Les Frères Zemganno/31

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G. Charpentier, éditeur (p. 160-163).

XXXI

Sinistre est devenue la clownerie anglaise de ces dernières années, et parfois elle vous fait passer légèrement dans le dos, ce que le siècle dernier appelait « la petite mort ». Elle n’est plus du tout l’ironie sarcastique d’un pierrot à la tête de plâtre, un œil fermé, et du rire dans un seul coin de la bouche ; elle a même rejeté le fantastique hofmannesque et le surnaturel bourgeois dont elle avait, un moment, habillé ses inventions et ses créations. Elle s’est faite terrifiante. Tous les émois anxieux et les frissonnements qui se lèvent des choses contemporaines, et sous le gris et le sans couleur des apparences, leur tragique, leur dramatique, leur poignant morne, elle en fait sa proie, pour les resservir au public dans de l’acrobatisme. Il y a en elle de l’épouvantant pour le spectateur, de l’épouvantant fabriqué de petites observations cruelles, de petites notations féroces, de petites assimilations sans pitié des laideurs et des infirmités de la vie, grossies, outrées par l’humour de terribles caricaturistes, et qui, dans la fantaisie du spectacle, se formule en un fantastique de cauchemar, et vous donne un rien de l’impression angoisseuse de la lecture du Cœur Révélateur par l’Américain Poe. On dirait la mise en scène d’une diabolique réalité, éclairée d’un capricieux et méchant rayon de lune. Et ce ne sont depuis quelque temps, dans l’arène des cirques et sur les théâtres des salles de concert de la Grande-Bretagne, que des intermèdes où les gambades et les sauts ne cherchent plus à amuser l’œil, mais s’ingénient à faire naître, et des étonnements inquiets et des émotions de peur et des surprises presque douloureuses, de ce remuement étrange et maladif de corps et de muscles, où passent mêlés à des pugilats ricanants, à des scènes d’intérieur horripilantes, à des cocasseries lugubres, des visions de Bedlam, de Newcastle, d’amphithéâtre d’anatomie, de bagne, de morgue. Et le décor le plus ordinaire de cette gymnastique, quel est-il ? — un mur, un mur de barrière sous une lumière suspecte, un mur où il y a encore dessus comme du crime mal essuyé, un mur sur la crête duquel apparaissent en habits noirs, ces modernes fantômes de la nuit, et qui en descendent avec des allongements de jambes qui deviennent longues, longues… comme celles que voient dans leurs rêves les mangeurs d’opium de l’extrême Orient ; puis là, avec la projection de leurs ombres falotes et disloquées sur ce blanc mur, qui semble un linceul faisant un drap de lanterne magique, commencent les tours de force maniaques, les gesticulations idiotes, la mimique agitée d’un préau de fous.

Et dans cette glaçante bouffonnerie et dans toutes les autres, l’habit noir râpé, la toute récente livrée du clown anglais apporte quelque chose de mortuairement funambulesque, un semblant macabre de la goguette d’agiles croque-morts.