Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 2

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CHAPITRE II.


Premiers travaux et succès de Darby, à Lausanne. Sa victoire sur le méthodisme et ses discours sur l’attente actuelle de l’Église, ses prédications. Formation d’une nouvelle congrégation dissidente, à Lausanne, sur les débris de l’ancienne.

Arrivant, qualifié comme il l’était, au milieu des troubles intérieurs de la congrégation dissidente de Lausanne, il ne pouvait guère manquer d’y débuter par de grands et rapides succès. Il n’eut qu’à ouvrir les bras pour recueillir tout ce qui se détachait de M. O., et se trouva bientôt entouré d’une masse de dissidents, qui voyaient en lui le sauveur de la congrégation en danger. Il n’y eut pas jusqu’aux ministres collègues d’O., qui ne se missent aux pieds de l’arrivant. « Depuis longtemps, disaient-ils naïvement, nous soupirions après un homme qui nous fit ajouter à la foi la science, en nous donnant une connaissance vraiment approfondie des vérités du salut. Et cet homme, nous l’avons enfin. » Les ministres dissidents ont cru remarquer que, dans le camp de la dissidence, ce sont en général les troupeaux qui mènent leurs conducteurs, et c’est ce qu’on vit arriver alors d’une manière frappante. Ces ministres prirent vis-à-vis de Darby l’humble attitude du reste du troupeau.

Incontestablement Darby rendit alors un vrai service à l’Église et à la vérité ; il attaqua avec autant de courage que d’habileté le méthodisme wesleyen, le terrassa, et, entraînant avec puissance les esprits dans un tout autre ordre d’idées, qu’il sut rendre attrayant, il fit oublier aux dissidents leurs rêves de perfection. Il avait assez appris à connaître en Angleterre l’école de Wesley, pour remporter ici sur elle une victoire aisée : et l’on ne saurait nier que, dans sa brochure : « De la doctrine des Wesleyens à l’égard de la perfection et de leur emploi de l’Écriture Sainte à ce sujet, » il n’ait, plus d’une fois, frappé juste. Il leur reproche, dans cet écrit, de se méprendre sur la source de la paix et du bonheur, en voulant, au lieu du simple sentiment de l’amour de Dieu, une entière disparition de la nature pécheresse, et d’affaiblir, de réduire à rien la notion même de péché, pour la faire cadrer à leur perfection. Puis il parle, avec autant de force que de clarté, du véritable sentiment de la grâce de Dieu, à la base duquel est et demeure toujours ici-bas la conscience du péché. Il signale aussi plus d’un passage dont les Wesleyens ont dû tordre le sens pour soutenir leur doctrine. Mais il se montre injuste envers cette Église en allant jusqu’à prononcer qu’il ne s’y trouve presque point de véritables chrétiens, et que dans leur doctrine et dans leur discipline ils mettent de côté tout ce qu’il y a de plus précieux dans les vérités du salut. De semblables assertions, dont il se trouve quelques-unes dans l’écrit dont nous parlons, trahissent l’homme de parti avec toutes ses haines personnelles et sa partialité. Et voilà la polémique qui préparait à Darby le triomphe de gagner à ses vues le plus ardent champion du méthodisme. Au printemps 1841, O. réunit son troupeau à celui de Darby, et se rangea modestement lui-même à ses côtés pour entrer, sous ses auspices, dans une nouvelle ère spirituelle.

Les seuls méthodistes bien prononcés dans le sens wesleyen qui s’étaient précédemment déjà détachés d’O., continuèrent à former un corps, et ils trouvèrent bientôt un nouveau soutien dans la personne de M. Cook, digne ecclésiastique, qui, fidèle aux traditions wesleyennes, évita de heurter l’église nationale et se concilia même bientôt la confiance de plusieurs ministres de cette église. Les Darbystes, au contraire, le traitèrent, lui et ses Wesleyens, avec une aigreur à laquelle cette petite congrégation doit peut-être de subsister encore.

On avait fait venir M. Darby à Lausanne, pour renverser le méthodisme : il vint, et fit ce qu’on voulait de lui. Mais il se trouva que ce triomphe n’était à ses yeux qu’une opération préliminaire, par laquelle il préludait à l’accomplissement de sa véritable mission. On vit dès lors son plan se dérouler et se réaliser de succès en succès, et on ne peut considérer l’ouverture surtout de cette espèce de campagne spirituelle, sans admirer l’habileté vraiment stratégique de cet homme qui, trouvant à son arrivée les esprits tout abattus par les tristes vicissitudes du temps présent, commença, la prophétie biblique à la main, par entraîner son monde à la contemplation du glorieux avenir de l’Église.

Les admirateurs de M. Darby avaient déjà fait circuler dans leurs sociétés l’opinion qu’on avait jusqu’alors mal compris les prophéties, et faussement appliqué à l’Église de Dieu, en général, bien des prédictions relatives aux seuls Juifs. « M. Darby, se disait-on, nous débrouille enfin ce tissu de difficultés : il nous fait jouir des magnifiques promesses de Dieu. » Ouvrant alors des soirées, que fréquentèrent aussi des membres de l’Église nationale, il exposa à cet auditoire mêlé ses vues sur l’attente actuelle de l’Église et sur les prophéties qui l’établissent.

« Le chrétien doit chercher à connaître non-seulement le salut qui est en Christ, mais encore les fruits de ce salut : il ne doit pas seulement s’assurer qu’il est dans la maison de son père ; il doit encore jouir de ses privilèges de famille. »

Voilà le premier et le dernier mot de l’orateur, le suprême principe d’où l’on pouvait déduire tous les développements qu’il donnait, et bien d’autres qu’il ne donnait pas.

Il veut d’abord en général qu’on étudie et qu’on médite les prophéties. « En effet, dit-il, si c’est par le but qu’ils pour suivent que les hommes se caractérisent, notre conduite dans le présent se ressentira de l’avenir qui fait notre espérance, elle en portera nécessairement le reflet et la couleur. Ceux qui n’ambitionnent que dignités, ceux qui ne rêvent que richesses, ceux qui n’attendent leur bonheur que des plaisirs du monde, agissent chacun selon ce qui est dans leur cœur ; leur vie respective est réglée par les objets qu’ils ambitionnent. Il en est de même de l’Église. Si les fidèles comprenaient leur vocation, qui est de participer à une gloire à venir toute céleste, qu’arriverait-il ? C’est qu’ils vivraient ici-bas comme des étrangers et des voyageurs ! » (p. 8.)

L’orateur s’élève ensuite longuement contre l’idée que la prophétie ne serait écrite que pour servir de preuve à la religion chrétienne. « La prophétie doit être une lampe à nos pieds, et une lumière à nos sentiers. Que dirait-on d’un homme pour qui les confidences de son plus tendre ami ne seraient qu’un moyen de s’assurer ensuite que son ami ne l’a pas trompé ? » De ces généralités préliminaires, qui d’ailleurs renferment de grandes et précieuses vérités, l’orateur passe à l’exposition des points de doctrine. À l’Église est réservée en partage la propre gloire de son chef, qui est le Créateur de toutes choses, le Sauveur du monde. Il faut que tout lui soit assujetti, à Lui et aux siens, qui doivent régner avec lui. On verra glorifiée cette pauvre terre où le péché a fait ses ravages, où Satan a exercé son empire, où le Fils de Dieu a vécu et souffert. Or le péché ou le mal, considéré d’un coup d’œil général, a pris ici-bas deux formes : l’apostasie ecclésiastique et l’apostasie civile.

L’apostasie de l’Église, accomplissement de ce que prédisait le Seigneur (Matth. XIII, 36.) et ses apôtres (1 Tim. IV, 1, et l’épître de St.-Jude), se montre nettement dans la papauté ; après quoi, vient avec la réformation l’ère de l’apostasie civile ; car l’État, aussi bien que l’Église, est capable d’apostasie, et il se dénature en devenant rebelle à Dieu qui l’a institué. C’est ce qui arrivera à la fin de l’économie actuelle ; et ce sera encore la faute de l’Église et de ses conducteurs, qui, par leurs idées, exercent sur l’État l’ascendant exercé par Ahitophel sur Absçalom. Ainsi la révolte de l’Église sera l’âme de la révolte de l’État contre Dieu. Cette puissance mondaine en état de révolte est la quatrième bête du prophète Daniel (ch. VII), la même qui, dans l’Apocalypse (ch. XVII), porte la grande prostituée, c’est-à-dire la puissance ecclésiastique ; en sorte qu’il n’est pas jusqu’à l’attitude respective des deux puissances rebelles qui ne se trouve symboliquement prédite. — Ajoutons ici que d’autres déclarations du même docteur présentent l’apostasie civile comme un fait tout accompli, en sorte que selon lui, nous touchons au terme de l’économie actuelle, et que nous sommes réduits à penser que, s’il en parle au futur, c’est qu’il se place au point de vue de St.-Jean parlant dans l’Apocalypse. — Quoi qu’il en soit, le second avènement de Christ mettra fin à tout ce désordre. Un châtiment terrible éclatera sur l’humanité déchue ; mais les élus en seront préservés. Pour les justes, point de jugement du tout. Et pourquoi donc leur est-il parlé du jugement ? Pour les remplir de consolation, et les sauver de toutes les influences qui conduisent à l’horrible fin du monde réprouvé. Ils peuvent compter, eux, de ne pas être enveloppés dans cette formidable catastrophe, mais elle leur est prédite afin que, dès l’heure présente, ils rompent avec les causes qui doivent l’amener (page 118). Cette dernière idée est, aux yeux de Darby, un point capital, d’incalculable portée ; aussi ne se lasse-t-il pas d’inculquer à ses auditeurs ce mot décisif : « La prophétie tend à nous arracher au présent siècle mauvais : c’est là son principal effet. » Cette considération lui fournit l’occasion de chasser toute préoccupation politique de l’esprit de ses auditeurs, qu’il veut gagner pour une révolution de l’Église. « Les prophéties, dit-il, nous sont données pour nous diriger maintenant dans les voies du Seigneur, en nous faisant comprendre que c’est Dieu qui a tout disposé, et non pas l’homme. Ainsi les passions, au lieu de s’agiter dans la politique, se calment ; je vois ce que Dieu en dit, je lis dans Daniel que tout est réglé d’avance, et je me tranquillise. Tout à fait séparé de ces choses mondaines, je puis étudier d’avance la profonde et la parfaite sagesse de Dieu ; je m’éclaire et je m’attache à lui au lieu de suivre mes vues. Je vois dans les événements qui se déroulent le développement des pensées du Très-Haut et non pas un domaine abandonné à l’exploitation des passions humaines » (page 207). Quelque beau que soit ce passage, on ne peut en faire l’éloge sans réserve, puisque l’orateur semble vouloir détourner le chrétien de l’accomplissement de ses devoirs de citoyen, comme de choses purement mondaines, desquelles il faut tout à fait se séparer.

Après avoir ainsi préparé les esprits, Darby se met à dérouler son magnifique et ravissant tableau des manifestations de gloire et de puissance qui vont bientôt signaler à l’univers le Seigneur et avec lui son Église. Il commence par rectifier l’interprétation commune de certains passages des prophètes, où l’on avait cru voir que l’Église chrétienne serait glorifiée sur la terre. Selon lui, ces prophéties concernent purement et simplement les Juifs, et « je serais, dit-il, un Juif, si je voulais avoir une religion terrestre. »

Après le rétablissement des Juifs dans leur patrie, commence la glorification de l’Église dans les lieux célestes : elle va à la rencontre du Seigneur dans les airs ; Satan, chassé du ciel, exerce ici-bas ses fureurs d’Antechrist ; après quoi, la terre glorifiée voit, pendant mille ans, Christ et les siens régner de concert avec les Juifs croyants. — Et, tout à l’heure, on écartait l’idée d’une glorification de l’Église ici-bas ! Quelle contradiction ! Fidèle à cette inconséquence, M. Darby nous représente Christ régnant en personne sur les Juifs dans Jérusalem rétablie, et, en même temps, gouvernant l’Église dans les lieux célestes ; puis encore, résidant comme roi des Juifs et des Païens, à Jérusalem en Judée. Il semble vraiment que le génie de notre docteur prend son vol pour s’élever au monde invisible, mais qu’il ne peut se soutenir à cette hauteur, et retombe bientôt à terre. On voit double en se plaçant dans le point de vue de M. Darby : voilà, d’une part, l’Église, qui subsiste, recueillie dans la Jérusalem céleste de l’Apocalypse ; voici, d’autre part, la Jérusalem d’ici-bas, qui se trouve être le siège central du juste règne de Dieu sur la terre, la résidence d’où il exerce ses jugements. La Jérusalem terrestre est une des manières par lesquelles Dieu se manifeste : on voit le Dieu des Juifs, l’Éternel qui exerce le jugement. C’est là une idée de M. Darby, mais qui n’est pas même bien arrêtée dans son esprit. Se souvenant que le rétablissement du peuple de Dieu doit être, pour le monde, comme une résurrection d’entre les morts, il fait découler de cette même Jérusalem terrestre, habitée par les Juifs, la félicité de la terre entière, et transforme ainsi, tout à coup, la résidence du redoutable Juge en une source de gratuités divines. Ce dernier caractère appartient pourtant en propre à l’autre Jérusalem, d’après les explications les plus habituelles et les plus formelles de Darby lui-même ; que dis-je ? C’est à ce trait qu’il reconnaît la Jérusalem céleste et qu’il la distingue de la Jérusalem d’ici-bas ; là coulent les eaux d’immortalité, là croît l’arbre de vie, dont les feuilles salutaires opèrent la guérison des peuples. La Jérusalem céleste est la manifestation du Dieu de la grâce, du Dieu de la nouvelle alliance, du Dieu des chrétiens, de ce Dieu qu’on appelle Père céleste par opposition au redoutable Jéhovah des Juifs. On voit ici un vain effort pour concilier les anciennes prophéties avec l’Apocalypse ; la raison qui fait échouer cet essai de réconciliation est facile à trouver : Darby prend les prophéties au pied de la lettre ; il ne discerne pas le fond de la forme temporaire, nationale, symbolique qu’elles revêtent dans l’esprit des prophètes ; il oublie le principe posé par l’apôtre St.-Pierre, 2e épître I, 20. Mais ce parallèle des deux Sion tient étroitement à l’ensemble des vues de Darby sur l’économie de l’Ancien Testament. Les Patriarches, et même le peuple d’Israël au pied du Sinaï, avaient reçu des promesses de bénédiction divine, sans condition d’obéissance envers Dieu. Ce n’est qu’au chapitre XIX de l’Exode, que le Seigneur dit : « Si vous prêtez l’oreille à ma voix, vous serez mon héritage, etc. » — Or, nous sommes perdus si nous traitons avec Dieu à de telles conditions. Et voilà la folie qu’Israël a faite, séduit par sa propre justice et se confiant en ses propres forces. Il fallait dire à Dieu : « Il est vrai que nous devons t’obéir ; mais, nous avons si souvent péché, que nous ne saurions accepter une promesse faite sous ces conditions-là. » Au lieu de cela, que répond le peuple ? « Nous voulons faire tout ce que l’Éternel dit. » Dans cette étrange théologie, toutes nos promesses de garder les commandements de Dieu se trouvent marquées au coin de la propre justice et du pharisaïsme juif. Ne dirait-on pas aussi que Dieu lui-même, en proposant aux enfants d’Israël la condition dont le docteur a parlé plus haut, les a induits en erreur, leur a du moins tendu un piége ?

Un échantillon bien caractéristique de ces discours et de toute la tendance de M. Darby, son dernier mot, en quelque sorte, c’est ce qu’il dit sur ce passage de St.-Paul (1 Cor. II, 2) : « Je ne me suis proposé de savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. » Un des pasteurs de Lausanne avait, dès la chaire, opposé ce texte aux novateurs religieux, exclusivement préoccupés de la prophétie. Darby soutenant, à cette occasion, que nous devons connaître le Sauveur glorifié, alla jusqu’à dire que « vouloir se borner à Jésus-Christ crucifié, c’est vouloir se borner à aussi peu de christianisme que possible. » — On aura beau dire qu’il y a du vrai dans cette assertion et que la prédication de la croix ne doit pas exclure le reste de l’Écriture (excès qu’au reste le prédicateur lausannois était loin de prêcher), il n’en reste pas moins évident que le langage de Darby révélait une dangereuse tendance.

Telles étaient, en substance, ces méditations de M. Darby si courues. Elles ne pouvaient pourtant que paraître bien faibles, d’ensemble et de détails, à des hommes d’un jugement mûri. On y trouvait jusqu’à ces étranges allusions aux événements du jour que les interprètes des prophéties aiment tant à faire.

M. Darby n’en fit pas moins sensation à Lausanne, tant chez les dissidents que dans les rangs des chrétiens pieux de l’église nationale. Il semblait qu’après des siècles de vains tâtonnements on venait enfin de trouver, grâces aux lumières de cet homme étonnant, la clef des prophéties ; et ses discours immédiatement imprimés, allaient répandre au loin la doctrine qu’on goûtait à Lausanne[1].

Bien des membres de l’église nationale allaient entendre M. Darby, et adoptaient ses opinions, sans se douter qu’ils abjuraient ainsi de fond en comble leurs idées sur l’Église ; ils pouvaient d’autant moins s’en douter, que Darby avait déclaré, en ouvrant ses séances, que ce n’était point aux seuls dissidents qu’il s’adressait, et que la différence entr’eux et les chrétiens nationaux, comme on les appelle, était nulle à ses yeux. Dans les allocutions qui suivirent, il s’abstint prudemment de toute allusion aux affaires d’Église, et sut si bien faire, que des personnes qui avaient longtemps suivi ses méditations, assuraient qu’il ne prêchait que les vérités de salut, et ne se permettait jamais un mot hostile à l’église existante. Il fit les prédications dont nous venons de parler, tant le dimanche que les autres jours, à la place des précédents orateurs ou tour à tour avec eux. Il déploya, dans cette position, une activité extraordinaire, faisant face de tous côtés au milieu de cette foule qui l’écoutait comme un oracle et ne goûtait d’autres enseignements que les siens. On disait que personne n’avait encore prêché, d’une manière si saisissante, si édifiante, si claire et si conséquente, la libre grâce de Dieu en Christ pour le salut des pécheurs. C’était là, disait-on, le mérite caractéristique de la prédication de Darby. Nous le trouvons de même, sans approuver les éloges exagérés qu’on faisait de M. D. ; nous pensons aussi que sa prédication avait réellement ce mérite. Il serait, en effet, difficile de comprendre que des prédications qui ne brillaient par aucun genre de mérite littéraire ou oratoire, et qui étaient adressées à un auditoire aussi religieux que l’était celui de M. Darby, eussent pu faire une telle sensation si elles n’eussent pas été empreintes d’un cachet vraiment évangélique. Les louanges excessives, avec lesquelles on les reçut, s’expliquent principalement par l’esprit de parti ; — on aimait à exalter le chef au détriment des autres pasteurs, auxquels on tournait le dos. Auprès de lui, tous les ministres de Lausanne n’étaient que de vrais prédicateurs de la loi ; et c’est pourtant à ces mêmes ministres que jadis on avait fait d’autre part le reproche qu’ils laissaient de côté la morale. Mais ces reproches opposés, aussi injustes l’un que l’autre, sont à nos yeux un témoignage rendu à l’orthodoxie saine, bien équilibrée et vraiment biblique des pasteurs de Lausanne.

Par sa manière de présenter l’Évangile, Darby trouvait souvent l’occasion de ramener sa maxime favorite, que les chrétiens ne doivent pas jouir à moitié de leurs privilèges d’enfants de Dieu. Il attaqua avec zèle, comme n’étant qu’une invention du Diable, le goût littéraire des classes influentes de la société de Lausanne : en quoi il perdait bien sa peine, car ses auditeurs étaient les gens du monde les moins exposés aux dangers de ce genre de culture intellectuelle. — Il prit pendant quelque temps pour thème favori les types du Lévitique. Privé de toutes les connaissances qui sont nécessaires pour comprendre la symbolique de l’Ancien Testament, il se complut dans une typologie passablement exagérée, qui ne peut pas laisser passer le plus petit détail de l’économie mosaïque, sans lui faire une guirlande de spéculations dogmatiques et de réflexions édifiantes[2]. Plus les allusions étaient recherchées, plus elles convenaient au faux goût des auditeurs de Darby et faisaient exalter l’orateur comme un éminent interprète de l’Écriture. En même temps, il se manifestait de plus en plus chez eux un esprit de critique amère et sans charité. On eût vraiment dit qu’on recevait dans ces réunions un permis de médisance.

Tout cela préparait la révolution ecclésiastique projetée par notre habile docteur ; ou plutôt, on ne s’apercevait pas qu’elle était déjà en partie accomplie. Darby s’était en effet placé de son chef à la tête de la congrégation, et s’était mis à exercer les fonctions pastorales, sans songer seulement à justifier la qualité d’ecclésiastique qu’il avait prise, par sa consécration au ministère dans l’église anglicane. Les ministres que la congrégation avait eus jusqu’alors, étaient de fait déposés. Ils occupaient bien encore aussi quelquefois la chaire, mais la charge que leur avait conférée la congrégation avait pris fin, et ils se voyaient forcés d’en partager les fonctions, non-seulement avec Darby, mais encore avec des laïques.

M. Darby donnait la Cène tous les dimanches après le service ordinaire, sans s’inquiéter des règlements disciplinaires de la congrégation dissidente. « Il est extrêmement large, » disaient à sa louange plusieurs membres de l’église nationale qui s’étaient rattachés à lui ; « il donne sans distinction la Cène à tous ceux qui fréquentent ses réunions, et même il n’insiste pas du tout pour qu’on sorte de l’église nationale. » Ainsi, à Lausanne du moins, le ministère régulier se trouvait aboli, et les cloisons, dont s’étaient jusqu’alors entourés les troupeaux dissidents, rompues. « Il est, disaient ses admirateurs, ennemi déclaré du séparatisme et de toutes les formes qui le favorisent : il veut réunir tous les enfants de Dieu ! »


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  1. Au bout de peu de temps il en fut publié une traduction anglaise à plusieurs milliers d’exemplaires ; il en a même paru, en 1843, à Bâle, chez Bahnmaier, une traduction allemande.
  2. On peut voir un échantillon de cette typologie si goûtée dans la petite brochure qui a pour titre : Les types du Lévitique, etc.