Les Frères Zemganno/82

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G. Charpentier, éditeur (p. 363-366).

LXXXII

Nello était étendu sur son lit, couché tout de son long, une couverture brune jetée sur ses jambes raides, et triste et muet, ne répondait pas aux paroles de son frère, assis à côté de lui.

« Tu es jeune, tout jeune, lui disait Gianni, ça reviendra, mon enfant… et puis s’il fallait passer un an, deux ans sans exercer… eh bien, nous attendrons… il nous en restera encore pas mal… des années pour faire des tours. »

Nello continuait à ne pas répondre.

En la chambre, tout était effacé autour des deux frères par la nuit doucement venue dans le jour tombé, et parmi les ténèbres de l’heure mélancolique, ne se distinguaient plus guère que comme de pâles taches, leurs deux visages, les mains croisées du plus jeune sur la couverture, et dans un coin l’argent de son costume de clown accroché à une patère.

Gianni se leva pour allumer une bougie.

« Laisse-nous encore là dedans, » fit Nello.

Gianni vint se rasseoir près de son frère et se remit à lui parler de nouveau, voulant enfin obtenir de Nello une parole qui espérât dans l’avenir, dans un avenir même lointain.

« Non, — c’était Nello qui interrompait son frère tout à coup, — je sens que je ne pourrai plus jamais travailler… plus jamais entends-tu, plus jamais… » Et le désespéré « plus jamais » répété par le jeune frère, montait à chaque fois sur une note plus irritée, dans une espèce de crise de sourde colère. Puis finissant par frapper ses cuisses avec la douloureuse amertume de l’artiste qui a la conscience de son talent tué en lui de son vivant : « Je te le dis, s’écriait le malheureux jeune homme, ça c’est maintenant des jambes fichues pour le métier ! »

Alors il se retournait vers la ruelle comme s’il voulait dormir, comme s’il voulait empêcher son frère de lui parler encore. Mais bientôt de ce corps retourné, et le nez dans le mur, s’échappait une voix, où en dépit d’une volonté d’homme, il y avait comme la filtration de pleurs de femme.

« La belle salle cependant !… le Cirque était-il plein, ce soir-là ?… ah, tous ces yeux, comme ils étaient attachés sur nous !… et cela qui battait dans notre poitrine et dont les autres avaient un peu… et la queue du dehors… et sur les affiches nos noms en grandes lettres… te rappelles-tu, Gianni, quand tu me disais tout petit… un tour nouveau, un tour inventé par nous… tu croyais que je ne comprenais pas… mais si, je comprenais, et j’attendais comme tu attendais, toi… et malgré ce que je disais pour te taquiner, aussi pressé que toi, va… et voilà, au moment que ça y était… eh bien, voilà, que c’est fini pour moi… les bravos ! »

Alors se retournant brusquement et prenant les mains de son frère : « Mais, tu le sais bien, disait Nello avec une intonation de caresse, je resterai heureux des tiens, ce sera toujours ça… »

Et Nello ne lâchait pas les mains de Gianni qu’il pressait, comme s’il avait à lui faire une confidence qui avait de la difficulté à sortir de sa bouche. « Frère, — soupirait-il enfin, — je ne te demande qu’une chose… mais il faut me la promettre… tu ne travailleras plus que tout seul… un autre avec toi… non, ça me ferait trop de peine… tu me le jures, hein ?… n’est-ce pas, jamais un autre… »

— « Moi, dit simplement Gianni, si tu ne guérissais pas tout à fait, je ne travaillerais plus avec un autre, ni tout seul. »

— « Je ne t’en demande pas tant, pas tant, » s’écria le jeune frère dans un mouvement de joie qui démentait sa phrase.