Les Frères Zemganno/5

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G. Charpentier, éditeur (p. 61-64).

V

La représentation se terminait par un divertissement à deux ou trois personnages où jouaient tantôt la Talochée, tantôt le pitre, quelquefois l’Alcide, et dans lequel le directeur, remplissant le principal rôle, avait apporté en la composition et l’arrangement de la scène une fantaisie qu’on n’est pas habitué à trouver dans une baraque. C’étaient des inventions burlesques, des canevas sans queue ni tête, d’amusants imbroglios entremêlés de soufflets retentissants et de coups de pied au derrière qui ont le privilège de faire rire le monde depuis qu’il existe, des choses intelligemment racontées par des grimaces joliment sarcastiques, des travestissements phénoménaux, des folies vertigineuses, une humour de parade cocasse, où le directeur apportait encore les adresses et les agilités d’un vieux corps.

Tommaso Bescapé, plus jeune, avait été un gymnaste émérite. Il racontait que, dans une pantomime de sa fabrique, il se sauvait d’un moulin où il était surpris par le mari de la meunière, en marchant sur le bout des bâtons tenus tout droits en l’air par les gens apostés par le meunier pour rosser le galant de sa femme. Mais avec l’âge, l’Italien avait été obligé de se rabattre sur des pantomimes d’une gymnastique plus modeste, et dans lesquelles il se contentait de faire quelques cabrioles, et de jeter par-ci par-là, au milieu de l’intrigue, tantôt un saut de poltron, tantôt un saut d’ivrogne.

Parmi les pantomimes sautantes de son invention, aujourd’hui il affectionnait un petit intermède approprié à ses moyens actuels et qui avait du reste le plus grand succès auprès des populations des villes et des campagnes. Cette pantomime était : Le sac enchanté.

1. — Aux environs de la ville de Constantinople, représentée par un paravent, avec le haut découpé dans des formes de minarets, promenade du vieux Bescapé travesti en Anglaise, avec les lunettes bleues de rigueur, le voile feuille morte, une toilette britannique ridicule.

2. — Rencontre par l’Anglaise de deux eunuques noirs.

3. — Pantomime enjôleuse et immorale des eunuques dénombrant à l’Anglaise tous les avantages et les plaisirs qu’elle trouverait dans le sérail du Grand Turc.

4. — Pantomime vertueuse et indignée de l’Anglaise déclarant qu’elle est une honnête miss, et décidée à périr plutôt que renoncer à sa virginité.

5. — Tentative de capture de l’Anglaise. Résistance héroïque de la jeune femme, au bout de laquelle un eunuque tire un sac, et, aidé de son camarade, la fourre dedans, et fait un nœud avec un cordon passé dans la coulisse du sac.

6. — Chargement sur le dos des deux eunuques noirs de la malheureuse qui gigotte et se débat comme un beau diable.

Là était le coup de théâtre. Au moment où les deux eunuques allaient disparaître avec leur proie, tout à coup le fond du sac s’ouvrait, et l’Anglaise apparaissait… en chemise, se sauvant à toutes jambes, avec des effarouchements grotesques et de petits gestes honteux du plus haut comique, et toujours poursuivie par les deux eunuques noirs, et butant et culbutant dans le rire des spectateurs, et aussitôt se remettant à courir, plus ahurie, plus affolée, plus drolatiquement pudibonde en sa blanche et succincte toilette de nuit ; — cela, jusqu’à ce qu’elle eût disparu par un saut horizontal à travers un vasistas qui s’ouvrait dans le paravent.