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Les Frères Zemganno/36

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 176-183).

XXXVI

Les deux frères étaient, rue de Crussol, dans le cabinet du directeur des Deux-Cirques, dans ce grand salon bas, à l’immense table couverte d’un tapis vert, aux fauteuils à l’acajou et à la forme archaïque du premier Empire, aux murs couverts d’un papier triste, et sur lesquels, attachées par des épingles, se lisaient de vieilles affiches des premières représentations d’exercices restés célèbres, mêlées à quelques pimpantes et voyantes chromolithographies de Chéret.

Le directeur donnait lecture aux deux frères de l’engagement qu’ils allaient signer. « Entre les soussignés

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« A été arrêté et convenu ce qui suit :

« 1o MM. Gianni et Nello déclarent s’engager dans la troupe de la société des Deux-Cirques en qualité de « clowns » pour y être utilisés selon les moyens, que le directeur-gérant leur reconnaîtra, et ainsi qu’il le jugera convenable, non seulement dans les représentations des Deux-Cirques à Paris, mais dans les représentations qui pourraient être montées soit en France, soit à l’Étranger, dans toutes salles, jardins, lieux publics ou privés, etc., quels qu’ils soient, qui seraient désignés à cet effet, et quel que soit le nombre de représentations qui pourraient être données par jour.

« 2o MM. Gianni et Nello devront en conséquence suivre la troupe en totalité ou en partie, où et par où le directeur-gérant jugera convenable de la faire transporter en France ou à l’Étranger, et même se déplacer seuls, s’il l’exige, et ce, sur sa simple réquisition et sans pouvoir exiger aucune augmentation d’appointements, ni aucun dédommagement quelconque autre que celui des frais de transport, qui aura lieu par la voie et par le mode qui seront prescrits par le directeur-gérant.

« 3o MM. Gianni et Nello s’obligent à donner leurs soins aux détails du service, et à faire ainsi qu’il est d’usage dans les troupes équestres, la terrasse du manège et la préparation de la piste, et à revêtir l’uniforme qui leur sera donné pour se rendre à toute représentation utile au service du manège.

« 4o MM. Gianni et Nello s’engagent en outre des articles ci-dessus stipulés, à donner, tous les soirs, un numéro[1].

« 5o MM. Gianni et Nello devront pour le service des répétitions, se rendre au lieu et à l’heure qui seront fixés, toutes les fois qu’il en sera donné avis, soit verbalement, soit par le tableau indiquant le programme et l’ordre des exercices de chaque jour. Ils s’obligent en outre à se trouver au manège, une demi-heure au moins avant le commencement de chaque représentation, lors même qu’ils ne seraient pas inscrits au programme de la représentation, et enfin à travailler en remplacement ou surcroît, toutes les fois qu’ils en seront requis.

« 6o Le directeur-gérant se réserve le droit de régler, seul, le travail de MM. Gianni et Nello et d’y faire toutes les modifications, additions ou suppressions qu’il jugera convenables.

« 7o MM. Gianni et Nello ne pourront paraître dans aucun endroit public ou privé autre que celui où la troupe des Deux-Cirques donnera ses représentations, sous peine d’une amende d’un mois d’appointements par chaque infraction.

« 8o MM. Gianni et Nello déclarent connaître les divers règlements des Deux-Cirques et se soumettre à tout ce qu’ils prescrivent, regardant comme légales les amendes qui leur seraient imposées en vertu desdits règlements.

« 9o En cas de clôture ou de suspension de spectacle par suite de force majeure, incendie, calamité publique, ordre de l’autorité supérieure, troubles graves, ou pour toute autre cause de quelque nature qu’elle puisse être prévue ou non prévue, et ce, en tout pays où serait la totalité ou partie de la troupe, la suspension fût-elle seulement d’un jour, les appointements de MM. Gianni et Nello cesseront de courir du jour de la fermeture. Pourtant dans le cas où la clôture s’étendrait au delà d’un mois, MM. Gianni et Nello auront la faculté de se libérer du présent engagement, qu’ils pourront résilier en faisant notifier leur intention au directeur-gérant.

« 10o Tous les costumes nécessaires pour paraître en public seront fournis par la direction des Deux-Cirques. Aucune modification, quelle qu’elle puisse être, ne pourra jamais y être apportée.

« 11o Le présent engagement est conclu pour la durée d’une année, le directeur-gérant se réservant la faculté de résilier l’engagement au bout de six mois.

« 12o Le directeur-gérant s’oblige à payer par mois à MM. Gianni et Nello la somme de deux mille quatre cents francs.

« Les payements se feront par quinzaine.

« 13o Le directeur-gérant n’est, dans aucun cas, responsable des accidents qui pourront survenir, pendant les exercices, à MM. Gianni et Nello. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où les deux frères se disposaient à apposer leurs signatures après le fait double et de bonne foi, le directeur disait à Gianni :

— « Et vous tenez toujours à être nommés sur les affiches les clowns Gianni et Nello ? »

— « Oui, monsieur », dit résolument Gianni.

— « Mais c’est absurde, permettez-moi de vous le dire… au moment où ceux qui ne sont pas du tout frères trouvent utile de faire croire au public qu’ils le sont… vous qui l’êtes vraiment. »

— « Un jour… nous la mettrons sur les affiches, nous aussi, notre fraternité… mais ce jour n’est pas venu encore… je… »

— «  Hein, vous dites ? — et comme Gianni se taisait, le directeur reprit : — Enfin comme vous voudrez… mais, je vous le dis, dans votre intérêt et dans celui de vos débuts… vous avez tort… grand tort. »

Et le directeur, les précédant et leur servant d’introducteur, faisait traverser aux deux frères la cour qui relie l’administration de la rue de Crussol au Cirque d’hiver : — l’entrée particulière des artistes. Ils pénétraient dans les magasins aux montagnes d’accessoires gigantesques, et au plafond desquels se balançaient, à des hauteurs impossibles, des objets invraisemblables comme des mères Gigogne à la jupe de soie rose pouvant recéler une vingtaine d’enfants. Par une porte entr’ouverte, ils voyaient deux garçonnets et une fillette, un paletot sur leurs maillots de travail, se tenir en équilibre sur des boules, tandis que, tout contre eux, un tigre royal, un tigre à la santé colère, ennuyé de ce voisinage de chair fraîche, et du remuement incessant des boules autour de lui, se dressait, de temps en temps, tout debout contre les barreaux de sa cage, jetant au dehors un souffle, qui était comme un sifflant jet de vapeur. Ils traversaient les écuries piétinantes, endormies dans l’ombre, débouchaient dans le Cirque éclairé, en plein midi, du jour squalide des endroits construits pour être seulement lumineux la nuit, et où, dans une lumière qui avait à la fois le trouble d’un coup de soleil sous l’eau et l’azur froid d’un corridor de glacier, assis autour d’une table, dans l’arène vide, cinq ou six hommes en casquettes et en vareuses, répétaient une pantomime, une pantomime prenant un caractère singulier de la réalité triviale de ses acteurs, de leur gaieté sans écho, au milieu de la pénombre fantomatique de la grande salle solitaire.

  1. Un exercice qui devait être exécuté par les deux clowns seuls en scène.