Les Frères Zemganno/9

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G. Charpentier, éditeur (p. 76-80).

IX

L’éducation acrobatique de Nello commençait dès l’âge de cinq ans, de quatre ans et demi. Tout d’abord ce n’étaient que des développements gymnastiques, des extensions de bras, des ploiements de jambes, du remuement mis dans les muscles et les nerfs de ces membres enfantins : une mise en train essayeuse et ménagère de la petite force du mioche. Mais presque en même temps, avant la soudure du squelette, avant que les os eussent perdu la flexibilité des toutes premières années, les jambes de Nello étaient soumises à des écartements devenant un peu plus grands tous les jours, et qui en quelques mois amenaient l’enfant à faire le grand écart. On habituait aussi le petit acrobate à prendre un de ses pieds dans sa main, à le soulever à la hauteur de sa tête, et un peu plus tard à s’asseoir et à se relever dans cette position à cloche-pied. Enfin Gianni, une tendre main sur l’estomac de l’enfant, placé debout devant lui, doucement, doucement, l’amenait à renverser le torse et la tête en arrière, tout prêt à l’enlever dans ses bras, s’il venait à culbuter. Et quand les reins de Nello avaient acquis assez de souplesse dans le renversement, on le plaçait à deux pieds d’un mur, contre lequel s’appuyant des deux mains posées à plat, le haut de son corps devait, chaque matin, descendre renversé, plus bas de quelques lignes, et cela jusqu’à ce que, complètement ployé en deux, le revers de ses mains touchât à ses talons. C’est ainsi que peu à peu, et successivement, et sans hâte ni presse, et avec l’encouragement de bonbons et de paroles flatteuses, et de compliments adressés à la petite vanité du gymnaste sortant de téter, s’obtenait le brisement du corps de l’enfant. On le faisait encore et toujours à proximité d’un mur, qui était un peu pour le commençant comme le rassurement de bras tendus aux premiers pas, marcher sur les mains pour se fortifier les poignets et pour habituer sa colonne vertébrale aux recherches et aux solidités de l’équilibre.

Vers l’âge de sept ans, Nello était très fort sur le saut de carpe, ce saut où, étendu sur le dos, sans se servir des mains, un garçonnet se relève debout sur ses pieds par le ressort d’un coup de reins.

Venait l’étude des sauts qui prennent sur les mains leurs points d’appui à terre : le saut en avant, où l’enfant, posant devant lui ses mains, dans une volte de son corps, se redresse lentement sur ses pieds qui sont allés retrouver ses mains ; le saut du singe, où l’enfant, posant ses mains derrière lui, se redresse par le même mouvement exécuté dans le sens contraire ; le saut de l’Arabe, ce saut de côté qui ressemble à la roue.

Dans tous ces exercices, Nello avait toujours, autour de son essai, le rond de bras protecteur de son frère, toujours autour de ses membres, l’enveloppement de la paume de sa main, le retenant, le soutenant, donnant à l’hésitation et au vacillement de son corps l’enlevé du tour. Et plus tard, quand Nello commençait à être plus assuré dans ce qu’il tentait, une ceinture attachée à une corde le liait à Gianni, relâchant la corde à mesure que le travail du petit frère approchait de la réussite complète.

Enfin Nello avait abordé le saut périlleux qu’il commençait à exécuter en s’élançant d’une petite élévation, qu’on diminuait graduellement, jusqu’à ce qu’il le réussît sur une surface plane.

Du reste le fils de la bohémienne n’était point une nature rigide ; il tenait de son père, de son frère, avec une aptitude singulière pour le saut ordinaire, le saut avec élan ou à pieds joints, obtenant dès sept ou huit ans une élévation à laquelle ses petits confrères beaucoup plus âgés que lui ne pouvaient atteindre. Et le vieux Bescapé, du haut de ses connaissances encyclopédiques de rencontre, un jour voyant Nello sauter, disait à Stépanida :

« Femme, vois-tu ça, — et il lui montrait les talons de son enfant et la longueur du calcaneum, — eh bien, avec ça, un jour, il sautera comme un singe, le petit ! »