Aller au contenu

Les Frères Zemganno/22

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 128-134).

XXII

Gianni trouvait le Recousu, encore attablé à l’auberge du Chapeau-Rouge. De chaque côté de lui étaient rangées deux bouteilles vides, et il entamait la cinquième. Sur sa large face, aux plaques écarlates près des oreilles, aux sourcils semblables à des morceaux de poils de lapin blanc, et « grêlée comme la Hollande » se brouillait dans un coup de soleil, une jovialité de bas farceur mêlée à la finauderie de l’œil clair d’un paysan normand.

— « Te voilà, enfin !… prends une chaise et un verre, et asseois-toi là… Il est donc dans le champ de navets, le père Bescapé !… je l’aimais ce vieux singe… ça m’aurait fait plaisir de concourir à sa cérémonie… Ah ! pour un qui avait du vice, c’en était un celui-là… et comme le mâtin jouait de l’attrape-nigaud… Jeune homme, c’est moi, le Recousu, qui te le dis : tu as eu là un chouette papa… et on n’en refera plus… la mère des humains comme ceusse-là a fini d’accoucher… Bois, cochon… Et qu’est-ce que tu veux de toute ta landière ? »

— «  J’en veux trois mille francs, le Recousu. »

— « Trois mille vrais francs !… tu veux rire, mon petit… tu me crois donc des cents et des mille… parce qu’au lieur de la charrette, on a aujourd’hui un char avec de l’or dessus… mais, tu le sais aussi bien que moi : ça ne va plus comme du temps où ça allait… enfin il faut se faire une philosophie… et prendre le temps comme il vient, et accepter l’argent comme elle arrive…, puis vois-tu, mon petit, ce que j’ai ou plutôt ce que je n’ai pas ! ça m’est assez… ça me contente, quoi !… et moi, qui comptais m’allonger de douze cents francs… et vrai là-dessus, je croyais que tu allais me baiser les pattes… Bois, cochon ! »

— « Non, le Recousu, c’est trois mille francs, à prendre ou à laisser. »

— « Nom d’un petit bonhomme, c’est-y vrai possible, que tu parles ? »

— « Voyons, le Recousu, vous savez très bien qu’il y a deux chevaux, deux voitures, la tente et tout le reste. »

— « Parlons-en de tes chevaux : l’un perd ses huiles, l’autre sue de la queue… pour la Maringotte, elle sonne la ferraille ainsi que le quai de ce nom… tu ne sais donc pas maintenant que la maison chose en fabrique comme ça de toutes neuves avec de la peinture de femmes nues par les premiers peintres de Paris pour quinze cents francs… et crois-tu qu’elle vaut cher ton autre boîte à canailles… Quant à ta tente, à ta tente manufacturée, je l’ai bien regardée hier… eh bien ! je parle chrétien, vraiment, je suis pas bien sûr qu’il y ait encore de la toile autour des trous… Bois, cochon ! »

— « Écoutez, le Recousu, si vous ne voulez pas de l’affaire, je crois bien que la Biquebois en voudra. »

— « La Biquebois !… celle qui s’est épousée avec un bancal qu’on appelle Tourne-à-gauche, la satanée escroqueuse qui a longtemps fait voir une femme à tête de porc… qui était une ourse à qui on faisait, le matin, la barbe sur toute la superficie… la Biquebois t’a fait des propositions,… faut t’en défier, mon petit, elle est en plein dans le papier-à-douleur… oui innocent, dans les protêts et dans les huissiers… Bois, cochon ! »

— « En êtes-vous bien sûr, le Recousu ? Alors je retomberai sur le père Pizarre. »

Et Gianni se leva.

« Le Père Pizarre ?… est-ce qu’il n’a pas une immoralité contre lui… bon ! tu vas dire que j’écorne les camarades… c’est que le Recousu on le connaît, on ne peut pas lui reprocher cheveu de la tête… mais toi, sais-tu, tu connais tout !… tu es comme la frontière de Tournai, où il ne passe pas une souris qu’on ne sache combien elle a de poils… Au fait, dis-donc, j’ai vu travailler le môme… il va joliment le crapaud… des reins que c’est comme de la vraie osier… et dans les jambes on dirait qu’il a toujours des fremis… bien sûr, il fera son chemin sur les deux mains, l’enfant !… Bois donc, cochon ! »

— « Merci, je n’ai pas soif… Bien décidément, vous ne prenez pas la chose pour trois mille francs ? »

— « Voyons, pas même le coup de l’estime… et donc puisqu’il n’y a pas à te faire la ficelle au sentiment… et pour en finir… je t’en donne là deux mille francs. »

— « Non, le Recousu, vous savez aussi bien que moi que ce que je vous vends, vaut plus de trois mille francs… tenez… je vous abandonne le tout pour deux mille cinq cents francs, à condition que vous me payerez comptant, et que vous me prendrez tout mon monde. »

— « Prendre tout ton monde… mais autant me proposer de me frotter le derrière contre un rosier… qu’est-ce que tu veux, bon Dieu, que je fasse de toute ta fripouille… ton trombone a perdu son soufflet… ton Alcide n’est plus bon qu’à porter des paquets en ville… ton marchand de grimaces, ton lardeur de veau, ton Cochegru, je n’en voudrais pas pour dérider mon chien… ta danseuse de fil d’archal, elle est forcée comme une paire de vieilles pincettes… et crevarde à ce point la grande landroille qu’on pourrait l’appeler : la paresse de se faire enterrer. »

— « Allons, le Recousu, vous avez tâché de me l’enlever, je le sais ! »

— « Ah, le fils de diable cornu !… avec son air de Jean-Bête… il a encore plus de maligance que son père… et avec cela il ne se ruinera jamais en paroles… mon petit, décidément tu es plus fort que moi… Allons, faisons avancer la vaisselle de poche. »

Et le Recousu retira d’autour de ses reins une ceinture de marchand de bœufs.

— « Tiens, voilà tes deux mille deux cents ! »

— « J’ai dit deux mille cinq cents, le Recousu, et par là-dessus l’engagement de mon monde. »

— « C’est bien, il faut en passer par tout ce que veut ce Bescapé de malheur. »

— « Vous me payerez, le Recousu, quand vous aurez pris livraison… et venez la prendre cette livraison… car je pars, moi ! »

— « Tout de suite, comme ça… pas de bêtises… tu ne vas pas monter une autre troupe ? »

— « Non, cette vie-là… c’est terminé. »

— « Tu changes de métier ?… tu pars pour le pays des Brandouilles ? »

— « Vous saurez ça plus tard. »

— « C’est topé, n’est-ce pas,… alors prends les devants… je te rattrape… moi, il faut que je me jette sous le nez cette sixième… sans ça je n’aurai pas ma jauge. »