Les Frères Zemganno/61

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G. Charpentier, éditeur (p. 290-292).

LXI

Par la fin d’une journée d’été, les deux frères sortaient courant de leur petit gymnase, avec des gestes de fous, et quelque chose d’indiciblement heureux sur le visage. Tout à coup ils s’arrêtaient brusquement au milieu de la cour, et face à face, de la bouche de tous les deux sortait en même temps cette phrase : « Ça y est ! » Puis ils se précipitaient dans leurs chambres, où ils s’habillaient, arrachant les boutons de leurs chemises, cassant les lacets de leurs bottines, avec cette maladresse qu’apportent les grandes émotions au toucher, au menu travail des doigts dans les impatiences de la toilette, — poussés dehors de chez eux par une inexplicable et pressée sollicitation de sortir, de se mouvoir, de circuler. Et en s’habillant, c’était tantôt l’un, tantôt l’autre, qui avec des battements souriants des paupières disait à son frère dans un petit chantonnement : « Ça y est ! »

Sur leur chemin, ils rencontraient une voiture dans laquelle ils se jetaient ; mais la voiture n’allait pas assez vite, — et ils se trouvaient mal à l’aise dans cette locomotion où ils se sentaient immobiles. Au bout de dix minutes, ils payaient le cocher et redescendaient.

Ils se mettaient à marcher à grands pas, choisissant le milieu de la chaussée pour avoir le champ plus libre, et s’étonnaient l’un l’autre, lorsque par hasard ils venaient à se regarder, de se trouver chacun leur chapeau à la main.

Ils dînaient dans la première taverne qu’ils rencontraient, mangeant sans faire attention à ce qu’ils mangeaient, et répondant au garçon qui leur demandait ce qu’ils voulaient : « Donnez-moi de ça que mange le monsieur à côté ! » Nello, ce soir-là, ne parlait pas plus que son frère.

Après dîner, ils s’asseyaient dans des cafés, mais décidément ils ne pouvaient rester assis.

Ils cherchaient alors des endroits où l’on va et vient, le corps est en mouvement, où il leur était loisible de remuer et retourner leur fièvre. Ils entraient dans des bals, dans des concerts, où, parmi de la foule, sous une lumière aveuglante, emportés par la marche des autres, en une promenade mécanique et toujours recommençante autour d’un bruit de musique, ils tournaient sans trêve, ne voyant rien, n’entendant rien, des cigares éteints à la bouche, absents du lieu, du monde, des choses, parmi lesquels ils roulaient toute la soirée, — mais seulement de temps en temps se retournant l’un vers l’autre, et se disant, sans se parler, avec le bonheur de leur figure : « Ça y est ! »