Les Frères Zemganno/81

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G. Charpentier, éditeur (p. 361-362).

LXXXI

Peu à peu, sans qu’ils se la communiquassent, se glissait, chez chacun des frères, la pensée désespérante que l’œuvre et le bonheur de leur vie, l’association dans laquelle ils avaient mis en commun les amitiés et les adresses de leurs deux corps, était toute proche de ne plus être. Et cette pensée qui n’avait été d’abord chez eux que l’éclair traversant un cerveau, que l’appréhension timorée d’une seconde, qu’un de ces doutes mauvais et fugaces, aussitôt repoussé par toutes les forces aimantes et espérantes d’une affection réciproque, devenait au fond d’eux, sous la succession des jours n’apportant pas de mieux, quelque chose de persistant et d’arrêté comme une conviction. Insensiblement et graduellement en l’esprit des deux frères se faisait ce travail noir, s’accomplissant secrètement dans un intérieur autour d’une maladie mortelle, et que ni le mourant, ni l’être vivant à côté de lui n’ont voulu croire mortelle dans le principe, et qui, avec ce que chaque semaine apporte de troublant, avec ce que les figures des gens donnent à lire, avec ce que les sous-entendus des médecins laissent deviner, avec ce que les songeries des heures d’ombre et les ruminements de l’insomnie rappellent, avec tout ce qui parle aux alarmes, tout ce qui instruit les ignorances, tout ce qui murmure dans la chambre silencieuse : la mort ! la mort ! la mort ! transforme petit à petit, par une lente série de cruelles acquisitions et de suggestions démoralisantes, l’inquiétude vague et passagère de la première heure, en la certitude absolue pour l’un qu’il va mourir, pour l’autre qu’il va voir mourir.