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Les Frères Zemganno/66

La bibliothèque libre.
G. Charpentier, éditeur (p. 304-319).

LXVI

Ce soir, le beau soir, où l’exercice de Gianni devait être exécuté par les deux frères, il y avait autour du Cirque d’été, l’animation, l’espèce de fièvre en plein air d’une de ces représentations théâtrales dans laquelle la fortune d’un avenir, ou la vie d’un talent est en jeu, et à laquelle le Parisien se rend avec la légère espérance de voir manger de l’homme sur une scène de la capitale. Des voitures de maîtres, faisant crier le macadam mouillé de la grande Avenue, jetaient, à tout moment, sur la chaussée des femmes élégantes. Des crieurs de programmes, allumés de vin, annonçaient le spectacle avec des voix vocifératrices, et près des bureaux de location assaillis par des queues qui n’en finissaient pas, stationnait une population de gamins souples, de gymnastes en herbe, s’exerçant anonymement dans les carrières des environs de Paris, venue aux nouvelles et les attendant aux portes.

Sous les clartés tranquilles du gaz, dans leurs petits cadres de fonte, sur de belles affiches jaunes à l’impression toute fraîche, se lisaient en immenses lettres :

LES DÉBUTS
DES FRÈRES ZEMGANNO

À l’intérieur du Cirque, sous la grande frise étrusque déroulant autour de la salle les exercices gymnastiques de l’antiquité, sous un premier plafond orné de trophées de boucliers, traversés de piques et surmontés de casques, sous un second plafond représentant, en des médaillons jetés sur des rideaux entr’ouverts, des chevauchées d’amazones nues sur des cavales indomptables, la lumière flamboyante de tous les lustres suspendus au milieu des arcatures aux frêles piliers de fer, descendait des cintres aux premières galeries comme dans un vaste entonnoir, montrant, sur le velours rouge des banquettes et le bois peint en blanc des dossiers, un peuple d’hommes parmi lesquels se perdait la claire toilette des femmes : — une foule noire avec des taches d’un rosâtre sale pour visages, une foule plus noire que dans les autres théâtres. Et cette foule était rendue encore plus éteinte, plus morne, par le contraste et le détachement sur elle d’un équilibriste vêtu d’une étoffe d’argent paradant au haut d’une échelle de quarante pieds, d’une petite fille trapéziste mettant autour de son trapèze le tournoiement de sa jupe tendre ; d’une écuyère le pied posé sur la cuisse d’un Hercule debout sur deux chevaux, et se renversant dans un mouvement de sylphide, avec l’envolée et le remontage de la ruche d’un blanc jupon sur un maillot sans couleur, lui faisant les chairs pâlement rosées d’une statuette de vieux Saxe.

Le public du Cirque, sa confuse agglomération, sa presse, son fourmillant ramassement d’individus, avec cette lumière qui fait diffus les visages et que boit et absorbe le drap des vêtements, ne rappellent-ils pas ces admirables lithographies de Goya, les échafaudages de courses de taureaux, ces multitudes troubles, à la fois vagues et intenses !

Là aussi l’attente est autre qu’ailleurs. Elle est sérieuse, réfléchie ; et chacun est plus à soi que partout. Sur les exercices dangereux, de la Force et de l’Adresse, à la grandeur indéniable, plane un peu de l’émotion qu’il y avait autrefois dans les poitrines romaines aux jeux du vieux Cirque, et il se fait d’avance un certain resserrement des cœurs, et un froid particulier derrière les nuques, pour les audaces, les folies, les risques périlleux de ces corps dans les frises, pour ce solennel « Go », l’appel que l’un fait à l’autre de venir le retrouver à travers le vide, — pour ce « Va » qui est peut-être la mort.

Le Cirque était comble. À la première banquette des galeries, de chaque côté de l’entrée, se pressaient tassés de longs vieillards secs, aux moustaches, et à la barbiche blanches, aux courts cheveux ramenés au-dessus de grandes oreilles cartilagineuses, à l’aspect d’anciens officiers de cavalerie tenant un manège. Et sur cette banquette des yeux exercés reconnaissaient encore des professeurs de gymnastique, des capitaines de pompiers en bourgeois, des artistes de la partie parmi lesquels venait s’asseoir, marchant péniblement appuyé sur une canne, un jeune étranger, coiffé d’un bonnet d’astrakan, et vers lequel allaient pendant tout le cours de la représentation les amabilités du personnel du Cirque. Quant au passage des écuries, en dépit du carton qui invite à prendre des places dans la salle, il était plein à empêcher la sortie des chevaux et des écuyers, plein d’un monde de sportsmen et de notabilités de club se disputant les deux petites banquettes sur lesquelles on regarde debout, et où se tenait ce jour-là la Tompkins, qui ne travaillait pas ce soir-là, et qui semblait attendre avec curiosité l’exercice des deux frères.

La représentation commençait dans l’indifférence du public, et n’était marquée par d’autres incidents que, de temps en temps, devant la chute grotesque d’un clown, par de jolis et frais rires d’enfants se continuant dans une suite de « oh ! » entrecoupés, qui ressemblent à un petit hoquet joyeux.

L’avant-dernier exercice finissait dans l’inattention, la fatigue, l’ennui, le remuement des pieds ne tenant pas en place, le déploiement de journaux déjà lus, et des applaudissements donnés avec la mauvaise grâce d’une aumône forcée.

Enfin, le dernier cheval rentré et les deux révérences de l’écuyère accomplies, s’établissaient entre hommes se levant ici, se déplaçant là, des entretiens animés, et des deux côtés de l’entrée intérieure du Cirque, une conversation à voix haute dont les phrases isolées montaient au-dessus du bourdonnement général, et arrivaient par bribes aux oreilles des spectateurs.

— « Quatorze pieds, oui, je vous le dis, c’est un saut de quatorze pieds… Comptez… D’abord l’espace entre le tremplin et le tonneau : six pieds ; le tonneau : trois pieds ; le frère aîné : cinq pieds, et il a plus… Ça fait bien quatorze pieds à sauter pour le jeune, je crois ? »

— « Mais c’est radicalement impossible. Tout ce qu’un homme peut sauter… et encore avec un tremplin fabriqué par un menuisier de génie : c’est deux fois sa hauteur. »

— « Il y a eu cependant des sauts en largeur bien extraordinaires… par exemple cet Anglais qui a sauté le fossé de l’ancien Tivoli dont la largeur était de trente pieds. Le colonel Amoros… »

— « Les anciens athlètes sautaient bien quarante-sept pieds. »

— « Allons donc… avec des perches, peut-être ! »

— « Messieurs, qu’est-ce que vous me parlez de vos sauts en largeur…, c’est d’un saut en hauteur dont il est question, n’est-ce pas ? »

— « Pardon, monsieur, j’ai lu dans un livre que le clown Dewhurst, un contemporain, vous savez, de Grimaldi, sautait une hauteur de douze pieds en passant à travers un tambour de soldat. »

— « Parfaitement, un saut en hauteur qui devenait parabolique… nous en voyons comme cela tous les jours… mais leur saut à eux est complètement vertical… c’est comme un saut qui monterait dans une cheminée. »

— « Enfin, pourquoi ne veux-tu pas le croire, puisqu’ils l’ont fait, puisqu’ils vont le faire…, l’Entr’Acte le dit positivement. »

— « Ça réussit une fois par hasard et ça ne se recommence pas. »

— « Moi, monsieur, je puis vous l’affirmer, je le tiens du Directeur, leur tour, ils l’ont exécuté une série de fois chez eux et même ici… et ils ne l’ont jamais manqué ! »

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— « D’où viennent ces frères ? »

— « Bah ! tu ne les as pas reconnus dans l’écurie… ils sont ici depuis des années… seulement, comme c’est l’habitude quand ces gens se produisent avec quelque chose de nouveau… ils changent de noms. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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— « Quatorze pieds en hauteur et verticalement, moi je continue à ne pas y croire ! D’autant plus que le tonneau, m’a-t-on dit, n’est pas large, et que quand l’aîné est au-dessus, il faut que le petit combine joliment le passage de son corps là-dedans. Le moindre contact… »

— « Ah, vous ne savez pas ça… le tonneau en bois d’ici est toujours un tonneau en toile… et celui-ci ne doit avoir de solide et de résistant que le devant, la partie ou le grand frère pose les pieds. »

— « Vraiment vous êtes étonnants, vous autres… tous les jours, on fait quelque chose qu’on avait cru jusque-là impossible… Si avant la première de Léotard… »

— « Je pense tout à fait comme toi… cependant pour le petit… et cela ne doit-il pas être couronné en haut du tonneau par une succession de sauts périlleux exécutés en même temps ? »

— « Eh bien, mes amis, voulez-vous ma façon de penser ? je ne voudrais pas faire l’échange de mes membres contre les leurs dans une heure d’ici… Ah, les voilà ! »

Et ce « Ah, les voilà ! » s’étendit jusqu’aux extrémités du Cirque, comme une grande et sourde voix, faite du murmure de toutes les bouches entr’ouvertes dans un ébahissement bienheureux.

Gianni venait d’apparaître suivi de son frère, pendant que les hommes de service commençaient à poser, dans le brouhaha de la salle, les pièces d’un praticable terminé par un tremplin, prenant naissance au milieu du passage d’entrée et s’avançant dans l’arène d’une vingtaine de pas. Les mains derrière le dos, Gianni surveillait, avec un soin sérieux, la pose et l’ajustage des pièces de bois, essayant sous le frappement de ses pieds la solidité des planches, tout en adressant à son frère quelques mots brefs qu’on sentait des paroles d’encouragement, et tout en jetant de temps en temps sur la brillante assemblée des regards assurés et confiants. Son jeune frère le suivait pas à pas avec une émotion visible qui se témoignait par de l’embarras, par ces gestes qu’on dirait avoir froid, et qu’amènent les petits malaises du corps ou de l’âme.

Nello était d’ailleurs charmant. Il avait ce jour-là un maillot qui était comme imbriqué de petites écailles d’ablette, et sur lequel chaque remuement d’un muscle faisait courir du vif-argent dans des lueurs nacrées ; et les lunettes braquées sur les formes de ce corps chatoyant et miroitant, admiraient la svelte académie à l’enveloppement féminin, et dont les bras ronds, et sans saillie de biceps, laissaient deviner une force en dessous, une force non extérieure.

Le tremplin était posé, et dans la curiosité éveillée et le calme renaissant de la salle, on élevait quatre supports dominant le tremplin d’une hauteur de six pieds, quatre tiges de fer en forme de S, dont les pieds touchaient au sol en s’écartant et dont les extrémités supérieures se rapprochaient en haut, réunies par un cercle, à la surface plate garnie d’un petit rebord. Gianni, grave, pensif à l’approche de l’heure décisive, une main molle posée sur l’épaule de Nello, regardait toujours les préparatifs de son tour, quand on l’appelait du passage d’entrée. Et presque aussitôt, devant l’attention générale dont il était l’objet, saisi en son immobilité oisive au milieu du Cirque de la gêne que, tout enfant, il éprouvait à ses premières apparitions dans l’Amphithéâtre Bescapé, Nello quittait l’arène, et se mettait à la recherche de son frère.

Alors parmi l’immobilité silencieuse, venue à tout ce monde, un tonneau blanc était établi sur le cercle couronnant les quatre supports ; et soudainement éclatait une musique tapageuse et stridente, avec laquelle les orchestres de ces endroits fouettent les énergies des muscles, encouragent les casse-cous héroïques.

Au bruit de l’ouverture, Gianni en train de s’avancer sur le tremplin, pour venir donner un dernier coup d’œil à l’installation du tonneau, se rejetait vivement au fond, et dans la soudaine interruption de la musique, et dans un silence où le bruit des respirations paraissait suspendu, l’on entendait sur les planches rebondissantes les pas puissants du gymnaste, qui surgissait pour ainsi dire en même temps, les pieds posés sur les rebords du tonneau, dans un équilibre parfait.

À ce moment, dans la reprise de la musique célébrant la réussite de l’exercice et dans le tonnerre de ces applaudissements qu’obtiennent seuls les tours de force, on voyait, sans bien comprendre, Gianni se courber vers le tonneau avec des regards surpris, tandis qu’un de ses bras étendu derrière lui semblait vouloir arrêter dans son élan son frère que l’on apercevait dans la pose envolée du départ : les deux bras en l’air, les deux mains tombantes de chaque côté de la tête, et comme battant de l’aile. Mais déjà la musique avait cessé avec cet arrêt brusque, apportant une constriction dans les poitrines, déjà Nello avait frappé sur le tremplin son dernier appel, et Gianni se redressant jetait par-dessus l’épaule à son frère un « Go » hésitant, inquiet, désespéré, et qui avait l’intonation de ces « à la grâce de Dieu » poussés en un de ces instants mortels où il faut prendre un parti, sans qu’il vous soit donné le temps de reconnaître, d’interroger le danger.

Nello traversait comme un éclair toute la longueur du tremplin, courant sur des pieds effleurant sans bruit le plancher sonore, — avec devant sa poitrine le sautillement de quelque chose de brillant semblable à une amulette, qui se serait échappée de dessous son maillot. — Il frappait des deux pieds un coup sec sur le bout de la planche élastique et s’élançait, porté, soutenu en l’air, on peut le dire, par la tension de tous ces hauts de corps, de ces cous, de ces visages soulevés vers le haut du tonneau.

Mais que se passait-il dans cette seconde anxieuse où la foule cherchait, voyait déjà le jeune gymnaste sur les épaules de son frère ?… Gianni perdant l’équilibre était précipité d’en haut, pendant que Nello chutant du tonneau, et cognant durement contre l’extrémité du trapèze, roulait à terre, où il se relevait pour retomber de nouveau.

C’était un grand cri étouffé de la salle, au milieu duquel, le prenant en des bras de père, Gianni emportait son frère, montrant dans ses yeux l’horrible inquiétude de ces blessés rapportés du feu, et dont les regards semblent demander au passage ce qu’est leur blessure, — ce qu’elle sera ! »