, sur un angle, sur un endroit de leur surface où ils ne pouvaient pas raisonnablement tenir, s’efforçant en vain à les faire demeurer droits ainsi un moment ; et toujours ces mains travaillaient, d’une façon machinale, à déranger les lois de pesanteur, à contrarier les conditions de l’équilibre, à tourmenter l’éternelle habitude des choses à poser sur leur cul ou sur leurs pieds.
Souvent encore, il passait un temps infini à tourner et à retourner dans tous les sens un meuble, une table, une chaise, et cela avec une interrogation si curieuse, si obstinée, que son petit frère lui disait à la fin :
— « Dis donc, Gianni, qu’est-ce que tu lui veux à cette chose ? »
— « Je cherche ! »
— « Qu’est-ce que tu cherches ? »
— « Ah ! voilà. » Et Gianni ajoutait : — « Non, c’est le diable, je ne trouverai jamais ! »
— « Mais quoi donc ? dis, dis-moi-le, hein, dis-moi-le ? » répétait Nello, avec la finale allongée et plaintive des supplications d’enfants qui veulent savoir.
— « Quand tu seras plus grand… tu ne comprendrais pas… Va, je cherche aussi pour toi, frérot. »
Et sur cette phrase, un jour Gianni sautait sur une petite table carrée qu’il venait de remettre sur ses pieds, jetant à son frère :
— « Attention ! frérot… Tu vois la petite hachette qui est dans le coin… Prends-la… Bon… Tu y es… Eh bien, tape de toute ta force sur ce pied, oui, celui de droite. » — Le pied était cassé sous Gianni restant debout sur la table bancale. « L’autre maintenant, celui de gauche. » Le second pied abattu, Gianni se maintenait toujours par un prodige d’équilibre sur cette table dont les deux pieds de devant manquaient. « Ah ! ah ! ah ! ah ! — faisait Gianni avec une intonation de saltimbanque, — voilà le chien… frérot, il s’agit de ficher à bas le troisième pied. »
— « Le troisième pied ? » disait Nello avec un peu d’hésitation.
— « Oui, le troisième, mais celui-ci à tous petits coups… avec un grand coup de la fin qui vous l’envoie promener. » — Et disant cela, et pendant que le troisième pied était en train de se détacher, Gianni gagnait l’angle extrême de la table, au-dessus du seul pied solide.
Le troisième morceau de bois tombait, et Nello voyait rester horizontale sur son unique pied, la tablette mordue du bout des deux orteils de son frère, et dont le corps fuyant et revenant, et autant en dehors qu’au-dessus de la table, dessinait dans le vide comme l’anse contournée d’un vase.
— « Vitement saute-moi sur… » criait Gianni à Nello. Mais déjà la table et l’équilibriste avaient roulé sur le sol.
Quelquefois devant un objet quelconque, l’immobilité du grand frère en une pose ramassée et accroupie, où il demeurait un genou en terre et l’autre relevé sur lequel appuyaient ses deux mains posées l’une sur l’autre : cette immobilité était si grande, que le petit frère pris de respect pour la sérieuse contemplation, s’approchait de lui sans oser lui parler, et ne lui disait qu’il était là que par un frôlement de son corps ressemblant au frottement de caresse d’un animal. Gianni, sans se retourner, lui mettait doucement la main sur la tête, et par une molle pesée l’asseyait à côté de lui, regardant toujours son objet, la main dans les cheveux de l’enfant, jusqu’à ce que, son frère dans ses bras, il se renversât en arrière en disant : « Non, c’est pas possible ! »
Et alors, se roulant avec lui dans l’herbe, comme un gros chien le ferait avec un roquet, Gianni dans une effusion involontaire, disait tout haut, parlant à l’enfant, sans cependant vouloir se faire comprendre par lui : « Ah ! frérot… un tour… un tour qu’on aurait trouvé… un nouveau tour… un tour inventé… un tour à soi, entends-tu… un tour qui porterait sur une affiche de Paris le nom des deux frères… » Et tout à coup s’interrompant, et comme s’il cherchait à faire perdre à Nello la mémoire de ce qu’il venait d’entendre, il le saisissait, et le faisait tournoyer dans une série de culbutes furieuses, où dans le tournoiement interminable, l’enfant sentait sur son corps l’attouchement de mains qui étaient à la fois des mains de frère et de père.