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Les Frères Zemganno/47

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 232-235).

XLVII

Les deux frères ne s’aimaient pas seulement, ils tenaient l’un et l’autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles, et cela quoiqu’ils fussent d’âges très différents et de caractères diamétralement opposés. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes. Ils ressentaient des sympathies ou des antipathies pareillement soudaines, et allaient-ils quelque part, ils sortaient de l’endroit, ayant sur les gens qu’ils y avaient vus une impression toute semblable. Non seulement les individus, mais encore les choses, avec le pourquoi irraisonné de leur charme ou de leur déplaisance, leur parlaient mêmement à tous les deux. Enfin les idées, ces créations du cerveau dont la naissance est d’une fantaisie si entière, et qui vous étonnent souvent par le « on ne sait comment » de leur venue, les idées d’ordinaire si peu simultanées et si peu parallèles dans les ménages de cœur entre homme et femme, les idées naissaient communes aux deux frères, qui, bien souvent, après un silence, se tournaient l’un vers l’autre pour se dire la même chose, sans qu’ils trouvassent aucune explication au hasard singulier de la rencontre dans deux bouches de deux phrases qui n’en faisaient qu’une. Ainsi moralement agrafés l’un à l’autre, les deux Bescapé étaient besoigneux de la mêlée de leurs jours et de leurs nuits, avaient peine à se séparer, éprouvaient chacun, quand l’autre était absent, le sentiment bizarre, comment dire cela, le sentiment de quelque chose de dépareillé, entrant tout à coup dans une incomplète vie. Quand l’un était sorti pour quelques heures, il semblait que le frère sorti emportât la puissance d’attention du frère resté au logis, qui ne pouvait plus s’occuper à autre chose qu’à fumer jusqu’à son retour. Et encore, l’heure annoncée pour la rentrée se passait-elle, la cervelle de celui qui attendait se remplissait de malheurs, de catastrophes, d’accidents de voitures, d’écrasements de passants, de préoccupations stupidement sinistres qui le faisaient continuellement aller et venir du fond de sa chambre à la porte d’entrée de leur logement. Aussi ne se séparaient-ils que forcément, et l’un n’acceptait-il jamais un plaisir où l’autre devait manquer, et ne trouvaient-ils en remontant toutes les années de leur existence commune, qu’une seule fois vingt-quatre heures passées loin l’un de l’autre !

Mais aussi, il faut le dire, entre les deux frères le resserrement de la fraternité était fait par quelque chose de plus puissant encore. Leur travail se trouvait tant et si bien confondu, leurs exercices tellement mêlés l’un à l’autre, et ce qu’ils faisaient semblait si peu appartenir à aucun en particulier, que les bravos s’adressaient toujours à l’association, et qu’on ne séparait jamais le couple dans l’éloge ou le blâme. C’est ainsi que ces deux êtres étaient arrivés à n’avoir plus à eux deux, — fait presque unique dans les amitiés humaines, — à n’avoir plus qu’un amour-propre, qu’une vanité, qu’un orgueil, qu’on blessait ou qu’on caressait à la fois chez tous les deux.

Tous les jours, les habitants de la rue des Acacias voyaient sympathiquement, du pas de leurs portes, passer et repasser les deux frères, marchant côte à côte, le jeune frère un peu en arrière le matin, un peu en avant le soir à l’heure du dîner.