Les Frères Zemganno/23

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G. Charpentier, éditeur (p. 135-137).

XXIII

Quand Gianni rentrait, il trouvait sur la porte de la baraque la Talochée en faction. Il avait déjà remarqué que depuis quelques jours, plusieurs fois, elle avait été au moment de lui parler, mais ses paroles étaient restées dans sa bouche, au moment d’en sortir : « C’est vous enfin, Monsieur Gianni, vous avez été bien longtemps dehors ce matin… je voulais… » et elle s’arrêta, puis reprit d’un air embarrassé : « En deux mots, voilà la chose… on dit qu’on aime maintenant les femmes sauvages… que ça fait de l’argent… Alors j’ai demandé comment cela se dévore… ce n’est pas bien malin, allez, de manger des poules crues… et moi je ne suis pas fière… et pour vous j’en mangerai bien… et aussi des cigares. »

Gianni la regarda. La Talochée rougit, et dans le noir de sa peau tannée passa le secret d’un tendre sentiment, enfoui au fond d’elle, pour son jeune directeur. La pauvre fille dans son amoureux dévouement, à la recherche d’un moyen pour remonter les affaires des Bescapé, faisant taire ses orgueils de premier sujet de la danse de corde, consentait à descendre dans une sublime abnégation à ce dernier et humiliant échelon de la profession : la mangeuse de poules crues.

— « Ma pauvre Talochée, je te remercie, dit Gianni, en l’embrassant avec des yeux humides, tu aimes vraiment les deux frères, toi !… mais à l’heure qu’il est le bataclan est vendu, et tiens voilà le Recousu qui vient entrer en possession… Tu sais qu’il n’y a de changé que le directeur… mais, si jamais tu as besoin d’une pièce de dix francs et qu’il y ait un jaunet chez les Bescapé, souviens-toi que la poste existe… Allons, pas d’attendrissement… Mets mes frusques et celles de mon frère dans la malle en bois, et vite, car nous partons aujourd’hui, tout de suite… et là-dessus, je vais remettre les clefs de la boutique au Recousu. »

Gianni revenait au bout d’une heure, mettait la malle sur son épaule, disait à Nello étonné de ce départ soudain : « Eh ! frérot, prends la caisse à violon, et vivement au chemin de fer pour Paris. »

Après une poignée de main donnée aux vieux compagnons, tous deux s’éloignaient, tous deux se retournant à une vingtaine de pas, d’un mouvement commun, vers la Maringotte, ainsi que des gens qui viennent de vendre la maison paternelle, et qui, avant de la quitter pour toujours, disent des yeux un long adieu aux murs où ils sont nés et où les autres sont morts.